CHAPITRE III LE RECOURS À LA FORCE ET LE CAS
IRAQUIEN
La guerre en Irak a constitué une troisième
phase dramatique pour le droit international du maintien de la paix. À
première vue, elle semble marquer un retour vers un
unilatéralisme anarchique certain par le biais de la répudiation
directe du système de la Charte. Il semblerait que nous assistions
à une utilisation de la force armée par les États-Unis
uti singuli à travers une auto-interprétation des normes
pertinentes selon leurs propres intérêts.
Il faut néanmoins signaler, de prime d'abord, que la
guerre en Irak a été argumentée et débattue par les
États-Unis, leurs alliés, ou leurs sympathisants, et qu'elle n'a
pas simplement été déclenchée par
répudiation directe de tout critère de légalité ou
de légitimité. Comme nous l'avons indiqué au cours des
pages précédentes, l'argumentation en présence est ce qui
importe, dans la mesure où l'argumentation vise toujours à
présenter le cas présent comme un exemple d'application de normes
générales, qu'elles soient reconnues ou non. Or, les
États- Unis ont utilisé plusieurs registres argumentaires comme
motif de cette guerre.
Suivant ce qui a été dit dans les pages
précédentes, l'utilisation de la force par un État est
justifiable soit comme exercice du droit de légitime défense,
soit en application d'une autorisation du Conseil de Sécurité.
Comme nous le savons, la guerre en Irak a commencé en l'absence
d'autorisation ad hoc du Conseil de Sécurité sur le
modèle de la résolution 678, ainsi qu'en l'absence prima
facie d'une agression directe de la part de l'Irak contre les
États- Unis, contre leurs alliés, ou contre tout autre membre des
Nations Unies.
De plus, d'une part, l'invasion de l'Irak a néanmoins
été justifiée dans le cadre du système de
sécurité collective, plus précisément sur la base
d'une autorisation du Conseil de Sécurité émanant de la
combinaison des résolutions 678 (1990), 687 (1991), et 1441 (2002),
d'autre part, cette intervention militaire a été, en quelque
sorte, la première application de la « doctrine Bush »
concernant le recours à la force d'une façon
préventive.
3.1. L'argument de l'autorisation implicite du Conseil de
Sécurité
Dans son discours devant l'Assemblée
Générale, prononcé le 12 septembre 2002242, le
président des États-Unis a énuméré les
obligations de l'Irak qui lui ont été imposées par le
Conseil de Sécurité suite à son invasion du Koweït en
1990. Le non-respect de ces obligations, toujours selon le président
américain, devrait être considéré comme une menace
à la paix et à la sécurité internationales. Lors de
son discours sur l'ultimatum du 17 mars 2003, il a déclaré que :
« In the case of Iraq, the Security Council did act, in the early 1990s.
Under Resolutions 678 and 687 -- both still in effect -- the United
States and our allies are authorized to use force in ridding Iraq of weapons of
mass destruction. This is not a question of authority ; it is a question of
will »243.
Il faut rappeler que la résolution 678 du Conseil de
Sécurité, adoptée lors de l'invasion du Koweït par
l'Irak en 1990, autorisait les États à coopérer avec le
Koweït et à « user de tous les moyens nécessaires
»244 pour le libérer de l'occupation iraquienne, en
application de la résolution 660 qui demandait, pour la première
fois, à l'Irak de se retirer du Koweït.
242 Le texte du discours est disponible en ligne :
[http ://
www.whitehouse.gov/news/releases/2002/09/print/200209
12-1 .html].
(Page visitée le 17 avril 2007.)
243Lors de ce discours George W. Bush a exigé
que « Saddam Hussein and his sons must leave Iraq within 48 hours »;
s'ils refusent, une action militaire sera entreprise contre l'Irak.
Le texte du discours est disponible sur le site [en ligne] :
[http ://
www.whitehouse.gov/news/releases/2003/03/print/200303
1 7-7.html], (page visitée le 17 avril 2007).
244S/RES/678, 29 novembre 1990, par. 2.
Quant à la résolution 687, qui portait sur les
conditions du cessez-le-feu suite à la libération du Koweït
et à la défaite militaire de l'Irak, elle annonçait que le
Conseil de Sécurité avait décidé « [...] de
rester saisi de la question et de prendre toutes nouvelles mesures qui
s'imposeraient en vue d'assurer l'application de la présente
résolution et de garantir la paix et la sécurité dans la
région »245.
De plus, la résolution 1441, adoptée le 8
novembre 2002 à l'unanimité, rappelle toutes les
résolutions antérieures relatives à l'Irak et notamment la
résolution 678 (1990) et la « [...] résolution 687 (1991)
[qui] imposait des obligations à l'Irak en tant que mesure indispensable
à la réalisation de son objectif déclaré du
rétablissement de la paix et de la sécurité
internationales dans la région »246. Dans cette
résolution, le Conseil de Sécurité prend en
considération « la menace que le non-respect par l'Irak des
résolutions du Conseil et la prolifération d'armes de destruction
massive et de missiles à longue portée font peser sur la paix et
la sécurité internationales »247. En vertu du
chapitre VII de la Charte, le Conseil de Sécurité :
Décide [...] d'accorder à l'Irak [...] une
dernière possibilité de s'acquitter des obligations en
matière de désarmement qui lui incombent en vertu des
résolutions pertinentes du Conseil, et décide en
conséquence d'instituer un régime d'inspection renforcé
dans le but de parachever de façon complète et
vérifiée le processus de désarmement établi par la
résolution 687 (1991) et les résolutions ultérieures du
Conseil248.
Enfin, le Conseil de Sécurité « rappelle,
dans ce contexte, qu'il a averti à plusieurs reprises l'Irak des graves
conséquences auxquelles celui-ci aurait à faire face s'il
continuait à manquer à ses obligations »249.
245S/RES/687, 3 avril 1991, par. 2-32.
246S/RES/1441, 8 novembre 2002, considérants 1,
4 et 5 du préambule. 247Ibid., considérant
3.
248Ibid., par. 2.
249Ibid., par.13.
Dans un article intitulé « Preemption, Iraq
and International Law »250, le conseiller juridique du
département d'État, William Howard Taft VI, ainsi que le
conseiller juridique assistant pour les affaires politiques et militaires du
département d'État, Todd Buchwald, ont exposé
l'argumentation américaine fondée sur une autorisation du Conseil
de Sécurité. Dans leur raisonnement, ils partent de la
résolution 678 qui « exige que l'Irak se conforme pleinement
à la résolution 660 et à toutes les résolutions
pertinentes adoptées ultérieurement » pour en déduire
que le non-respect des résolutions 687 (1991) et 1441 (2002) implique
une autorisation de recourir à la force. Pour appuyer leur mode de
pensée, les auteurs citent un passage d'une déclaration faite par
le Secrétaire général des Nations Unies en 1993 suite
à un raid aérien sur l'Iraq :
[the] raid was carried out in accordance with a mandate from
the Security Council under resolution 678 (1991), and the motive for the raid
was Iraq' s violation of that resolution, which concerns the ceasefire. As
Secretary-General of the United Nations, I can tell you that the action taken
was in accordance with the resolution of the Security Council and the Charter
of the United Nations251.
Les auteurs concluent que « all agreed that a Council
determination that Iraq had committed a material breach would authorize
individual member states to use force to secure compliance with the council's
resolutions »252. En d'autres termes:
[T]he Council imposed a series of conditions on Iraq,
including most importantly extensive disarmament obligations, as a condition of
the ceasefire declared under UNSCR 687. Iraq has « materially breached
» these disarmament obligations and force may again be used under UNSCR
678 to compel Iraqi compliance. Historical practice is also clear that a
material breach by Iraq of the conditions for the ceasefire provides a basis
for use of force253.
250William Taft et Todd Buchwald, « Preemption,
Iraq and International Law », A.J.I.L, vol.97-3, 2003, à la page
557.
251Conférence de presse tenue par le
Secrétaire général des Nations Unies Boutros Boutros
Ghali, le 14 janvier 1993 à
Paris.
UNDOC.SG/SM/4902/Rev.1, p.1.
252Supra note 250, à la page 560.
253William.H Taft, Discours devant l'association
nationale des procureurs généraux, 20 mars 2003, disponible [en
ligne] sur : [http ://
www.state.gov/s/l/2003/44408.htm]
(page visitée le 22 avril 2007).
Toujours selon cette thèse, les États-Unis ont
aussi argumenté en faveur de cette intervention armée, plus
précisément à travers une interprétation
très extensive du dernier paragraphe de la résolution 1441
concernant les « graves conséquences auxquelles [l'Irak] aurait
à faire face ». Ce paragraphe a été
interprété comme une autorisation implicite à intervenir
en utilisant la force militaire254, faite par le Conseil de
Sécurité aux États membres.
L'argumentation américaine concernant l'autorisation
permanente a été soutenue et défendue officiellement par
le gouvernement britannique. Selon l'Attorney General Lord Goldsmith, «
[the] authority to use force against Iraq exists from the combined effect of
resolutions 678, 687 and 1441. All of these resolutions were adopted under
Chapter VII of the UN Charter which allows the use of force for express purpose
of restoring international peace and security »255. Pour le
gouvernement britannique, l'autorisation contenue dans la résolution 678
rend licite tout recours à la force armée chaque fois que l'Irak
menace la paix et la sécurité internationales en violant l'une
des conditions du cessez-le-feu énoncées dans la
résolution 687, dans la mesure où le cessez-le-feu -- à
savoir l'inactivation de l'autorisation contenue dans la résolution 678
-- est dépendante du respect de la résolution 687. En d'autres
termes, la qualification faite par le Conseil de Sécurité selon
le Chapitre VII (ici dans le texte de la résolution 1441) ouvre la voie
à une intervention étatique, même unilatérale,
puisque cette intervention serait légitimée par un renvoi
implicite de la résolution 687 à la résolution
678256.
254L'argument de l'autorisation implicite a
été présenté pour la première fois dans le
cadre de la crise des missiles à Cuba en 1962 ; voir Quincy Wright,
« The Cuban Qarantine », AJIL, vol.57, 1963, p. 546.
255Attorney General Lord Goldsmith, « Legal
basis for use of force against Iraq », Monday 17 March 2003, disponible
[en ligne] sur [http ://
www.pm.gov.uk/print/page3287.asp],
(page visitée le 22 avril 2007). Lettre datée du 20 mars 2003,
adressée au Président du Conseil de sécurité par le
Représentant permanent du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du
Nord auprès de l'Organisation des Nations Unies, S/2003/350, 21 mars
2003.
L'Australie, quant à elle, a adopté
l'argumentation anglaise ; voir la lettre datée du 20 mars 2003,
adressée au Président du Conseil de sécurité par le
Représentant permanent de l'Australie auprès de l'Organisation
des Nations Unies, S/2003/352, 21 mars 2003.
256Supra note 250, à la page 562.
On peut donc dire que c'est grâce à une
interprétation combinée via le rapport de continuité, qui
existerait entre les résolutions 678 (1990), 687 (1991) et 1441 (2002),
que les États-Unis et leurs principaux alliés ont essayé
de démontrer le caractère légal de leur recours à
la force dans le cas iraquien.
Toutefois, cet argument fondé sur une autorisation
préalable ou implicite du Conseil de Sécurité ne survit
pas à l'analyse.
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