Conclusion
L'alcoolique guéri est-il un non consommateur
normal ?
Pourquoi l'alcoolique guéri va parfois « plus
haut » qu'avant son alcoolisation ? Un argument envers ce
« dépassement de soi » au sens propre pourrait
être le suivant : lorsque le sujet a commencé à vivre
par et pour l'alcool, il n'avait pas encore été au bout de ses
expériences phénoménologiques, celles qui permettent
à l'individu normal de progresser dans sa pensée.
Très vite l'alcoolique se contente des rêves que lui
procure l'alcool, et ces rêves sont toujours les mêmes. En effet,
les expériences psychiques qu'ils font vivre n'intègrent pas les
expériences précédentes et ne sont dirigées vers
aucun futur, contrairement aux expériences
phénoménologiques. L'alcoolique est comme figé dans le
temps, il ne peut pas se projeter dans l'avenir. Cela pourrait expliquer
pourquoi le thème du temps est si présent dans les
témoignages.
Lorsqu'il arrête son alcoolisation, on pourrait penser
qu'il va reprendre son « chemin » là où il
l'avait interrompu et vivre de nouvelles expériences qui vont le faire
progresser. Quand l'alcoolique devenu abstinent désinvestit l'alcool,
c'est en fait lui-même qu'il désinvestit, sa personne sous
alcoolisation, son monde intérieur onirique.
Par contre, les problèmes rencontrés et non
résolus par le patient n'auront pas disparu du simple fait de son
abstinence. Alors aussi qu'en période d'alcoolisation, il niait ces
problèmes ou les considéraient comme peu importants ou peu
gênants, il devra maintenant y faire face sans l'aide de l'alcool.
Le piège à éviter dans l'analyse des
témoignages est de penser que les alcooliques disent tout. On a tendance
à le croire car ces écrits donnent l'impression d'une grande
sincérité : les anciens malades se fustigent, dramatisent
souvent leurs déboires et le mal qu'ils ont causé aux autres.
Mais ils laissent aussi de grandes zones d'ombre. Rares sont ceux
qui expriment par exemple ce qu'ils pensaient vraiment des choses quand ils
étaient alcoolisés ; ils ne décrivent pas non plus
leurs rêves éthyliques, c'est trop honteux car très secret.
Le film « Un singe en hiver » illustre bien
cette double vie de l'alcoolique. Les mondes oniriques de Gabin (la guerre
d'Indochine) et de Belmondo (toréador vedette) se nourrissent de
souvenirs lointains, toujours les mêmes, qui ne revivent que le temps
d'une ivresse. Et c'est pourtant ces moments de rêve
éphémères qui donnent de l'épaisseur et un sens
à leur vie faites de manques et de regrets. L'histoire se termine par
cette phrase : « En arrêtant de boire, il a renoncé
à rêver ; et ce fut le début d'un long
hiver ».
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