III. Discutions sur les résultats obtenus
1. Les rôles respectifs et évolutions
possibles des outils
a) Les tableaux de bord verts: des outils adaptés
pour le pilotage
Lorsque j'affirme que l'hypothèse H 1 .1 ("Les outils
de gestion environnementaux sont des outils de pilotage") ne peut pas encore
être validée à ce jour, il convient de bien insister sur
les notions "encore" et "à ce jour" qui intègrent la notion de
temps et évoquent de probables évolutions dans les années
à venir. Il est clair que le pilotage environnemental des
activités se met en place au fur et à mesure que les outils
adéquats se construisent et que les enjeux des entreprises
évoluent. Mais quels sont les arguments qui me permettent de
l'affirmer?
Tout d'abord, il est clair que suite aux pressions que
subissent les acteurs de l'économie en termes d'environnement, des
outils environnementaux de plus en plus aboutis se mettent progressivement en
place, car leur but est de répondre aux exigences imposées dans
ce domaine. Or, ces exigences croissent au fil des années, et il est
très probable que dans les années qui viennent, la
règlementation exigera aux groupes cotés non seulement de fournir
des données sur leurs impacts environnementaux, mais également
d'acquérir une maitrise de ces impacts et d'accomplir des objectifs
chiffrés en termes de réduction de ces impacts. C'est
déjà le cas dans quelques domaines restreints, mais il est clair
que l'historique des impacts n'est pas encore assez riche pour pouvoir
définir les objectifs avec précision. Nous sommes encore en phase
d'observation. La taxe carbone représente à l'heure actuelle la
principale obligation légale poussant les entreprises à
travailler sur les réductions de leurs impacts et représente
à la fois un challenge environnemental et économique. Il en sera
de même pour les autres exigences environnementales de la part des
parties prenantes, dans la mesure où les efforts en matière
d'environnement seront également bénéfiques sur d'autres
aspects.
D'autre part, ce qui ressort de l'étude terrain, c'est que
les entreprises prennent déjà des décisions de gestion
basées sur des critères environnementaux,
mais il se trouve que ces décisions ne sont pour le
moment pas pilotées via des outils de gestion dans bien des cas. D'ici
à ce qu'un système de pilotage plus normalisé se mette en
place, il n'y a qu'un pas. Dans le cadre de prestations sur mesure ou de
gestion de projets, certains groupes proposent déjà à
leurs clients différentes alternatives pour un même projet qui
implique des impacts environnementaux différents. Pour cela, elles
mettent en place des outils précis mais ne pilotent pas directement dans
le mesure ou le choix est pris par un acteur externe.
Si les outils de gestion environnementaux ne sont pas encore
des outils de pilotage, leur mise en place est actuellement une tendance
globale et il ne serait pas surprenant de voir d'ici quelques années des
outils de pilotage opérationnels qui commenceront à se
généraliser.
b) Les bilans carbone et les éco bilans: des
outils de diagnostic avant tout
Mis en place depuis 2003 et adapté au fil des
années, le bilan carbone est un outil que l'ADEME tente de
généraliser et d'adapter à tout type d'entreprises. Il
s'agit par l'intermédiaire de cet outil d'analyser les principales
activités de l'entreprise et de les traduire en une quantité
équivalente d'émissions de carbone.
Il s'agit là véritablement d'un outil de
diagnostic: il permet de dresser un bilan de l'entreprise en termes
d'émissions et a vocation d'orienter les décisions
stratégiques quand aux moyens mis en place pour les réduire.
Comme l'écobilan et l'analyse du cycle de vie, le bilan
carbone est une démarche lourde à mettre en place et qui ne peut
être répétée fréquemment. Ces trois outils
répondent bien à la définition d'outil de diagnostic de H.
BOUQUIN qui les définit comme des outils servant à "donner
une image de la trajectoire de l'entreprise d'un point de vue externe".
L'outil de diagnostic est ponctuel mais précis. Il a
également vocation à être global, et c'est effectivement le
cas du bilan carbone qui s'intéresse à l'ensemble de
l'activité de l'entreprise. On retrouve la notion de point de vue
externe dans le fait que ces outils soient élaborés ou
validés par des organismes à vocation neutre (comme l'ADEME, par
exemple) et donc relativement normalisés.
La notion d'image traduit le caractère ponctuel de la
démarche. Les outils tels que le bilan carbone ou l'ACV donnent
effectivement une image statique, prise à un instant t.
c) Une nouvelle logique à intégrer dans le
processus de gestion
La principale raison pour laquelle les données
financières sont encore très peu présentes dans la mesure
de l'impact environnemental est qu'il est très difficile de trouver une
équivalence entre deux logiques qui se retrouvent confrontées
pour la première fois: la logique environnementale et la logique
économique. Comme l'illustrent Pierre BARRET et Benjamin DREVETON
(2006), l'évaluation des impacts environnementaux est aujourd'hui
très imprécise et approximative.
Il est pour le moment difficile d'intégrer
réellement une logique environnementale dans le processus de
décision classique qui implique une multitude de paramètres mais
dans lequel on a historiquement tendance à beaucoup s'appuyer sur les
arguments financiers. Cependant, cette tendance est actuellement en train
d'évoluer: de plus en plus, les entreprises mettent en avant des
arguments d'ordre environnemental pour justifier leurs décisions, et
cette démarche bénéficie de plus en plus de l'appui des
parties prenantes au fur et à mesure que les mentalités
évoluent.
Il n'en est pas moins nécessaire à ce jour de
faire un lien entre les politiques économiques et environnementales des
entreprises, pour que des arguments d'ordre financier puissent appuyer les
décisions environnementales.
Un exemple de ce qui est développé
précédemment: le système de la taxe carbone et des
émissions de droits à polluer mis en place via le protocole de
Kyoto. Il s'agit le d'une passerelle simple et directe entre la logique
financière et environnementale: une émission équivaut
à un cout. Réduire ses émissions permet donc
également de performer en termes économiques. Cette mesure incite
les entreprises à fournir des efforts en termes d'environnement, mais
elle les oriente également en les incitant à agir en
priorité sur les gaz à effet de serre.
2. Vers la mise en place d'une compta-carbone?
a) Des priorités à prendre en
compte
La recherche d'une unité commune est très
importante: dans une logique purement financière, l'unité
monétaire sert d'étalon de référence et rend
possible calculs, comparaisons, agrégations et facilité la
tâche des outils de pilotage. Dans un contexte d'impacts environnementaux
ou les données sont exprimées dans une multitude d'unités
différentes, il devient beaucoup plus complexe de construire des outils
de pilotage. Comment en effet interagir sur un tas d'indicateurs qui n'ont,
à priori rien à voir les une avec les autres? Il faut bien
évidement fixer des priorités.
La solution émane peut être du contexte
géopolitique du moment. Deux préoccupations d'ordre à la
fois écologique et économique prédominent
l'actualité: le réchauffement climatique et l'épuisement
des ressources énergétiques à base de carbone. Le rejet de
CO2 fait le lien entre ces deux problématiques car le CO2 est le
principal gaz à effet de serre émis par l'activité humaine
et qu'il implique en amont, une consommation de ressources carbonées. Le
protocole de Kyoto pose un cadre légal à cette
problématique prioritaire et pousse les sociétés à
se préoccuper de façon prioritaire de leurs émissions.
b) Une généralisation de l'outil
possible
La notion de comptabilité carbone sous-entend deux
choses:
- D'une part que l'intégralité des impacts
environnementaux mesurable puisse être convertie en rejets de CO2
équivalents, ce qui permettrait d'utiliser cette unité de mesure
sur l'étendue de toute une activité d'entreprise. Cette
équivalence convertirait tous les processus, les quantités de
matière utilisées ou les rejets en une seule unité et
permettrait de comparer des impacts environnementaux jusque la incomparables.
Ces équivalences se heurtent néanmoins à certaines
limites: la pertinence des conversions et la non possibilité de
convertir certains impacts. Comment, par exemple, considérer les
activités d'une centrale nucléaire, très performante sur
le plan du CO2 mais dont les déchets restent radioactifs durant
plusieurs millions d'années? Qu'en est il des autres formes de
pollution?
- D'autre part que ce système ne soit plus seulement
utilisé dans le cadre d'un diagnostic environnemental, mais
également de manière plus régulière dans la gestion
au quotidien de l'entreprise. Il devra donc être intégré
dans les systèmes de pilotage, les tableaux de bord et les autres outils
qui accompagneront cette gestion.
Si ces deux conditions sont réunies, il sera possible
de chiffrer tous les impacts environnementaux dans une unité commune, et
ainsi de mieux pouvoir les traiter et les comparer, comme il est possible de le
faire aujourd'hui avec les recettes et les coûts des différentes
activités. Par extension, il sera plus simple d'établir une
équivalence entre les unités financières et celles qui
permettent de chiffrer es impacts environnementaux pour mieux allier logique
financière et logique environnementale.
Beaucoup de "si" et de suppositions finalement nous
séparent de cette hypothétique évolution des
stratégies environnementales, mais si cette évolution peut
être évoquée avec tant de pertinence, c'est bel et bien
grâce aux observations du terrain qui la confortent en tous points.
VI. Apports et limites de la recherche
1. Un point de vue plus clair sur la
littérature étudiée
a) J. DESMAZES et J-P. LAFONTAINE: un point de vue
partagé
Les deux auteurs ont publié en 2005 un article de
recherche intitulé « L'assimilation des budgets
environnementaux et du tableau de bord vert par les entreprises »,
article que j'ai cité à plusieurs reprises lors de
l'étude théorique. Ils y démontrent par une étude
terrain que les entreprises ont tendance à mieux assimiler les tableaux
de bord "verts" que les budgets environnementaux.
Ces résultats se sont confirmés sur le terrain:
les entreprises ont en effet plus de facilités à mettre en place
des tableaux de bord dédiés aux performances environnementales,
qui sont alimentés par des données physiques et répondent
donc à une logique tout à fait nouvelle, que des budgets
environnementaux, spécialement destinés à
l'amélioration des performances environnementales.
On voit bien ici le problème qui se pose d'un point de
vue gestion: tant que la vision financière d'une activité restera
complètement déconnectée de tout aspect environnemental
(et vice versa), il sera difficile de prendre des décisions sur
critères environnementaux et de piloter une activité via des
tableaux de bord verts. Une intégration des problématiques
environnementales sera d'autant plus facile si on crée des passerelles
entre logique financière et développement durable. Une
démarche dans laquelle la marge de progrès est encore
énorme.
b) La prise en compte des normes environnementales par
les grands groupes (O. BOIRAL, M. ESSID)
Ces deux auteurs, largement présents dans les
ressources bibliographiques qui alimentent la partie théorique du
mémoire, traitent des nouvelles formes de management qui se mettent en
place dans les entreprises. Ces normes, dont la plus
généralisée est la norme ISO 14001, incitent les
sociétés à prendre en considération de nouveaux
enjeux jusque là peu considérés.
Sur le terrain, j'ai effectivement pu observer une grande
influence des normes sur les décisions managériales concernant
les outils. A ce jour, les grands groupes fournissent beaucoup d'éfforts
pour se faire certifier et appliquer des systèmes de management
environnemental à la plus grande partie de leurs activités. Ces
efforts sont également très influencés par les obligations
règlementaires telles que la loi sur les nouvelles
réglementations économiques (loi NRE).
On entend beaucoup dire "l'outil, c'est la
règlementation", ce qui sous entend que les acteurs économiques
accordent à la règlementation le rôle de choisir sur quels
impacts agir en priorité. Ce schéma est celui d'une
stratégie réactive, telle que la définit M. ESSID dans son
travail de recherche.
Mais se plier à la règlementation ne suffit pas
toujours, et certaines sociétés l'ont bien compris en essayant
d'aller plus loin en la matière. En anticipant les évolutions
futures en termes d'exigence des parties prenantes, ces entreprises cherchent
à obtenir une sorte d'avantage concurrentiel sur les autres. Il
s'agit
également de gagner du temps pour s'adapter aux mutations
à venir dans le paysage économique.
2. Regard sur une démarche en pleine
évolution
Une tendance a été repérée chez
quasiment tous les interlocuteurs rencontrés: en répondant aux
questions, ils parlent du présent mais se projettent également
beaucoup dans l'avenir. On sent que beaucoup de choses sur le plan
environnemental sont en phase de construction, en phase de test, voire en
projet. La problématique environnementale se révèle
être en quelque sorte un moteur de dynamisme et d'innovation pour les
entreprises.
"Il faut rester humble. On ne peut être sûr
que les logiques dominantes aujourd'hui seront aussi pertinentes dans quelques
années." Cette pensée à été
évoquée au cours d'un échange et illustre très bien
un contexte particulièrement incertain dans lequel les entreprises sont
aujourd'hui plongées. Les démarches environnementales sont
censées fournir les réponses à des problèmes
urgents, de grande ampleur et qui étaient complètement absents de
la logique économique il y a seulement quelques années de
cela.
Comme nous avons pu le voir dans la partie
précédente, la prise en compte de l'impact environnemental passe
par différentes phases. Beaucoup d'entreprises établissent
aujourd'hui des diagnostics et des suivis de leurs impacts, ce qui a
été accompagné par un développement d'outils
adéquats. On s'attend donc à une évolution des outils de
suivi et à une mise en place plus généralisée
d'outils de décision basées sur les performances
environnementales des entreprises.
3. Les principales limites
a) Limites liées au sujet
d'étude
Les outils de gestion environnementaux constituent un sujet
relativement récent, portant sur des notions nouvelles aussi bien pour
un chercheur effectuant un travail académique que pour les acteurs
économiques eux-mêmes qui travaillent avec ces outils. Il n'est
donc pas anodin de se trouver face à des résultats incertains et
qui manquent d'observations historiques sur le terrain.
b) Limites du terrain de recherche
La démarche terrain entreprise dans le cadre de ce
mémoire est très orientée qualitatif, c'est à dire
que toutes les problématiques sont traitées de la manière
la plus exhaustive possible. Cette démarche pose toutefois des limites
au niveau de la taille de l'échantillon étudié. Un nombre
d'interlocuteurs réduit rend moins certain le test des
hypothèses. Pour être proche de la certitude, il faudrait
compléter l'étude par une phase quantitative, portant sur un plus
grand nombre d'interlocuteurs et constituée par des questions
fermées.
Encore une fois, étant donné la
spécificité du public considéré comme
"idéal", le nombre de ceux ci est limité, et il est donc
compliqué de mener une étude quantitative sur ce terrain,
contrairement, par exemple, à une étude portant la grande
consommation, pour laquelle il est relativement aisé de trouver un grand
nombre de répondants.
Afin de palier à cette difficulté, des
études statistiques réalisées sur les entreprises sont
donc des documents utiles à la recherche.
c) Principaux biais cognitifs lors des
entretiens
Lors de la conduite d'un entretien, il est fréquent de se
heurter à des biais cognitifs, qui peuvent remettre en cause
l'objectivité des données récoltées.
L'un d'eux réside dans la manière de poser les
questions, qui peut inconsciemment orienter la réponse de manière
à obtenir exactement ce que l'on cherche.
Un autre biais peut survenir de la manière dont les
interlocuteurs interprètent les concepts principaux du travail de
recherche. Il est donc nécessaire, avant chaque entretien, de
définir ces concepts tels qu'on les a définis dans le cadre de la
phase théorique du mémoire.
Ces biais sont souvent difficiles à éviter en
entretien, mais en les recensant et en y accordant une attention
particulière lors du traitement des données, il est possible de
minimiser leur incidence sur l'étude.
d) Savoir prendre du recul et garder son
objectivité
Lors de la conduite de l'étude terrain, le "chercheur"
(car c'est la position qu'on adopte alors) est plongé dans le vif du
sujet beaucoup plus qu'il ne l'est au cours de l'étude théorique.
Cela peut paraitre évident, mais il convient néanmoins de
préciser que pour mener une étude de manière objective et
pertinente, il est nécessaire de prendre du recul lors de la
rédaction pour ne pas dévier du sujet. Le point le plus
délicat réside sans doute de l'influence que les opinions
personnelles du chercheur peuvent avoir sur la manière de rendre par
écrit les résultats. Il est évident que l'aspect humain
est (heureusement) omniprésent dans tout type de travail, mais je tiens
à préciser qu'un effort particulier à été
fourni pour rendre ce travail le plus objectif et pertinent possible.
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