4.2. La dynamique co-émergente en opposition aux
thèses dualistes et monistes
Dans son oeuvre Les passions de l'âme de 1649,
René Descartes a développé une formulation du
problème philosophique de l'interaction corps-esprit, que même
maintenant reste très présente dans la discussion philosophique
moderne. La thèse de Descartes distingue corps et esprit comme des
substances réellement distinctes, et postule que le contact
entre corps et esprit se trouve dans la glande pinéale. Le choix de
Descartes pour ce lieu de contact entre corps et esprit repose sur le fait que
il pensait (de façon erronée) que la glande pinéale
était strictement humaine car c'était le seul organe au corps qui
n'était bilatéralement dupliqué. En tout cas, même
si l'idée de l'interaction corps-esprit via la glande
pinéale n'ai eu beaucoup
de succès, l'influence des idées de Descartes
sur les différences substantiels entre matière et esprit,
objective et subjective, sciences et humanités, reste encore très
forte chez certains scientifiques et philosophes, ainsi que dans la
société en général. Le problème fondamentale
que présente cette vision philosophique est que s'il existe deux
substances au monde : l'esprit et la matière, différentes en
essence, comment est-il possible qu'elles interagissent l'une avec l'autre ?
D'un autre côté, comme réponse à
cette problématique, la thèse philosophique du monisme (avec ses
variantes : matérialisme, physicalisme, éliminativisme,
idéalisme, monisme neutre, fonctionnalisme, monisme anomale, monisme
réflexif17, etc.), affirme qu'il n'y a qu'une substance au
monde. Dans la thèse la plus commune, le physicalisme, on suppose que
tout phénomène au monde est physique. Il suivrait donc, dans la
version la plus forte du physicalisme, que les
17 Matérialisme : asserte que tout ce qui existe
vraiment est seulement la matière. Physicalisme: est la thèse
selon laquelle tout est physique (physicalisme réductif) ou que survient
du physique (physicalisme non-réductif). Éliminativisme : est la
affirmation radicale que notre entendement ordinaire sur l'esprit est
profondément erronée, et que tous les états mentaux
n'existent pas vraiment. Idéalisme : défende que la pensée
construise la réalité complète, de manière ce sont
les pensés ceux qui sont réels. Monisme neutre : asserte que la
réalité ultime est seulement d'un type, mais que ce substrat
fondamental n'est pas ni physique ni mental, il est entre les deux.
Fonctionnalisme : le mental peut se réduire au physique, mais aussi au
niveau fonctionnel qui ne dépende pas de la matière
elle-même. Monisme anomale : Les états mentaux sont identiques aux
états physiques, et que le mental est anomale dans le sens où les
descriptions du mental ne sont contraintes par lois de la physique stricte.
Monisme réflexif : le constituant basique du monde peut se manifester
comme physique et mentale (la vision de Velmans, promoteur de cette
thèse, n'est pas autant réductionniste que les antérieures
thèses monistes et peut en effet constituer une alternative à la
confrontation entre dualisme et réductionnisme).
phénomènes mentaux n'existent pas
réellement et sont une simple illusion expérientielle,
ou dans une interprétation plus faible, qu'ils sont finalement
réductibles épistémiquement aux
phénomènes physiques. Le physicalisme résout ainsi en
principe le problème de l'interaction corps-esprit, puisque
l'explication des événements mentaux serait donnée par une
théorie physique suffisamment développée ;
néanmoins, tandis qu'on n'a pas encore une théorie physique
complète sur le monde (et qu'on ne sait pas s'il est possible d'en
avoir), soit en niant l'existence ontologique du domaine des
phénomènes mentaux, soit en rejetant
l'irréductibilité épistémologique, on se refuse
aussi à essayer de rendre compte justement de la façon dont
l'esprit comme propriété émergente du cerveau peut en
effet avoir un rôle de contrainte sur la dynamique
cérébrale. Par opposition, en reconnaissant que l'activité
scientifique est impossible à dénouer avec des suppositions
ontologiques sur le mode d'existence des phénomènes qu'on
étudie, il paraît beaucoup plus intelligent de fonder un programme
de recherche basé consciemment sur des thèses ontologiques qui
nous aident à comprendre épistémologiquement la relation
entre ces phénomènes. Notamment dans la relation corps-esprit,
pour pouvoir se diriger vers une étude qui vise à comprendre la
façon par laquelle l'esprit a des effets de contrainte sur
l'organisation du cerveau, il faut alors assigner aussi une
réalité aux événements mentaux pour
comprendre leur influence causale sur le cerveau.
S'il est bien difficile de choisir une thèse
philosophique en argumentant qu'elle est vraie, on peut
néanmoins bien distinguer des thèses philosophiques plus
utiles que d'autres qui servent à fonder des
stratégies de recherche qui nous amènent à une
compréhension plus profonde sur la relation entre le cerveau et
l'esprit. Ainsi, il faut reconnaître que si le dualisme nous rassure en
affirmant qu'en fait le monde mental, comme le monde physique, existe,
il ne nous propose pas de direction pour étudier la relation entre les
deux, et on se sent dans un monde fragmenté dans lequel on ne trouve pas
de cohérence entre le monde subjectif associé à
la structure causale du monde mental, et le monde objectif
associé à la structure causale physique de la
réalité. Cette tension entre ces deux mondes apparemment
contradictoires nous a amenés à des querelles comme celle de
l'objectivisme contre le subjectivisme, celle du réalisme contre
l'instrumentalisme, etc. D'un autre côté, le physicalisme (ou bien
une autre thèse moniste), s'il nous réconforte en nous
présentant un monde cohérent, il n'explique pas néanmoins
les différences fondamentales qui existent entre ces deux mondes car la
stratégie qu'il emploie pour rendre compte d'un monde cohérent
est de réduire le monde mental au monde physique (ou vice-versa). La
thèse de la dynamique co-émergente, ou
coémergence pour faire plus court, essaie de résoudre la
tension entre ces deux visions en proposant une perspective qui reconnaît
les différences entre le monde physique et le monde mental, mais
s'engage en même temps à pouvoir rendre compte de l'interaction
entre les deux. Et puisqu'on a des nombreuses preuves expérimentales qui
montrent que même si les capacités mentales sont affectées
par des lésions cérébrales, elles peuvent être
récupérés, et que la physiologie neuronale change avec
l'entraînement dans une certaine activité [37-3 8], il semble donc
que la co-
émergence est un modèle assez pertinent qui peut
établir des bases pour essayer de rendre compte de façon plus
précise de cette interaction entre le monde mental et l'organisation
physique en respectant leurs différences ontologiques.
En effet, on propose de défendre la co-émergence
dans la relation esprit- cerveau comme thèse philosophique,
essentiellement parce qu'elle offre plusieurs avantages :
1) On offre une caractérisation de l'émergence
assez générale dans laquelle on identifie le niveau
d'organisation inférieur avec la dynamique locale des
éléments constitutifs, et le niveau supérieur avec
l'organisation à l'échelle globale du processus. Si bien
on distingue ces deux niveaux, on reconnaît qu'ils ne sont pas des
ensembles disjoints puisqu'on ne peut pas les séparer de sorte qu'ils
conservent leurs propriétés, et justement la reconnaissance de
cette inextricable interdépendance nous permet d'éclaircir leur
interaction mutuelle.
2) On reconnaît l'irréductibilité
ontologique ainsi que l'irréductibilité
épistémologique du niveau supérieur par rapport au niveau
sous-jacent et on associe cette irréductibilité au
caractère d'autonomie de chaque niveau. Néanmoins, même
s'il est important de reconnaître l'autonomie entre niveaux, il est aussi
important de s'intéresser à leur interaction causale puisqu'il ne
s'agit pas de niveaux disjoints indépendants.
3) On asserte que puisque la dynamique locale et
l'organisation
global ont une influence causale mutuelle, il est importante
d'assigner un statut ontologique semblable à chaque niveau
d'organisation.
En conséquence, même s'il n'est pas
complètement clair que la relation entre le cerveau et l'esprit soit une
dynamique co-émergente, la thèse philosophique de la
co-émergence offre un bon cadre de travail pour comprendre justement les
interactions causales mutuelles entre niveaux, un problème qui en
philosophie de l'esprit est connu comme celui du « gouffre explicatif de
Levine ». On propose alors que la thèse philosophique
exposée jusqu'ici soit prise comme une hypothèse de travail, de
manière qu'en attribuant un degré de réalité au
monde mental on cherche aussi à trouver la structure causale de ce
niveau d'organisation et l'interaction que cette structure causale a avec la
structure causale du cerveau, en suivant une démarche similaire à
celle utilisée dans le cas des dynamiques coémergentes seulement
physiques ou biologiques.
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