III - Etat et opinion.
Entre 1910 et 1914, des renseignements sur des suspects
allemands résidant dans les Vosges envoyés par le gouvernement
allemand sont fournis, parfois par des particuliers168. En 1912, il
s'agit de Rouff, habitant l'Alsace, qui part à diverses époques
en France principalement pour les régions d'Epinal et Arches, Joseph
Pfaffinger, inscrit au carnet B, à Neufchâteau, sur lequel
pèse des soupçons, et Knaff, accusé d'espionnage. En 1913
Hugo Steper, ancien officier de réserve allemand, inscrit au carnet B
(première catégorie, deuxième groupe), remercié par
la Manufacture de draps d'Epinal. En 1914 enfin Guillaume Feist,
déserteur de l'armée allemande, et Simon, commissaire de police
allemand et quatre ou cinq autres sujets allemands. Entre 1911 et 1913 trois
Allemands sont condamnés dans le canton du Thillot en exécution
de l'article 5 du décret du 2 octobre 1888, soit de l'article 2 de la
loi du 8 août 1893, relatifs à la résidence et au
séjour des étrangers en France169. Le
dénommé Naegelen, bûcheron à Saint-Maurice, est
condamné en 1911 à une amende de 6 430 F, tandis que M. Ferdinand
Lindecker, 34 ans, né en Alsace, cultivateur à la Jumenterie de
Saint-Maurice, est condamné en 1912 pour emploi de sujet allemand
(amende doublée).
D'autre part, plusieurs Allemands et Alsaciens-Lorrains des
Vosges sont expulsés en 1912, 1913 et 1914170. En août
1912, Joseph-Louis Lamberg, né à Mulhouse (Alsace-Lorraine),
père de 4 enfants en bas âge et bon ouvrier, est condamné
à Remiremont, le 10 juillet, à un mois de prison pour violence et
port d'arme, et sera expulsé. Il aurait été poussé
à bout, par d'incessantes provocations des cléricaux à
Saint-Etienne. Le sous-préfet de Remiremont demande intervention du
préfet en faveur de cet homme contre arrêt d'expulsion. Son fils
aîné de 15 ans s'est suicidé, pendu (ouvrier à la
filature des Grands Moulins) pour échapper aux violences dont il
était l'objet à l'usine actes abominables dans la salle
même où il travaillait. Le corps avait été
odieusement souillé. Jusqu'à présent 11 individus
âgés de 14 à 31 ans ont été
arrêtés en mars 1912 ; presque tous appartiennent au patronage
catholique de Remiremont. Cette affaire provoque une grosse émotion
à Saint-Etienne et dans les environs, notamment dans les milieux
réactionnaires et cléricaux. Finalement 10 seront
condamnés et 2 acquittés.
En 1914 une procédure d'expulsion frappe Emile Rieb. Il
manifeste pourtant des sentiments francophiles et crie à l'injustice. Il
est expulsé à Strasbourg pour attitude suspecte au niveau
national. Il était employé de Bureau à la Direction
Générale des Chemins de Fer d'AlsaceLorraine (Epinal).
168 A.D.V., 8 M 189, surveillance, suspects étrangers,
1910-1914.
169 ADV, 4 M 480, Etrangers en situation
irrégulière : an VIII - 1920.
170 Ibid, expulsions d'étrangers, 1912-1914.
Le Préfet des Vosges fait début 1913 une
étude pour savoir « si l'emploi de la main-d'oeuvre
étrangère paraît susceptible de donner lieu à
quelques préoccupations au point de vue des intérêts de la
défense nationale, soit par l'état d'esprit, les allures, les
tendances, les manières d'être de l'élément
étranger, soit par la nature de l'entreprise, soit par le voisinage de
cette dernière avec quelque point stratégique, soit pour toute
autre cause ».171 Aucune préoccupation fondée
n'est signalée pour l'arrondissement d'Epinal, ni pour les autres
arrondissements. A Saint-Dié le personnel n'est pas recruté par
l'intermédiaire d'offices de placement étranger et donc n'inspire
aucune préoccupation au point de vue de la défense nationale.
Parmi les Allemands se trouvent une majorité d'annexés, dont les
sympathies vont à la France plutôt qu'à l'Allemagne. C'est
également le cas à Remiremont où on ne recense pas de
« gens dangereux », ouvriers étrangers qui pourraient causer
des soucis pour la sécurité nationale. « Comme ils sont
employés au milieu d'ouvriers français, leur surveillance est
facile. »172
Mais il n'en est pas de même de certaines fermes
isolées de la frontière, comme les NeufsBois et Jumenteries
à Saint-Maurice sur Moselle occupées par des Alsaciens allemands
et dont le personnel (deux ou trois domestiques suivant la saison) est
également allemand173. Donc on ne peut pas les surveiller
efficacement et ils peuvent être considérés comme douteux.
Ils « feraient d'excellents guides pour l'ennemi, connaissant parfaitement
tous les sentiers et chemins conduisant aux environs des fortifications sans
compter qu'ils pourraient, dans le but d'entraver la mobilisation, se livrer
à des actes de destruction des lignes télégraphiques,
téléphoniques et ouvrages d'art dépendant des voies
ferrées dans une région accidentée où ils abondent.
»174
Les mêmes remarques peuvent être faites pour les
étrangers domestiques et ouvriers tels que femmes de chambre, bonnes
allemandes occupées chez des officiers, bûcherons employés
dans les coupes et tous les étrangers relativement nombreux dans les
localités de la frontière. « Leur expulsion à un
moment déterminé, si elle était possible, serait le seul
et meilleur remède à apporter à une situation dangereuse
pour la sécurité du pays. »175
Pour les Allemands de sang, il n'en va pas non plus
forcément de même. Ainsi dans l'arrondissement de
Neufchâteau, la famille Thomas, allemande, qui exploite à
Avranville une propriété d'environ 150 hectares, doit faire
l'objet d'une surveillance discrète en raison de la proximité de
la ferme qu'ils habitent avec des ouvrages stratégiques de Grand (tunnel
de SionneMidrevaux ; ligne de Neufchâteau - Bar-le-duc)176.
171 A.D.V., 8 M 189, op. cit., Commissaire spécial de
police d'Epinal - Préfet : par rapport à la circulaire
14/12/1912, 30/01/1913.
172 Ibid
173 A.D.V., 8 M 189, op. cit.
174 Ibid
175 Ibid
176 Ibid
Dans cette période de tension entre la France et
l'Allemagne, et dans une zone proche de la frontière et des provinces
perdues, l'attitude de l'opinion vosgienne à l'égard des
populations alsaciennes et plus encore allemandes est parfois
méprisante. Dans le département, les comités
républicains démocratiques se sont renforcés tandis que
les associations républicaines (loges maçonniques, Ligue des
droits de l'homme, Ligue de l'enseignement) connaissent un nouvel
élan177.
L'élection de Raymond Poincaré à la
présidence de la République en janvier 1913 est accueillie avec
une joie sincère par ses nombreux partisans, avec une satisfaction
déférente pour ses adversaires. En 1914, les grands partis de
gauche de l'époque, les partis radical-socialiste et socialiste,
recueillent peu de suffrages en Lorraine et n'ont aucun élu alors qu'ils
sont les plus nombreux au Parlement. En 1914, comme en 1871, le patriotisme
républicain est la clé du comportement politique des Lorrains.
Cette situation géographique explique le renforcement de la fonction
militaire178. Dans l'hypothèse d'une guerre, on envisage une
offensive par la trouée de Lorraine entre Metz et les Vosges.
Dans les Vosges, les personnes originaire d'Alsace ou de
Moselle y ont conservé de la famille, parfois des biens ; ils se sentent
exilés, dépossédés ; ils pensent qu'un jour, une
juste revanche rendra leur terre natale à la France. Ce sentiment
s'exprime d'une façon naïve et avec une grande force
émotive. Malgré certaines apparences, le patriotisme est plus
défensif que revanchard. La défense du territoire est
sacrée et on en supporte sans murmure toutes les charges et les
contraintes. Au-delà des divergences politiques et des affrontements
souvent très âpres entre catholiques et républicains, le
patriotisme est une valeur commune, il s'appuie sur le souvenir de 1870, sur
l'évocation des provinces perdues, sur le danger allemand. En
vérité, la majorité des étrangers observe une
attitude réservée et n'affiche guère de
préférences idéologiques, à supposer que celles-ci
existent179. Cependant, des minorités actives se
singularisent. Ainsi, l'instabilité et le rejet xénophobe
marginalisent les étrangers, mais leur participation croissante au
débat politique et social révèle que, au moins pour une
partie d'entre eux, une forme d'intégration a commencé à
s'opérer.
177 F. Roth, op. cit., pp. 183-210, « politique, la
reconquête républicaine ».
178 Ibid, « les bastions de l'est ».
179 R. Schor, op. cit., chap I, III, « une amorce de
politisation chez les immigrés », pp. 7-29.
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