L'esthétique humaniste des films de Walter Salles( Télécharger le fichier original )par Sylvia POUCHERET Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne - Master 2 Esthétique et études culturelles 2007 |
3ème Partie: Analyse de film : La construction du regard dans Carnets de Voyage (2004)_________________________________________________________________ Carnets de voyage: spectacle de l'injustice et regard compassionnelLeon Hirszman (1937-1987,cinemanoviste): « Le plus important dans la vie et pour l'art c'est de bien connaître ou de bien faire connaître autrui: bourgeois, ouvrier, paysan, riche, pauvre, peu importe. Mais c'est avec cette rencontre, cette connaissance de l'autre que commencent la civilisation, la culture, l'action » Le propos de ce cinéaste semble résumer la croyance et la démarche d'Ernesto Che Guevara dans son ouvrage Notas de Viaje, récit autobiographique relatant son périple sud-américain au cours de l'année 1952.Il semblerait qu'il existe une connivence entre les écrits du jeune homme, future figure révolutionnaire, et les espoirs idéologiques du cinéma novo. Il n'est donc pas surprenant que Walter Salles ait choisi d'adapter au cinéma ce livre culte avec pour ambition de rendre son biopic sur le jeune Che aussi fidèle que possible à la narration et la teneur idéologique de son propos. En effet, le film Carnets de voyage (2004)semble respecter le projet initial du Che de relater le processus d'une prise de conscience politique au fur et à mesure du trajet parcouru. Le texte du livre révèle les prémisses d'une conscience révolutionnaire en construction, consigne les étapes de cette prise de conscience des injustices et de la condition humaine souffrante. Le jeune Che, alors étudiant en médecine issu de la haute bourgeoisie, évoque une forme de révélation lors d'une rencontre avec un inconnu, révélation annonciatrice de son future rôle de chef révolutionnaire:80(*) « Malgré ses paroles , je savais maintenant...je savais qu'au moment où le grand esprit directeur porterait l'énorme coup qui diviserait l'humanité en à peine deux factions antagonistes, je serais du côté du peuple » Dans quelle mesure le film noue t-il cet engagement politique ou explicite-t-il les données qui le légitiment? Quelles inflexions idéologiques construit le film à travers sa mise en scène, ses partis pris formels ? L'analyse du générique et séquence de début nous permet de repérer le contrat de lecture établi par le film. Ce dernier s'ouvre sur une citation du livre rappelant ainsi le lien étroit entre le film et le livre dans une adaptation qui se voudrait fidèle: « ceci n'est pas un récits d'exploits impressionnants;c'est un fragment de vie de deux êtres qui ont parcouru un bout de chemin ensemble, en partageant les mêmes aspirations et les mêmes rêves ».D'emblée, l'incipit du film insiste sur l'authenticité d'une expérience humaine qui pourrait bien se transformer en leçon de vie. La séquence qui suit montre en quelques plans et in media res le jeune Che et son acolyte Alberto Granado entrain d 'empaqueter leurs effets personnels dans la plus grande fébrilité et impréparation. La caméra circule sur les objets mis dans les sacs s'attarde sur certains, installant le spectateur dans un regard « découvreur » ou « arpenteur » selon la terminologie de Gardies81(*). Les premières images préparent donc au genre filmique du film d'aventure picaresque, du road movie tout en suggérant la caractérisation des personnages et une forme de reconstitution historique de l'époque. Le gros plan sur l'inhalateur et les fioles médicinales annonce la thématique de la souffrance et de la maladie du Che (asthmatique)faisant de lui le récepteur légitime de la douleur des autres, une figure christique en définitive. La voix off du Che rappelle la tenue du carnet de voyage mais a pour fonction de caractériser la personnalité de ce dernier. Le forme lapidaire et résolue du discours suggère l'impétuosité, l'intelligence ardente du jeune homme,voire sa verve ironique , son auto-dérision contrastant avec la bonhomie de son compagnon de voyage présenté comme bon vivant, profiteur, moins intellectuel. La référence à Don Quichotte et Sancho Pança en filigrane emporte l'adhésion du spectateur mais laisse augurer du caractère chimérique de l'entreprise si l'on considère sa pertinence contemporaine. Dans la jouissance de la reconstitution visuelle d'une époque, la photographie emprunte l'esthétique du « vintage » (filtre jaune pour ramener la couleur à l'apparence d'un sépia) mais le naturel du jeu des acteurs et l'humour gentiment paillard d'Alberto Granado actualisent la diégèse avec force et suscite la connivence et l'adhésion du spectateur. Dans un « regard picoreur », enchanté, le spectateur se laisse charmer par l'attrait d'un périple placé sous le signe de l'humour et du plaisir de la découverte. Le voyage est présenté comme celui deux étudiants privilégiés ayant une certaine forme d'ouverture d'esprit et d'assise intellectuelle, rendus éminemment sympathiques par leur authenticité et leur jeunesse. Le paysage mental du spectateur est ainsi préparé pour la réception des « vérités » que le film se propose de révéler. La voix off du Ché ajoute les inflexions nécessaires pour conforter le spectateur dans ses ajustements cognitifs; très vite le regard du Ché s'impose également comme l'instance oculaire présidant à la découverte . Le film entier se montre comme ce regard-vecteur , une métaphore de la monstration où les rencontres fortuites à la marge de la route ne sont que prétexte à la glorification d'une posture compassionnelle sous tous ses aspects. Dans son ouvrage, Ernesto Che Guevara s'inquiétait déjà de se limiter à « un regard non panoramique,toujours fugace et parfois peu équitable » sur la route de la condition humaine tant il est vrai qu'il est difficile de sortir de ses propres préjugés . Mais dans le film le Ché devient le signe, le symbole, marque l'exemplarité du regard dirigé vers l'autre sans pour autant le considérer pleinement dans son altérité. L'autre devient support interchangeable, support d'une démonstration assénée à coup d'exemples. Tous les thèmes de la souffrance humaine sont convoqués au travers des rencontres fortuites du voyage: tout d'abord la maladie,dans l'épisode de la vieille dame en phase terminale. Le plan du film cadre le jeune homme penché sur elle, vérifiant sa température, et rappelle volontiers un tableau de piété religieuse. Le Ché devient le Christ , sa figure est dépolitisée. Puis vient le traitement de l'injustice sociale et de la révolte. La rencontre avec des mineurs itinérants au Chili cristallise le sentiment de culpabilité,à la fois éprouvé par le Ché (et indirectement adressé au spectateur) lorsque ce dernier réalise le privilège du motif de son voyage (« voyager pour voyager »)face à la nécessité du déplacement pour survivre. Ce sentiment est contrebalancé par l'explosion de colère et la révolte du jeune face à l'exploitation infâme des mineurs. Comme le souligne Olivier Pourriol,82(*) filmer la révolte finit toujours par la transformer en spectacle, de la diluer dans ce qu'elle dénonce , de l'épuiser en la réifiant à l'écran. La révolte gagne à avancer masquée. Dès qu'elle s'annonce, elle se ridiculise. Au fur et à mesure du périple, le film construit ainsi des postures émotionnelles et intellectuelles vis à vis des déshérités plus ou moins discutables et faciles. L'épisode des jeunes péruviennes racontant leurs souffrances installe le Ché (et par là même nous installe ) dans la position de témoin qui veut comprendre ce qui lui est étranger. Peu importe le discours des péruviennes, la spécificité de leur difficulté, ce qui compte c'est la scène finale, scène de partage des feuilles de coca à mâcher avec le jeune homme issu d'un autre monde. L'idéal du partage et de la solidarité est ainsi asséné comme épisode supplémentaire dans le théâtre des moralités. Mais toutes ces étapes de la route humaniste trouvent leur point culminant dans l'épisode de la léproserie de San Pablo aux abords de l'Amazonie. Le jeune Ché arrive par bateau et entrevoit des barques surpeuplées accrochées à ce dernier. Un plan ¾ en contre-plongée s'attarde sur le regard caméra du jeune homme dont la cible se trouve hors champ. Le plan suivant offre un plan large de l'intérieur de la modeste embarcation où s'entassent des indigents. L'un d'entre eux fixe la caméra et donc fixe le spectateur, l'interpelle directement du regard qui n'est pas relayé par un contre-champ sur le Ché. Le spectateur est ainsi substitué au Ché qui de fait se soustrait à la dialectique des pouvoirs et des mises en cause symbolisée par le champ / contrechamp. Le spectateur est ainsi englobé dans une subjectivité qui le dépasse, dans laquelle il est pris à parti sans pour autant connaître toutes les données immédiates de la situation. Ce fonctionnement du regard atteste du caractère manipulateur de l'ensemble du film .Le film occulte trop facilement la dialectique des pouvoirs (dominants/dominés)et enferme les personnages de la souffrance dans une fatalité de bon aloi. Cet évitement du politique semble d'ailleurs avoir été relevé par Woody Allen lui-même dans son film Match Point (2006) où le cinéaste,sous forme de citation ironique, montre des jeunes yuppies de la City à Londres se rendant au cinéma pour voir Carnets de voyage. En effet le film travaille davantage sur l'implication émotionnelle du spectateur par des stratégies tendancieuses et fédératrices sans le renseigner véritablement sur la souffrance humaine et ses causes. Les derniers plans de la séquence de la léproserie sont sur ce point significatifs. Le jeune Ché salue d'un dernier regard les malades se tenant alignés sur la rive qu'il est entrain de quitter. La caméra focalise son visage et embrasse l'ensemble des lépreux en contrechamp de manière indifférenciée. Ses derniers disparaissent peu à peu dans le brouillard du matin. Ce que le spectateur retient de la démonstration c'est l'affect dégagé par le regard du Ché et non l'objet de son regard (les hommes et les femmes de la léproserie), un affect qui installe le spectateur dans la réalisation tranquille par identification qu'il est doué, lui aussi, de compassion. Mais cette forme d' auto-satisfaction est bien vite contrariée par les plans en insert des gens rencontrés sur la route, plans dont l'esthétique rappelle, sous forme de citation, les photographies humanistes de Sébastião Salgado. Comme si le film rejetait sur le spectateur la responsabilité et la culpabilité d'oublier ou d'avoir aperçu de manière fugace les gens de peu et leur témoignage. Susan Sontag 83(*)rappelle à ce titre la rhétorique moralisatrice dont se parent les expositions et les livres de Salgado. Elle note par ailleurs que le fait de ne pas mentionner sous forme de légende l'identité des portraits des impuissants entérine davantage leur condition d'impuissants. Elle souligne encore la position ambiguë dans laquelle on installe le spectateur de ces images:84(*) « La proximité imaginaire qu'introduisent les images de la douleur des autres instaure entre les victimes lointaines et le spectateur privilégié, un lien faux ,qui n'est jamais qu'une mystification supplémentaire de ce que sont nos véritables rapports au pouvoir » * 80 Ernesto Che Guevara,Voyage à motocyclette, Editions Mille et une Nuits, p179 * 81 André Gardies,Décrire à l'écran,Méridien Klincksieck(1999),190p * 82 Olivier Pourriol , « Filmer la révolte »,Trois Couleurs, MK2 n°61 Avril 2008 * 83 Susan Sontag ,Op.Cit,p86 * 84 Ibid,p110 |
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