Analyse pragmatique du témoignage des anciens malades alcooliques sur les forums Internet : Influence et représentations( Télécharger le fichier original )par Michel Naudet Université Paris 8 - Maîtrise de psychologie clinique 2004 |
Hypothèse 3Hypothèse générale Les facteurs d'influence véhiculés par le témoignage personnel d'un malade alcoolique guéri ne sont pas directement contenus dans les récits, mais inférés par les destinataires à partir d'un référentiel commun à toutes les personnes alcoolo-dépendantes. . Hypothèse opérationnalisée Les témoignages contiennent des indices langagiers permettant aux destinataires de « décoder » le récit et d'en extraire des informations partageables. Méthode Nous allons essayer ici d'analyser éléments langagiers qui permettent de donner un sens au témoignage. Comme nous l'avons vu précédemment, l'ancien alcoolique raconte une histoire, la sienne, dans le but souvent annoncé d'aider ceux qui ont une relation problématique avec l'alcool. Dans la mesure où le narrateur ne donne pratiquement jamais de « recettes » ni de conseils pour devenir et rester abstinent, nous pouvons nous demander comment le fait de raconter une histoire personnelle peut influencer le destinataire, dans la mesure où chaque cas est unique et peut rarement avoir valeur d'exemple. Mais le témoin semble sûr de son fait, il veut témoigner pour aider les autres : « J'ai pris la décision à mon tour d'apporter mon soutien et mon témoignage aux personnes qui ont des problèmes de relation avec l'alcool26(*) ». On peut donc penser qu'au-delà du récit, le texte contient des éléments appartenant au référentiel commun des malades alcooliques et partageables par tous. En d'autres termes, comment les événements de vie narrés par le témoin peuvent-ils devenir des facteurs d'influence pour les destinataires qui n'ont ni la même histoire, ni la même personnalité. C'est ce que nous allons essayer de voir en analysant deux témoignages. Observation n° 1 : Témoignage de Mélanie (militante à la Croix Bleue) Mélanie (avril 2003, Croix d'Or Poissy) Après une adolescence difficile où se bousculaient des tas de problèmes existentiels, j'ai commencé à sombrer progressivement dans le processus alcool. Je buvais car j'avais besoin du produit pour m'intégrer à mon groupe d'amis. J'avais le sentiment d'un profond décalage de mentalités ou plutôt de centres d'intérêt. En plus de me donner un peu d'assurance, l'alcool m'aidait à oublier le manque d'affection et d'attention de mon petit ami. Cela ne durait jamais très longtemps car il ne me fallait pas une grosse quantité d'alcool pour que les effets que je recherchais ne se transforment en délire hystérique. Par la suite, j'ai quitté ma maison, mes parents, mes repères, pour me retrouver en appartement, seule avec mes problèmes. Là j'ai vite pris le pli de boire le soir après ma journée de travail. Cela a duré 2 ans, période pendant laquelle une grosse dépression s'est installée. Pour enrayer cette dépression (seule maladie dont j'avais parfaitement conscience à l'époque), j'ai décidé à 24 ans de quitter ma région natale pour changer de vie, de repères. J'ai été alors recueillie par mes oncles, tantes et cousins qui se sont vite rendu compte de mon problème d'alcool. Je suis aujourd'hui persuadée que, si mes parents, parfaitement conscients de mon problème, les avaient mis dans la confidence, ils ne m'auraient pas pris en" charge" moi et mon amie fidèle de l'époque : la bouteille. Mensonges, tromperies, "conneries" se sont succédés, et, petit à petit, l'alcool, associé aux antidépresseurs (je tiens à mentionner ce cocktail aux ingrédients incompatibles), m'a fait perdre la confiance de toutes les personnes que j'aimais. Je buvais le soir et le week-end, mais jamais durant la journée, ainsi j'arrivais tant bien que mal à camoufler le problème au travail. Un jour, ma tante m'a découpé dans un journal un petit article sur l'association la Croix-Bleue, mais j'ai considéré que ce n'était pas pour moi,"je ne suis pas ALCOOLIQUE !" (ce mot me fait encore mal aujourd'hui quand je l'utilise). C'est en fait la lassitude de mon entourage à me faire comprendre qu'il fallait que je me soigne qui m'a fait réagir. Ils avaient toutes et tous déployé tant d'énergie pour me faire prendre conscience de ce que je devenais, que j'ai fini par admettre qu'il fallait que je fasse une démarche. J'ai appelé Alain, membre actif de la Croix-Bleue, avec qui j'ai eu un premier entretien. Il m'a ensuite fait découvrir l'association dont j'ai eu l'impression au départ qu'il s'agissait d'une secte mais j'ai très vite compris que ce n'était pas du tout ce que je croyais. J'y ai rencontré des gens comme moi, dépendants à l'alcool ou en ayant subi les méfaits par personne interposée. Je suis allée régulièrement aux réunions, c'est-à-dire toutes les semaines, car j'avais besoin de ce groupe qui me rassurait. C'est comme ça que je m'en suis sortie. Sans sevrage ni cure, la Croix Bleue seule a été ma solution pour guérir. Ça n'a pas été simple car les obsessions de la bouteille ont été longtemps présentes mais, sur le chemin de l'abstinence, on apprend à devenir patient. Toute notre vie se reconstruit progressivement, c'est la politique des petits pas. Le plus dur pour moi a été de faire mon deuil de l'alcool en découvrant à 25 ans que je ne pourrais plus jamais reboire une seule goutte d'alcool (car, au delà de ses méfaits, un verre de bon vin ne réveille pas que les papilles gustatives). Aujourd'hui j'ai 27 ans et je suis abstinente depuis plus de deux ans. J'ai pris la décision à mon tour d'apporter mon soutien et mon témoignage aux personnes qui ont des problèmes de relation avec l'alcool et je suis devenue membre actif de la Croix-Bleue de Poissy. Voilà mon parcours, qui avec du recul s'est passé sur une courte période mais a néanmoins fait de nombreux dégâts. Doucement les conséquences désastreuses de cette période d'alcoolisation abusive s'atténuent et surtout la confiance de ma chère famille revient. Je serai, et je tiens à le clamer, éternellement reconnaissante envers ces personnes de la Croix-Bleue si dévouées. Ce que nous dit Marie : discours référentiel Pour résumer, Mélanie avait un problème d'alcool, sa famille s'est efforcée de le lui faire admettre. Pour leur faire plaisir elle a contacté une association d'anciens buveurs qui lui a enseigné l'abstinence définitive. Ca a été un peu difficile car elle avait une dépendance psychologique au produit, mais elle a tenu le coup grâce au groupe et maintenant elle aide les autres. Nous pouvons résumer encore plus : Mélanie avait un problème d'alcool et elle s'en est sortie grâce à la Croix Bleue, maintenant elle adhère à cette association et aide les autres en leur disant : « si vous avez un problème d'alcool, allez voir une association, ça a marché pour moi, je n'ai pas eu besoin d'autre traitement, ça peut marcher pour vous ». Tous les témoignages de militants peuvent se réduire à cet acte illocutoire. Les événements de vie qu'ils racontent ne sont pas transposables et nul ne peut les interpréter pour les adapter à son cas personnel. Cette affirmation est-elle vraie ? Si nous analysons le discours de Mélanie, nous constatons qu'il recèle beaucoup plus d'informations qu'il n'y paraît. Sans rien dévoiler explicitement, Mélanie laisse dans son énoncé des indices qui nous renseignent sur sa personnalité et son fonctionnement psychique. Dès son adolescence et peut-être même avant, Mélanie souffre de nombreux manques qu'elle énumère elle-même : - Manque d'assurance - Manque d'affection et d'attention de la part de son petit ami. - Manque d'intégration dans son groupe d'amis. En analysant les indices langagiers, notamment les déictiques, on constate que Mélanie souffre de manques plus profonds encore. - Manque d'identification et d'image. Lorsque
Mélanie s'attribue un état psychique, elle n'emploie pratiquement
jamais de déictique ; elle n'est pas actrice de ses états
mentaux : « Après une adolescence difficile où se
bousculaient des tas de problèmes existentiels »,
« Cela a duré 2 ans, période au cours de laquelle une
grosse dépression s'est installée », « car
les obsessions de la bouteille ont été longtemps
présentes ». Ce sont les états mentaux qui sont
actants, pas Mélanie qui les subit sans se les approprier. - Manque de prise en charge du discours lorsqu'elle décrit son parcours vers l'abstinence. A aucun moment, elle ne mentionne le fait qu'elle arrête de boire et ne parle pas directement de ses difficultés : « ça n'a pas été simple, les obsessions de la bouteille ont été longtemps présentes mais, sur le chemin de l'abstinence, on apprend à devenir patient », « toute notre vie se reconstruit progressivement, c'est la politique des petits pas » Les seules propositions où elle se présente comme sujet actant (dans la période d'alcoolisation) conduisent à une aggravation de ces manques « J'ai quitté ma maison, mes parents, mes repère pour me retrouver en appartement, seule avec mes problèmes », « Pour enrayer cette dépression, j'ai décidé à 24 ans de quitter ma région natale pour changer de vie, de repères ». Dans toutes les autres propositions, Mélanie utilise la forme passive ou subit l'action : « J'ai été recueillie », « ils ne m'auraient pas prise en charge », « il m'a fait découvrir l'association ». Lorsqu'elle parle des dommages qu'elle a causé aux autres à cause de l'alcool, elle utilise la même forme passive qui la distancie de ses actes, comme si c'était quelqu'un d'autre qui les avait commis : « Mensonges, tromperies, conneries se sont succédés », « Doucement, les conséquences désastreuses de cette période d'alcoolisation s'atténuent ». A aucun moment, elle ne semble prendre conscience de son problème d'alcool, elle ne se préoccupe que de sa dépression. Elle réagit par obligation, devant l'insistance de sa famille qui la montre du doigt et s'évertue à lui faire admettre qu'elle est sur la mauvaise pente et qu'elle doit faire quelque chose. Adolescente, elle avait du mal à s'intégrer à ses amis car ils n'étaient pas comme elle. Mais elle avait besoin d'eux. Elle avait aussi besoin de l'alcool pour leur ressembler ou pour les supporter. A la Croix Bleue, elle a rencontré des gens « comme elle » qui ont fini par remplacer le produit. Dépendante à l'alcool, Mélanie est devenue dépendante à l'association. « Je buvais car j'avais besoin du produit pour m'intégrer à mon groupe d'amis », « Je suis allée régulièrement aux réunions car j'avais besoin de ce groupe qui me rassurait ».
Je pense que la guérison de Mélanie a deux
origines : - Une rencontre, celle avec les membres du groupe Croix Bleue,
qui a comblé son vide intérieur. Dans tout son témoignage,
Mélanie ne met en scène pratiquement aucun acteur. Elle cite ses
parents mais n'en parle pas « j'ai quitté ma maison, mes
parents, mes repères », elle les place même
derrière sa maison. Elle ne cite sa famille qu'en rapport avec son
problème d'alcool. Le seul personnage nommé est Alain,
responsable de sa première rencontre avec le groupe. - C'est sans doute le groupe qui lui fait prendre conscience du lien entre la dépression qu'elle a toujours identifiée et l'alcool qu'elle déniait. Tous ces éléments laissent à penser que Mélanie souffrait d'un trouble (personnalité dépendante ? Etat-limite ? Alexithymie ?) qui la faisait se sentir très seule, vide et différente des autres. Elle a utilisé l'alcool comme médicament pour combler son amotivation. Elle a trouvé dans l'association une autre solution pour combler ce vide : « apporter son soutien et son témoignage aux personnes qui ont des problèmes de relation avec l'alcool ». Aurait-elle pu guérir sans fréquenter d'association ? Le témoignage de Mélanie laisse à penser que la jeune femme n'était pas vraiment dépendante physiquement de l'alcool. La médecine dans son cas n'aurait sans doute pas été d'un grand secours. L'association a constitué dans son cas le médicament idéal, le déplacement vers une dépendance moins dangereuse. Observation n° 2 : Témoignage de Serge (ne faisant pas partie d'une association) Témoignage de Serge Adolescence, copains et ... alcool
Tout a commencé à mon adolescence. Mes parents ont divorcé et j'ai préféré rester avec mon père. De par son travail mon père s'absentait du lundi matin au vendredi soir. Je restais seul toute la semaine, libre comme l'air. Mon père me laissait de l'argent pour que je puisse manger. Mais à 15 ans, on préfère sortir, s'amuser, que passer son temps à faire la popote et encore moins à bûcher. J'ai vite pris le mauvais pli. J'étais dehors tous les soirs. Oh ! je ne faisais rien de mal, je retrouvais les copains au café pour jouer au tarot. Il est vrai que durant ces cinq ans, j'aurais pu mal tourner. Non, je me contentais d'aller rejoindre les copains au bistrot. Bref, j'avais comme repère dans ma vie ou plutôt mon adolescence, les copains. Tout était construit autour d'eux. A 18 ans, j'ai connu une jeune fille qui est devenue la maman de mes deux superbes filles. Quand je la fréquentais, j'imaginais je ne sais quoi pour la ramener chez elle et filer avec les copains. Bien entendu, elle s'en rendait compte, mais attendait patiemment et en silence que je change. Un beau jour elle m'a annoncé qu'elle était enceinte. Nous nous sommes donc mariés, je n'avais pas encore 22 ans. Dans le même temps, j'ai trouvé du travail. Le hic, c'est que c'était à Bordeaux. Je ne pouvais me permettre de refuser et nous avions convenu, mon épouse et moi, qu'elle resterait chez ses parents jusqu'à la naissance de notre enfant. Nous avions prévu que je rentre dès que le temps me le permettrait ou au minimum pour chaque repos. Je suis donc parti à Bordeaux, je me suis trouvé une garçonnière. J'ai été pris à l'essai, un an, avant d'être titularisé (non sans mal). Comme il en avait été décidé, après l'accouchement, ma femme et ma fille m'ont rejoint. Les quelques mois passés seul (avec les copains) entre les repos n'ont rien arrangé. Mon travail non plus d'ailleurs, car je ne rentrais qu'un soir sur deux. Ma femme ne connaissait personne et s'ennuyait énormément. Elle me fit part de sa décision de travailler. Lorsqu'elle a trouvé un emploi, c'est devenu de pire en pire. Ses horaires et les miens ne correspondaient pas ; elle était de repos les week-ends, moi en semaine ; on ne se voyait plus ou presque. Un jour, bêtement, j'ai appris qu'elle avait une liaison avec un type de son travail. Tout d'abord, je ne l'ai pas cru et malheureusement ça c'est confirmé. Que faire ? Ben, j'en ai profité pour aller de plus belle avec les copains. J'ai eu une discussion avec elle ; elle m'a dit que c'était dans un moment d'égarement, de faiblesse, qu'elle allait tout arrêter mais que je n'étais pas pour rien dans cette affaire car je n'étais jamais à la maison. J'ai pardonné, enfin j'ai cru pardonner ; au fond de moi il n'y avait plus cet amour, cette confiance. J'ai eu énormément de mal à la toucher à nouveau et le comble c'est que je n'arrivais plus à la désirer. Je ne pouvais pas le cacher ; il y en a un qui me trahissait (ce n'est pas marrant !). Longtemps, j'ai continué à fréquenter les bars à la recherche de copains " (et j'en trouvais toujours). Alors que notre ménage battait de plus en plus de l'aile, ma femme est de nouveau tombée enceinte. Dès qu'elle l'a appris, elle a voulu regagner sa famille. Je me suis donc remis à faire la navette les jours de repos. Du moins au début, car je ne sais ce qu'elle a pu raconter à ses parents et à mon père, mais j'ai très vite senti que je n'étais pas trop accepté quand je rentrais. Ma femme m'a annoncé qu'il était hors de question qu'elle retourne vivre à Bordeaux après l'accouchement. J'ai fait des pieds et des mains pour être muté. J'ai même joué gros car je suis allé voir les psys afin qu'ils appuient ma demande. Le jour de ma mutation, mon épouse m'a annoncé que nous divorcions, qu'elle avait engagé la procédure de divorce et qu'elle ne reviendrait pas sur sa décision. J'ai très mal accepté ce divorce, je sentais autour de moi qu'il se passait des choses, qu'on m'en voulait. Je n'ai pas tardé à reprendre mes mauvaises habitudes, à rechercher une meilleure ambiance : c'était reparti. Dix années ont passé et sans m'en rendre compte, je devenais alcoolique. Entre temps, mon père est décédé (ça n'a pas arrangé, bien au contraire) d'un accident de vélo, un accident bête. A partir de là, ça été l'hécatombe, la chute libre. Je ne maîtrisais plus, je n'étais bien que sous l'emprise de l'alcool. Du moins au début car à la fin je déprimais de plus en plus et avec l'alcool, c'était encore pire. Mais je ne pouvais pas arrêter ; je maudissais l'alcool mais ne pouvait m'en passer. Personne à qui parler, à qui se confier, toute ma famille m'a fermé la porte au nez. Quant à mon ex, elle, elle en profitait pour me salir aux yeux de tout le monde. J'ai essayé d'arrêter tout seul (sans savoir si je le désirais vraiment). Sans résultat. Je refusais l'idée d'être alcoolique et je ne voulais aucune aide. Le travail s'en ressentait, je prenais sanctions sur sanctions. Un beau jour (je crois que c'est le plus beau de ma vie), un ennui au travail m'a fait avoir le déclic. J'en avais assez de me lever le matin, fatigué ; d'avoir ce sentiment de culpabilité ; de ne plus pouvoir regarder les gens en face, de baisser les yeux sans arrêt ; de laisser les autres salir mon image en racontant je ne sais quels mensonges. Il fallait que je réagisse ! ! ! Après une semaine d'hôpital, je suis allé voir mon médecin ; il s'était occupé de tout (nous nous étions appelés dans la semaine). Je rentrais en clinique le lendemain. Le lendemain, donc, je me suis retrouvé dans cette clinique (en me demandant ce qu'il m'arrivait). En fait, la clinique, c'était un Château entouré d'un grand parc. J'ai été très bien accueilli ; on m'a mis à l'aise et tout c'est très bien passé. Cela a duré quatre semaines. J'ai suivi une thérapie de groupe. Nous apprenions à nous redécouvrir, à prendre conscience que nous étions des êtres humains et surtout que nous n'étions pas inférieurs aux autres. Durant mon séjour dans ce château, j'ai fait la connaissance d'une personne qui est devenue la maman de ma troisième fille. Elle y était rentrée le même jour que moi et nous en sommes sortis à deux jours d'intervalle. Elle, c'était pour les nerfs qu'elle y était. Cette maladie se soigne de manière identique à l'alcoolisme. Je crois que nous nous raccrochions l'un à l'autre ; nous étions paumés et le fait de bien s'entendre nous aidait à avancer. Je n'ai pas repris le travail immédiatement, je suis resté quelques jours, en fait 3 semaines chez elle. C'était le Paradis ! Et puis, il fallait bien que ça arrive, j'ai repris le travail. Nous avons fini par vivre ensemble. Je peux dire que j'ai vécu avec elle, trois années de véritable bonheur. Et puis voilà. Elle est tombée enceinte de ma troisième fille et six mois après l'accouchement elle m'a quitté alors que rien ne laissait entrevoir une telle décision. Aujourd'hui, et depuis maintenant plus de trois ans, je vis seul. Malgré tous ces aléas, je n'ai pas repris la boisson. Je suis trop bien dans ma tête. Je ne culpabilise plus du tout, je regarde les gens en face et je suis trop heureux d'être devenu l'homme que je suis (peut-être un peu prétentieux mais c'est la pure vérité). La solitude me pèse quelque fois, mais ne vaut-il mieux pas vivre seul que mal accompagné ? C'est ce qu'on dit toujours ! Ce que nous dit Serge : discours référentiel Tout a commencé à l'adolescence. Ses parents ont divorcé et il a préféré rester avec son père. Ce dernier était absent toute la semaine et Serge organisait sa vie autour de ses copains au café, à jouer aux cartes. Il s'est marié à 22 ans et sa femme est tout de suite tombée enceinte. Lui a trouvé un travail sur Bordeaux et ne rentrait que le week-end. A Bordeaux il a fait de nombreux copains de café. Sa femme l'a rejoint après l'accouchement et, s'ennuyant beaucoup, elle a trouvé un travail. Sur son lieu de travail, elle a eu une liaison, Serge l'a appris, ça lui a fait un choc, il a amplifié ses sorties avec les copains. Enceinte une seconde fois, sa femme est repartie dans sa famille et Serge a repris les navettes. Finalement le couple divorce. De plus le père de Serge décède dans un accident. Il est très affecté par ces deux événements et boit de plus en plus pour échapper à la dépression et aux sentiments négatifs. Un jour, suite à un ennui dans son travail, il a un véritable déclic et décide de se soigner : cure de sevrage à l'hôpital puis post-cure. En postcure, il rencontre une femme qui lui donnera plus tard un enfant et le quittera au bout de 3 ans sans explication. Malgré ses problèmes, Serge n'a pas retouché à l'alcool, il est fier de ce qu'il est devenu Pour résumer : Serge a fréquenté très jeune les cafés. Les copains ont toujours été très importants pour lui. Après l'échec de sa vie conjugale, il devient dépendant à l'alcool et en souffre. Un jour, au travail, il a le déclic et fait une cure de sevrage. Il retrouve l'estime de soi et, malgré de nouveaux échecs dans le domaine affectif, maintient son comportement d'abstinence. Le message délivré par serge est beaucoup moins clair que celui de Mélanie. A aucun moment il ne semble s'adresser à un destinataire. Il raconte son histoire, débordant largement du cadre de l'alcool. Son témoignage donne l'impression que ses problèmes éthyliques ont été secondaires et consécutifs aux événements de vie, notamment à ses déboires conjugaux et au décès de son père. Pourtant ils se sont étalés sur de longues années et ont provoqué chez lui un mal-être et une dépression centrale. Mais à cause de la progression lente du processus et son chevauchement avec des événements de vie dramatiques, Serge ne semble pas avoir pris réellement conscience avant de guérir que l'alcool avait joué un rôle important dans ses ennuis. Le discours de Serge est beaucoup plus riche que celui de Mélanie. Il met en scène également très peu d'acteurs : son père, sa femme et son amie, mais ces acteurs ont un rôle. Il exprime très peu ses sentiments, privilégiant les faits, mais laisse beaucoup d'indices sur son fonctionnement psychique. Comme Mélanie, son adolescence est placée sous le signe du manque et de la perte : divorce des parents, absence du père, déni de la mère. Il comble sa solitude en fréquentant des amis : « J'avais comme repère dans ma vie ou plutôt dans mon adolescence les copains. Tout était construit autour d'eux. ». Il prend donc très jeune l'habitude de fréquenter les cafés et sans doute de boire de l'alcool, mais il n'en parle absolument pas. Il n'aborde le sujet de l'alcool que dans le derniers tiers de son témoignage, pour dire qu'il devenait alcoolique sans s'en rendre compte. Et c'est l'alcool qui va le renfermer à nouveau dans la solitude : « Personne à qui parler, à qui se confier, toute ma famille m'a fermé la porte au nez ». La problématique centrale de Serge semble être la Femme. Au début du récit, il n'écrit même pas le mot « mère » : « Mes parents ont divorcé et j'ai préféré rester avec mon père ». Lorsque sa femme le trompe, c'est un véritable traumatisme, il est abandonné une seconde fois : « J'ai cru pardonner, mais au fond de moi il n'y avait plus cet amour, cette confiance (...), je n'arrivais plus à la désirer ». Il pense être victime des femmes, abandonné sans raison : « J'ai fait des pieds et des mains pour être muté. Le jour de ma mutation (pour la rejoindre), mon épouse m'a annoncé que nous divorcions », « 6 mois après l'accouchement, elle (ma nouvelle amie) m'a quitté alors que rien ne laissait entrevoir une telle décision ». Au niveau de la personnalité, Serge présente une grande culpabilité associée à une idéation persécutoire. Il l'affirme explicitement dans plusieurs passages : « j'en avais assez d'avoir ce sentiment de culpabilité, de ne plus pouvoir regarder les gens en face » ; « Je ne culpabilise plus, je regarde les gens en face », mais laisse ressortir ce trait implicitement tout au long du témoignage : « j'ai vite senti que je n'étais pas trop accepté quand je rentrais », « elle (mon ex) en profitait pour me salir aux yeux de tout le monde », « J'en avais assez (...) de laisser les autres salir mon image en racontant je ne sais quels mensonges » ; « je sentais autour de moi qu'il se passait des choses, qu'on m'en voulait ». C'est cette culpabilité qui a provoqué en lui le déclic d'arrêter de boire : « Un beau jour, je crois que c'est le plus beau jour de ma vie, un ennui au travail m'a fait avoir le déclic. J'en avais assez de me lever le matin fatigué, d'avoir ce sentiment de culpabilité, (...), de baisser les yeux sans arrêt ».
Je pense que nous pourrions fonder l'hypothèse suivante sur le parcours éthylique de Serge : Livré à lui-même très jeune, il lutte contre la solitude en développant le culte des copains, associé à la fréquentation des bars et à la boisson. Il ne recherche pas les effets du produit, mais il devient sans doute dépendant à l'alcool beaucoup plus tôt qu'il ne le dit, avec des effets secondaires sur son comportement et sa vie de famille dont il n'est pas conscient. Il se considère comme victime, mais est sans doute également bourreau. L'alcoolisation provoque une baisse de son estime de soi ainsi qu'un sentiment de culpabilité et d'infériorité grandissant. Il vit ses ennuis conjugaux à travers le filtre de ces troubles et se sent persécuté, sali, victime d'un complot familial ; l'abandon de sa femme, tant redouté car il reproduit celui de sa mère, accélère son chemin vers l'alcoolo-dépendance. C'est seulement à ce moment qu'il prend conscience de son alcoolisation et réagit. L'abstinence apporte la solution à ses problèmes en réduisant ses troubles de personnalité que les longues années d'alcoolisation avaient exacerbés. Il pense être devenu un homme nouveau, alors qu'en fait il est simplement la personne qu'il aurait été s'il ne s'était pas alcoolisé depuis son adolescence. Serge a été pleinement conscient de sa guérison, mais est resté très longtemps (et encore maintenant semble-t-il) dans le déni de son alcoolisation précoce et des problèmes psychiques qui en ont découlé. Discussion sur l'analyse des témoignages Nous avons vu dans ces deux témoignages que : Le récit référentiel (ce que dit l'auteur) était pauvre, peu partageable et qu'il était difficile à un destinataire de s'en approprier le contenu à des fins d'exemple. Le récit sous-jacent modal (ce que pense l'auteur de ce qu'il nous dit) était au contraire très riche grâce aux indices langagiers laissés par le narrateur (notamment concernant la prise en charge du discours et les mondes possibles occultés). L'hypothèse 3, stipulant que le message délivré par le biais des témoignages va au-delà de l'énoncé est vérifiée. Si les témoignages laissés sur les forums Internet sont aussi nombreux et qu'autant de gens les lisent, c'est que les destinataires peuvent se reconnaître dans ces récits pourtant bien peu informatifs à première vue. Faut-il en conclure que les personnes en difficulté avec l'alcool font une autre lecture de ces récits, à un niveau plus symbolique ? En analysant les discours, nous avons réussi à retracer de façon logique et cohérente, sans interprétations trop floues, le parcours éthylique des personnes, parfois même au-delà de leur propre compréhension des choses (par exemple, le déni prolongé de Serge envers son alcoolisation). Est-il possible aux destinataires de parvenir aux mêmes conclusions en procédant à une simple lecture de ces témoignages ? L'objectif du témoignage serait atteint si par exemple, en lisant le récit de Serge, une personne alcoolique se disait : « En fait je suis dans le même cas : si ça se trouve, tous les ennuis que j'ai au travail ne sont pas de la faute de mon chef qui ne comprend rien et qui m'en veut ; je me demande si moi aussi je ne bois pas trop sans m'en rendre compte et que cela influe sur mon comportement et sur mes compétences. » Dans ce cas-là, la portée du témoignage irait même au-delà des intentions de son auteur, car le destinataire aurait mieux compris que lui la cause des problèmes qu'il relate. Le témoignage consisterait donc à sélectionner intuitivement (et inconsciemment) parmi une multitude de faits et de pensées ceux qui pourraient avoir du sens et les livrer au lecteur dans l'ordre chronologique, en pensant que ce dernier sera capable d'inférer à partir du factuel des informations qu'il pourra s'approprier. Ces informations pourront même être ignorées de l'auteur lui-même. Si je tiens compte des observations que j'ai pu faire pendant mon stage au sein du groupe de parole, cela est très possible : malgré toutes les différences (d'âge, de sexe, de niveau social, d'ethnie, d'état de santé et d'ancienneté dans l'alcool ou dans l'abstinence) qui opposaient les patients alcooliques, ces derniers semblaient partager un référentiel commun (traduit par une réelle complicité lexicale et sémantique) qui n'était pas celui des soignants et des personnes non dépendantes de l'alcool en général. Cela est également vrai pour toutes les passions : les collectionneurs passionnés de timbre, indépendamment de toute autre caractéristique, partagent également un vocabulaire et des représentations non partageables spontanément par un profane. Nous allons donc franchir le pas et dire que le témoignage, au-delà des mots compréhensibles par tous, véhicule des représentations qui, elles, ne sont pas partageables directement par les personnes non alcooliques. Pour les comprendre, le lecteur non alcoolique devra se livrer à un travail de décodage et d'analyse tel que nous l'avons fait ici. La personne « passionnée » par l'alcool, au contraire, y aura accès intuitivement et directement. L'auteur des témoignages construira spontanément des représentations partageables à partir de mots et de phrases plutôt pauvres sur le plan informatif. La portée sémantique de ces textes une fois interprétés par le destinataire dépassera même souvent l'intention de leur auteur. Questionnement sur le parcours de l'alcoolique : Le « déclic » existe-t-il ? Est-il unique ou marque-t-il chaque étape de la « guérison » ? Tous les témoignages écrits font référence, explicitement ou implicitement, à la notion de déclic. Pourtant, dans nos recherches, nous n'avons trouvé aucune théorisation autour de ce concept. Que signifie « avoir le déclic » pour un alcoolique ? Dans Le petit Robert, le mot « déclic » a deux sens : Au sens propre, mécanisme destiné à déclencher un mécanisme. Au sens figuré, compréhension soudaine et intuitive. Saisie immédiate de la vérité sans l'aide du raisonnement. Le déclic ne serait donc pas l'aboutissement d'un processus cognitif, mais au contraire la prise de conscience soudaine d'un état de fait. En étudiant les témoignages d'anciens alcooliques parvenus à l'abstinence, on s'aperçoit que le parcours de ces derniers comprend en général plusieurs déclics : Le déclic de boire Ce déclic se produit en général dans la phase de pré-alcoolisation chez les patients pour qui les effets psychotropes de l'alcool sont une véritable révélation : « Maladivement timide, je découvris que l'alcool permet de délier les langues (...) avec un petit verre dans le nez, la timidité disparaissait comme par enchantement »27(*). « En plus de me donner un peu d'assurance, l'alcool m'aidait à oublier le manque d'attention et d'affection de mon petit ami28(*) ». La personne comprend soudain que l'alcool a la propriété de combattre avec succès ce qui les gêne en eux. Ce déclencheur est essentiellement sensitif et affectif ; la personne prend conscience qu'elle va mieux si elle s'alcoolise et que cette amélioration est reproductible à volonté. C'est effectivement un mécanisme qui va déclencher un autre mécanisme (le renforcement positif et/ou négatif), lui-même susceptible de générer ultérieurement d'autres mécanismes (tolérance, dépendance). Tous les malades alcooliques ne ressentent pas ce déclic et en retour tous ceux qui le ressentent ne deviennent pas alcooliques. Le déclic d'un comportement pathologique envers l'alcool Ce déclic se produit dans la phase prochronique. Tous les alcooliques ne le vivent pas car de nombreux usagers abusifs et même dépendants restent dans le déni de boisson. Mais d'après les témoignages des patients qui décident de réagir, tous prennent un jour conscience que leur comportement est nocif et qu'ils ne le maîtrisent plus vraiment. Ce déclic peut se produire longtemps après que la personne ait été mise en garde par son entourage : « Des observations par mon épouse, mon employeur me faisaient réagir quelques jours et je remettais ça (...). Le feu rouge s'est allumé lorsque je me suis rendu compte que je m'arrêtais seul au bar, que je n'avais plus besoin de copains pour m'entraîner29(*) ». Le déclic de l'arrêt Il ne faut pas confondre ce déclic avec la décision de l'abstinence. Le déclic est individuel et n'appartient qu'à la personne. Un alcoolique peut décider d'arrêter de boire pour de multiples raisons, la plupart d'entre elles étant exogènes (pression de l'employeur ou du médecin, ennuis avec la justice, ultimatum du conjoint, etc.). Très souvent, ce déclic se produit après l'abstinence, voire même après plusieurs rechutes : « A ma sortie de cure, j'ai vu les sourires de ma fille (...) que j'avais perdus depuis longtemps, je me suis dit il doit y avoir quelque chose de changé en toi, il faut continuer dans ce sens-là30(*) » Il génère une intention forte et durable « Un jour, je me suis regardé dans une glace et celui que j'ai vu ce n'était plus moi (...) cette envie de vivre libre et ce désir de ne plus toucher à l'alcool sont toujours aussi forts que ce jour où j'ai pris cette décision de redevenir moi-même31(*) ». Mais dans bien des cas ce déclic n'est pas suivi immédiatement d'un comportement d'abstinence : « Le feu rouge s'est allumé (...) c'était décidé j'arrête demain. J'ai essayé plusieurs fois seul, avec un traitement médical (ESPERAL), je tenais trois mois maxi et la vie infernale redémarrait32(*) ». Le déclic de reboire Il touche presque tous les alcooliques ayant vécu une alcoolo-dépendance sévère. Nous avons vu dans la partie théorique que le comportement de boisson n'obéissait pas complètement aux principes du conditionnement classique, notamment en ce qui concerne l'extinction. Divers facteurs (besoins physiologiques, associations, rappels mnésiques) peuvent provoquer chez l'alcoolique abstinent, même de longue date, l'envie brutale de reboire (connue sous le nom de « flash ») : Le déclic de reboire, ça te prend comme un coup de téléphone, c'est brutal, t'as une image qui te traverse la tête, tu peux pas résister (...) Mais ce qu'il faut que tu saches quand ça va t'arriver, c'est que ça dure pas longtemps cette envie, ça passe vite. Et si t'as pas d'alcool à la maison et que tu dois aller à l'épicerie ou au café tu auras le temps de changer d'avis et de résister33(*) ». Le déclic de l'arrêt définitif En général, les anciens alcooliques qui témoignent sur les forums restent prudents et ne se déclarent jamais à l'abri d'une rechute. Mais certains malades citent toutefois un dernier type de déclic, la certitude de ne plus jamais reboire. Des patients ayant rechuté plusieurs fois « savent » un beau jour que cette fois-ci ils parviendront à maintenir leur comportement d'abstinence : « J'ai toujours été persuadé que l'alcool était une sorte de baguette magique qui transformait Jean-Pierre le triste, le timide, le complexé en Jean-Pierre l'ambitieux, le boute-en-train, le meneur. C'est sans doute pour ça que, malgré les innombrables cures de sevrage, chaque période d'abstinence se traduisait par un terrible vide qui me ramenait invariablement à l'alcool. Mais un jour, j'ai brutalement compris que ce n'était pas l'alcool qui me rendait gai et courageux, que cette gaîté et cet humour je les avais en moi ; l'alcool ne crée rien, il révèle c'est tout ; et ce que je faisais grâce à l'alcool, je devais pouvoir le faire sans alcool ». Certains alcooliques devenus abstinents connaîtront tous ces déclics, d'autres n'en connaîtront pratiquement aucun, ou plutôt n'en prendront pas conscience. Le « déclic » tant cité par les patients alcoolique n'est donc pas unique, il recouvre un ensemble de ruptures qui jalonne les étapes de la guérison. * 26 Témoignage de Mélanie * 27 Témoignage de Yann * 28 Témoignage de Mélanie * 29 Témoignage de Joseph * 30 Témoignage de Camille * 31 Témoignage de Gilbert * 32 Témoignage de Joseph * 33 Propos exprimés par un membre des Alcooliques Anonymes au sein du groupe de parole de l'hôpital Delafontaine. |
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