Conclusion :
A l'inverse du syndicalisme ouvrier, les services sociaux
instaurés par les grandes entreprises textiles sont avant 1914
très développés et profitent aux très nombreux
ouvriers d'origine alsacienne. Leur statut au sein de l'entreprise
détermine l'appartenance à telle ou classe sociale : ils sont
soit membre de la bourgeoisie locale, artisans commerçants de la classe
moyenne ou plus souvent font partie de la classe ouvrière. Les divers
modes de vie qui en découlent touchent de la même façon les
immigrés alsaciens et allemands et la main-d'oeuvre d'origine locale.
Le monde de l'entreprise est ainsi le lieu où se forgent
rapports de force, modes de vie et activités associatives qui
conditionnent l'intégration dans la communauté locale.
Chapitre 3 : Intégration ?
I - Religion, école, santé, loisirs.
La défaite de 1871 a amené dans notre
région, un nombre important d'Alsaciens appartenant à la
communauté protestante. A Remiremont, les chevaliers d'industrie,
originaires de Mulhouse notamment, étaient en grande majorité
protestants, telles les familles Schwartz et Antuszewicz145. Le
culte se divise alors en deux grandes communions : l'Eglise
réformée (calvinistes) et l'Eglise de la confession d'Augsbourg
(luthériens). Seule la première de ces églises est en
fonction dans le département. En 1872, il y avait dans les Vosges 773
calvinistes et 430 luthériens. En 1903, le culte protestant rassemble 3
191 fidèles implantés surtout à Epinal, à
Remiremont et à Saint-Dié. Par application de la loi du 9
décembre 1905, des associations culturelles pour l'exercice du culte
protestant sont formées à Epinal, Thaon, Neufchâteau,
Remiremont, Saint-Dié et Raon-l'Étape En 1911, la population
protestante vosgienne comporte 3235 personnes qui se répartissent ainsi
: 1300 fidèles dans la paroisse d'Epinal, 323 dans la paroisse de
Remiremont, 1612 dans celle de Saint-Dié. Rien ne permet d'infirmer
l'hypothèse avant 1914 d'une corrélation étroite entre le
luthéranisme militant et l'expression de sentiments germanophiles
constatée en 1917146.
D'autre part, refusant la nationalité allemande, nombre
d'Israélites alsaciens se sont réfugiés dans notre
département, notamment l'important groupe des commerçants et
artisans147. La communauté juive résidant à
Remiremont, vivant de traditions autrement anciennes et autrement
partagées, édifie, au milieu d'une population ignorante de leurs
usages, une synagogue propre à illustrer à la fois des
affirmations distinctes et les propos d'une intégration en
cours148. Comme les autres Eglises, l'Eglise israélite est
séparée de l'Etat par la loi de 1905. Des associations dites
culturelles sont alors créées à Epinal, Bruyères,
Charmes, Gérardmer, Lamarche, Neufchâteau, Rambervillers,
Raon-l'Étape, Remiremont, Saint-Dié, Le Thillot et Senones.
En général, au début du XXe
siècle, les Vosgiens restent marqués par le christianisme.
L'interdiction d'enseigner aux membres des congrégations touche surtout
les congrégations d'hommes ; les congrégations de femmes en
majorité autorisées peuvent continuer leurs activités sans
être inquiétées. Ces congrégations rencontrent de
nouvelles difficultés en 1902, avec la loi peu libérale sur les
associations. Toutefois le gouvernement n'ose pas s'en prendre aux
congrégations hospitalières de femmes dont les services
s'avèrent indispensables.
145 F. Noël, op. cit., pp. 79-81.
146 Roger Martin, « Les Alsaciens dans l'arrondissement de
Remiremont pendant la guerre de 1914-1918 », in Le
Pays de Remiremont, 1979, n°2, pp. 62-65 du
deuxième cahier.
147 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 301-320.
148 F. Noël, op. cit., pp. 79-81.
Dans les communes vosgiennes, les congréganistes
allemands sont en grande majorité des femmes, souvent d'origine
alsacienne, qui participent à des congrégations religieuses. A
Epinal, au 1er juillet 1917, on compte 14 Alsaciennes dans des
congrégations religieuses, constituant une très forte
majorité, tel l'Ordre du Divin Rédempteur (Epinal), l'Ordre de
Saint-Charles à Nancy (infirmières à Epinal) ou l'Ordre de
la Doctrine chrétienne. Dans le canton de Charmes, on constate que
plusieurs communes comportent de nombreux congréganistes
étrangers. Par exemple, Portieux accueille au 17 juillet 1917 deux
Allemandes et 15 Alsaciennes, qui font toutes partie des « Soeurs de la
Providence ». A Saint-Gorgon, canton de Rambervillers, on recense quatre
Allemandes, d'origine alsacienne, plus ou moins jeunes : Julie Hotteler, 18
ans, est servante tandis que Puis Talk, 41 ans, est ouvrière à la
filature locale. Dans l'arrondissement de Mirecourt, trois
Alsaciennes-Lorraines fréquentent la congrégation religieuse de
Godoncourt ; parmi elles figure Lucie Schoubrenner, en religion Soeur Marie du
Saint-Sacrement, née à Insming, Lorraine allemande,
arrondissement de Metz et Anna Bontemps, réfugiée, née
à Colmar le 23 juillet 1852. A Bruyères Anna Wolf, Allemande,
née en 1863 à Luthenbach, duché de Wassau,
infirmière depuis 20 ans à l'hôpital mixte de
Bruyères, fait partie de la congrégation des soeurs de
Saint-Charles à Nancy. A Saint-Dié, huit Alsaciennes sont membres
des congrégations du Très Saint Sauveur ou de Saint-Charles
à Epinal149.
Par ailleurs, par rapport aux générations
précédentes, les Lorrains sont mieux instruits. Des écoles
privées catholiques se sont ouvertes principalement dans les viles et
les localités industrielles. En revanche, les patrons protestants et
républicains alsaciens du textile dans les Vosges laissent les enfants
de leurs ouvriers aller à l'école communale. L'enseignement
secondaire, payant et long, est réservé à la bourgeoisie
et aux classe moyennes. Les collèges catholiques sont tenus par des
prêtres diocésains, comme Saint-Joseph à
Epinal150.
L'enseignement féminin est le domaine des
congrégations comme Notre-Dame et la Doctrine Chrétienne, qui
comportent de nombreuses Allemandes et Alsaciennes. Les pensionnats de
demoiselles dispensent une éducation ménagère et
religieuse. Le niveau intellectuel est plutôt médiocre et on ne
prépare pas encore au baccalauréat. Comme les « bonnes
familles » continuent de préférer les établissements
religieux, le lycée est surtout fréquenté par les filles
des fonctionnaires et des bourgeois républicains protestants et juifs,
comme les patrons alsaciens du textile. Au début du XXe siècle,
la politique de laïcisation exile les congrégations qui
transfèrent leurs pensionnats au Luxembourg et en
Belgique151.
149 A.D.V., 4 M 425, Listes nominatives des congréganistes
étrangers par commune en 1917.
150 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 263-300, « une instruction
plus poussée ».
151 Ibid.
Le département des Vosges apparaît comme un des
mieux scolarisés de France, bien avant les grandes lois proposées
par Jules Ferry, bien qu'aucun lycée n'ait été
créé entre 1871 et 1914152. En 1910, les Vosges
disposent de 1 009 écoles primaires publiques fréquentées
par 63 682 élèves, en très grande majorité
écoles primaires élémentaires. Dans les principales villes
du département, plusieurs établissements d'instruction primaire,
avec ou sans pensionnat, sont dirigés par les soeurs de Saint-Charles et
de la Doctrine Chrétienne dont la maison mère est à Nancy,
par les religieuses cloîtrées de Mattaincourt, par les religieuses
du Saint Coeur de Marie de Nancy et par les soeurs de la Providence de
Portieux. Parmi les établissements d'enseignement supérieur des
Vosges en 1913, l'Ecole de filature et de tissage d'Epinal joue un rôle
important. Parmi les institutions et pensionnats privés laïques, on
peut citer Epinal, Thaon, Rambervillers, Mirecourt, Neufchâteau,
Remiremont, Saint-Dié. Enfin, Epinal, Bruyères et Rambervillers
possèdent des institutions et pensionnats congréganistes de
premier ordre.
Après la généralisation de l'école
gratuite, laïque et obligatoire, de nombreuses religieuses continuent
à faire classe mais vêtues en civil153. Dans le
département des Vosges, les congrégations autorisées
à exercer dans l'enseignement public sont pour les hommes : les
Frères de Marie, et pour les femmes : les soeurs de la Providence de
Portieux, les soeurs de la Doctrine chrétienne, les soeurs
hospitalières de Saint-Charles, les soeurs de la Sainte-Enfance de
Marie, les soeurs du Saint-Esprit de Rouceux. Toutes ces congrégations
se soumettent aux dispositions financières des lois scolaires concernant
les instituteurs et institutrices laïcs. Toutefois dans un certain nombre
de localités importantes, des conventions spéciales ont
été arrêtées entre les municipalités et les
supérieures de ces congrégations.
Le rôle de l'école doit, pour cette
période, être relativisé car la fréquentation
apparaît ni générale ni
régulière154. Cependant, ceux qui en reçoivent
l'enseignement se trouvent profondément marqués.
Par ailleurs, la protection sociale est alors inexistante et
la charité privée, les bureaux de bienfaisance municipaux et les
congrégations religieuses, comme les soeurs de Saint-Vincent de Paul et
les Petites soeurs des Pauvres, soulagent tant bien que mal de multiples
détresses.
Quant aux loisirs, les Vosgiens de la Belle Epoque
découvrent le sport qui a eu longtemps mauvaise réputation. Si
les courses automobiles, l'aviation, le tennis, l'escrime, le golf ou
l'équitation, concernent surtout les catégories sociales
aisées, d'autres disciplines se répandent dans les classes
populaires, tels le football, la natation, la boxe, le ski155.
152 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 263-300, « l'instruction
publique ».
153 Ibid, « la guerre des écoles ».
154 R. Schor, op. cit., chapitre 1, III, C) le début de
l'intégration.
155 J.-P. Claudel, pp. 223-260, « l'état sanitaire et
social » et « le sport ».
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