II - Une volonté de s'intégrer ?
Un grand nombre d'immigrés alsaciens et allemands
s'installent durablement dans les Vosges et s'intègrent dans le pays
d'accueil. Dans beaucoup de cas, les Alsaciens ont toujours voulu rester
Français ou vivre comme des Français. Les Allemands de sang qui
sont venus cherchaient essentiellement à améliorer leur condition
matérielle. Même parmi ceux qui restent plus durablement en
France, une fréquente instabilité professionnelle et
géographique vient contrarier les éventuels projets
d'intégration156. Dans les Vosges, les sources n'indiquent
pas de communautarisme pour les immigrés allemands et encore moins pour
les Alsaciens-Lorrains. Pour les Allemands purs, rien n'indique dans les
sources d' « enclaves » nationales, ni active solidarité,
conservation de leur langue ou leur dialecte, leurs habitudes culinaires,
vestimentaires, festives. Le maintien de cette culture freine l'insertion dans
la société française et entretient aussi la
méfiance de certains autochtones, inquiets de voir naître des
îlots étrangers voyants, jugés parfois trop autonomes.
Cette crainte contribue à nourrir la xénophobie.
Au Val d'Ajol, durant l'année 1912, huit individus
allemands exerçant une profession, un commerce ou une industrie,
obtiennent le certificat d'immatriculation, dont Philippe Schoenle, né
à Mulhouse le 2 mars 1881, jardinier (immatriculé n°34),
Maria Wioland, née le 28 octobre 1897 à Ocrie (Haute-Alsace),
domestique (n°59) ou encore Alphonse Huntz, né le 8 septembre 1887
à Guebvillers, ouvrier de filature (n°70)157. Pendant le
seul mois de mars 1912 à Girmont (arrondissement d'Epinal), l'Allemand
Jean Freiermuth, né le 28 avril 1862 à Kalhausen, ouvrier
agricole, marié, seul établi en France (déclaration
n°46, 11 mars 1912), est le seul étranger qui a satisfait à
la formalité de la déclaration de résidence, en
conformité des décrets des 2 et 27 octobre 1888158.
Par ailleurs, en 1912, plusieurs déserteurs de l'armée allemande
sont évoqués, comme le dénommé Kuster, tisserand,
qui fait une déclaration de résidence à Mirecourt en mars.
Il a déserté en 1905 l'armée allemande, a contracté
deux engagements dans la Légion étrangère,
réformé et renvoyé en Alsace à chaque fois. Il doit
se marier avec une jeune fille de Mirecourt. Sa bonne conduite
régulière n'inspire aucun soupçon et finalement en juillet
il peut rester.
En revanche, un petit article du Mémorial des
Vosges du 30 avril 1913, intitulé « Les reptiles »,
évoque le cas de deux Prussiens à Chambeauvert qui ne cessent de
« baver des outrages à l'adresse des Français, de faire
étalage de leur mépris pour nos soldats et de vociférer en
allemand des chants insultants pour notre pays ». Le seul remède
proposé est d' « infliger à ces reptiles teutons une
correction bien méritée »159.
156 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 197-222, « un projet de
séjour temporaire », « mobilité professionnelle
».
157 A.D.V., 4 M 421, état nominatif des étrangers
qui ont obtenu le certificat d'immatriculation : Val d'Ajol, 1912.
158 Ibid, recensement par arrondissement (Remiremont),
étrangers, 1912.
159 A.D.V., 8 M 189, surveillance des étrangers.
Le désir de devenir ou de redevenir Français est
bien souvent un signe de volonté d'intégration et d'envie de
s'installer de la part des Allemands et des Alsaciens-Lorrains des Vosges. La
question de l'acquisition de la nationalité française par voie de
naturalisation est cruciale. Le groupe des naturalisés attire
l'attention par sa croissance : en 1911, le département des Vosges
compte 11 656 étrangers, 7046 naturalisés sur un total de 433 914
habitants160. De 1903 à 1913, sur 40 000 naturalisations en
France, plus de 3 400 (8,5 %) concernent des AlsaciensLorrains161.
La loi exige dix ans de présence continue en France, mais le plus
souvent les intéressés dépassent largement ce délai
: la moyenne s'établit à 25 ans de séjour. Pourquoi
devenir Français trop jeune quand l'étranger échappe au
service militaire, et quel bénéfice immédiat en tire un
ouvrier puisque les conditions de travail restent les
mêmes162. Dans les Vosges, en 1914, un Alsacien, Marie-Joseph
Eugène Joannès, 48 ans, cultivateur à Fraize, fait une
demande de naturalisation. Il est inscrit au carnet B, mais jamais aucun
soupçon n'a pesé sur lui et il paraît peu intelligent aux
autorités locales, il a de plus une femme et trois enfants. Il n'y a
donc pas de raison de refuser et un avis favorable est rendu. Mais le
préfet le 29 juin est d'avis qu'il y a lieu de rejeter ou tout au moins
d'ajourner la demande du postulant163.
Mais, dans le droit français, la naturalisation
proprement dite, qui est destinée à ceux qui n'ont jamais eu la
nationalité française, n'est pas la seule manière de
changer de nationalité. La réintégration dans la
nationalité française peut bénéficier à ceux
qui prouvent qu'ils l'ont possédée puis perdue (hors mariage).
C'est le cas de figure le plus fréquent avec les Alsaciens-Lorrains : au
cours de la période 1903-1913, sur un total de 12 469
réintégrés de toutes origines en France, on
dénombre 4 147 Alsaciens-Lorrains164. A Epinal, on peut
évoquer l'affaire Kolb en 1912-1913. Alphonse Kolb, né dans le
Haut-Rhin de parents immigrés dans les territoires annexés, venu
se fixer à Epinal en août 1901, a perdu la nationalité
française à l'âge de 6 ans par suite de l'application du
traité de Francfort (1871) et veut la recouvrer en 1912. Cet Alsacien,
ouvrier moniteur à l'usine Berger de constructions métalliques de
Thaon, est marié et a plusieurs enfants. Mais il a été
sous-officier dans l'armée allemande, est inscrit au carnet B des
suspects depuis 1909 pour nombreux agissements louches, il est
soupçonné d'espionnage au profit de l'Allemagne. L'avis
défavorable du préfet des Vosges en 1913 engendre un rejet de la
requête165. A Saint-Dié, les époux
Rosenthal-Phulpin, deux enfants, font une demande de
réintégration dans la nationalité française en
1913. Rosenthal avait reçu la nationalité allemande et avait
voulu la conserver en 1884. Leur attitude très incertaine suscite
également un avis défavorable.
160 J. Ponty, op. cit., doc 53, le recensement de 1911, p. 87.
161 H. Mauran, op. cit., pp. 381-474, naturalisations
Alsaciens-Lorrains.
162 J. Ponty, op. cit., p. 87.
163 A.D.V., 8 M 189, surveillance des étrangers, demandes
de naturalisations, avril-juin 1914.
164 H. Mauran, op. cit., pp. 381-474.
165 Ibid, étrangers : réintégrations dans la
nationalité française (Alsaciens-Lorrains).
Le dernier moyen d'acquérir la nationalité
française est la « déclaration » qui intéresse
ceux nés en France de parents étrangers et nés à
l'étranger. A leur majorité, les jeunes Allemands et
Alsaciens-Lorrains peuvent ainsi acquérir par un acte volontaire de
déclaration la nationalité française. Au total, de 1900
à 1913, plus de 22 000 Alsaciens-Lorrains ont acquis la
nationalité française - soit une moyenne annuelle d'environ 1
700.
A la veille de la Grande Guerre, en 1913, le mouvement
d'acquisition de la nationalité française se poursuit. Au cours
de cette seule année, 379 Alsaciens-Lorrains deviennent français
par naturalisation. 960 bénéficient de la
réintégration dans la nationalité française et 2
803 obtiennent cette nationalité par déclaration. A ceux-ci
s'ajoutent 69 mineurs qui ont été « compris au décret
des parents ». Au total, 4 211 Alsaciens-Lorrains sont devenus
français en 1913. Les Alsaciens paraissent souvent très
intégrés. C'est le cas des familles occupées à
demeure à Portieux (verrerie). Ces gens ont quitté le territoire
allemand sans espoir de retour, leurs enfants sont en général
considérés par les Allemands comme insoumis, leur attitude
à Portieux ne laisse rien à désirer et tous, dès
qu'ils sont en position de le faire réclament soit la
réintégration dans la qualité de Français, soit la
naturalisation166.
Enfin, le refus de servir dans l'armée allemande est
aussi une attitude constante des jeunes Alsaciens-Lorrains. Au cours de la
seule année 1913, 1 023 Alsaciens-Lorrains ont contracté un
engagement volontaire dans la Légion étrangère, chiffre
qui n'avait jamais été atteint depuis 1871167.
166 A.D.V., 8 M 189, op. cit., situation professionnelle.
167 Ibid.
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