5. Conclusions
La réalité est telle que quand on l'examine, on
trouve qu'elle a toujours plusieurs aspects et perspectives à partir
desquels elle peut être examinée. On n'arrive jamais à
saisir complètement un phénomène avec une seule
description, mais on s'approche de la compréhension totale dans
l'intégration des aspects divers du phénomène.
Dans ces cas, on peut considérer que chaque explication concerne un
certain niveau d'organisation, mais que chaque niveau a le même
degré ontologique de réalité, et que
l'intégration de toutes les différentes explications constitue la
compréhension globale. Ainsi, pour commencer à affranchir le
gouffre explicatif de Levine, c.-à-d. comprendre l'intégration
des explications entre le physique et le mental, il faut tout d'abord attribuer
un statut de réalité semblable au domaine mental et au domaine
physique, puisque cela nous permettra de mieux guider un cadre de recherche
pour comprendre la façon par laquelle le mental et le physique
interagissent.
On a montré que la façon par laquelle on peut
essayer de rendre compte de cette interaction se produit à travers une
naturalisation de l'esprit, dans laquelle on ne regarde pas la
réalité du monde comme simplement constituée par des
événements physiques, mais aussi par des événements
mentaux, et on s'intéresse en particulier à leur structure
causale mentale. L'assignation d'une réalité au
mental ne doit pas être si perturbante, puisque de la même
façon que l'existence d'une réalité physique est
évidente quand on examine notre expérience du monde à
travers nos cinq domaines de perception, l'existence des
événements mentaux est évidente
aussi par observation, et dont le domaine de manifestation est
appelé le domaine d'expérience mentale. La tradition scientifique
occidentale a des fortes tendances historiques qui l'amènent à
associer un statut d'irréalité au monde mentale, surtout car il a
été aussi très courant de penser qu'il n'y a pas de
structure causale dans le monde mental. En effet, le problème du libre
arbitre est essentiellement la contradiction entre un monde physique causal qui
interagit avec un monde mental non causale. Malgré cela, on peut essayer
de naturaliser l'esprit, non pas en suivant la stratégie
réductionniste de vouloir l'expliquer seulement en termes du monde
physique, mais aussi en investiguant plus en profondeur quelle est la structure
causale du monde mental, ce qui peut fonder la recherche de l'interaction de
l'organisation causale du mental avec la causalité physique.
Néanmoins, pour s'engager vraiment à essayer de comprendre
l'interaction entre les différents niveaux d'organisation qui
constituent la dynamique co-émergente esprit-cerveau, il faut d'abord
considérer que les deux niveaux d'organisation sont
réels.
La physique, comme discipline qui s'interroge essentiellement
sur les phénomènes du monde matérielle, est née
quand on a commencé à poser des questions sur les causes
des phénomènes physiques et qu'on a expliqué les
événements physiques en termes d'autres causes physiques. De
même, on pourrait aussi considérer l'hypothèse selon
laquelle les événements mentaux ont aussi une structure causale
gouvernante, bien qu'elle soit évidemment beaucoup moins claire que
celle du monde physique. On pourrait alors considérer les relations
causales des événements mentaux qui suivent du contact de
l'esprit avec un certain objet ; par
exemple, quelle est la relation causale entre le facteur
mental de l'intentionnalité et celui de l'attention ?
Il semble plausible de considérer la possibilité de
répondre à des questions de ce type sur la causalité
mentale, bien que, pour le faire, il soit nécessaire aussi de
s'interroger sur la structure causale du niveau d'organisation de l'esprit
à partir de la perspective de l'esprit lui-même, avec des
méthodes phénoménologiques suffisamment puissantes. Avec
ces dernières, il serait peut-être effectivement possible d'avoir
accès à une étude en première personne qui
complète notre connaissance basée sur les neurosciences,
étant donné qu'on ne peut pas avoir accès aux
événements mentaux comme tels simplement à partir d'une
observation du cerveau. Une direction de recherche fascinante serait ainsi de
chercher si on peut en effet rendre compte de cet enchevêtrement causal
entre l'organisation du cerveau et l'état d'esprit, que quelques
études commencent déjà à explorer [3 9-40].
Ainsi, en ayant une ontologie assignant un degré de
réalité semblable au mental et au physique, en acceptant que les
deux types d'événements appartiennent au monde naturel (ou monde
compréhensible), on pourrait aussi bien s'engager dans l'étude
vers une compréhension plus cohérente de la causalité
entre les états physiques et les états
mentaux18. Et en ayant obtenu plus de compréhension sur la
façon dont la causalité fonctionne simplement en se restreindrant
au niveau mental d'un côté, et au niveau cérébral de
l'autre, on pourrait alors avoir une base beaucoup plus solide pour
s'interroger sur l'interaction entre ces deux niveaux.
18 La physiologie de la vision, par exemple, cherche à
trouver ces relations causales, mais elle ne rend pas compte de manière
satisfaisante de comment on peut décider entre faire un
mouvement ou un autre.
La science occidentale a fixé son attention seulement
dans le domaine physique, ce qui a causé qu'on a cherché à
investiguer minutieusement l'organisation du cerveau pour comprendre l'esprit,
mais qu'on n'a pas mis suffisamment d'effort dans l'investigation de l'esprit
dans la perspective de l'esprit lui-même. On a plutôt
cherché à étudier l'esprit comme objet extérieur,
en pensant que toute étude subjective de l'esprit ne pourrait jamais
constituer une étude rigoureuse. Mais en ayant cette conviction,
profondément inspirée par le paradigme d'investigation
scientifique positive de Compte, on a laissé de côté une
importante stratégie d'investigation basée sur une introspection
rigoureuse.19
L'étude de la causalité mentale demande un
effort extrêmement grand, justement à cause de ce que l'analyse
doit se fonder dans la perspective en première personne. Pour arriver
à analyser dans une perspective en première personne la
causalité mentale d'une manière suffisamment précise pour
établir un dialogue informatif avec les neurosciences, il faut avoir une
capacité d'attention suffisamment développée pour observer
des événements mentaux à une échelle temporelle
suffisamment petite, et un discernement suffisamment développé
pour pouvoir distinguer des propriétés mentales
différentes. Il nous faut alors des
19 L'introspection a été en effet
proposée par W. James comme l'outil par excellence d'étudier
l'esprit. Néanmoins, comme James l'a bien noté, aboutir cette
tâche demande une attention très stable, claire et sans une
influence trop importante sur les événements mentaux qu'on
observe. Sans une méthode très claire pour développer une
telle attention, ainsi que l'énorme influence du positivisme sur la
psychologie vers l'utilisation de méthodes objectives, il n'est
pas surprenant que cette méthode d'investigation n'ait pas
été suivie.
méthodes pour investiguer l'esprit par introspection
avec autant de précision, que ces études en première
personne puissent vraiment donner des informations significatives aux
recherches en neurosciences. Il y a déjà depuis quelques
années un intérêt (qui commence à croître)
pour un dialogue rigoureux entre phénoménologie et neurosciences
[41-42]. Il serait très intéressant de voir si les techniques
d'introspection des traditions phénoménologiques occidentales,
ainsi que celles des traditions contemplatives comme le bouddhisme, peuvent
effectivement développer l'attention à un tel point qu'on puisse
en effet faire des observations rigoureuses sur le monde mental. Si en effet le
dialogue continue et s'approfondit, il semble qu'on serait sur une plateforme
très fertile pour pouvoir répondre à beaucoup de questions
qui ont un intérêt énorme pour nous tous, puisque chacun de
nous a un esprit à partir duquel on accède au monde.
Quand on voit l'émergence comme la stratification d'une
réalité en différents niveaux d'organisation, s'il est
essentiel de reconnaître que les niveaux d'organisation sont distincts,
il est aussi fondamental de reconnaître qu'ils ne sont pas disjoints.
Dans la relation cerveau-esprit, si on se demande comment on peut faire pour
distinguer le physique du mentale, la réponse la plus naturelle est de
dire que c'est à travers le contact physique de notre corps avec le
monde, et ce contact se fait essentiellement à travers le sens du
toucher. Le sens le plus primitif pour caractériser quelque chose comme
en étant physique est de découvrir en elle la
propriété de rigidité. En touchant un livre et en sentant
sa rigidité on dit que le livre est physique. Néanmoins, on peut
aussi très bien voir que la perception de rigidité
est inextricablement basée sur un mode d'accès
en première personne. De ce fait, de même que la perspective
objective et la perspective subjective sont des perspectives qui
s'entrecroisent et ne peuvent pas être considérées comme
des ensembles disjoints, on pourrait aussi considérer que le monde
mental et le monde physique ne sont pas disjoints non plus, et que
l'interaction entre les deux se fait dans l'intersection.
Pour conclure, on pense avoir montré ici une vision
cohérente et générale de l'émergence qui regroupe
plusieurs champs, ce qui constitue un travail utile pour continuer la recherche
dans ce nouveau domaine. On s'est intéressé ici non seulement
à faire une synthèse de connaissances scientifiques diverses sur
des phénomènes émergents en disciplines
différentes, ni de rester dans une discussion philosophique purement
théorique sur les concepts. L'intérêt principal de ce
travail a été de fonder une direction de recherche pour
investiguer rigoureusement l'interaction causale circulaire des dynamiques
co-émergentes, d'où, pour étudier plus rigoureusement la
relation corps-esprit, la conclusion affirmant la nécessité d'une
inclusion des méthodes de première personne.
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