4. L'émergence en philosophie et en sciences
cognitives
On peut commencer à entrevoir l'énorme
potentielle du concept d'émergence pour aider à expliquer la
façon par laquelle l'organisation du global émerge d'une
dynamique locale, et à son tour contraint cette dynamique. Mais tout
d'abord il est important de distinguer plusieurs aspects dans le concept
d'émergence en philosophie de l'esprit, qui n'est pas un sujet facile,
et peut- être confus ou encore problématique si on ne l'explore
pas en détail. La discussion du problème de la «
causalité descendante » occupe un cas spécialement
intéressant, puisque il est directement lié à la
compréhension de l'interaction causale entre l'esprit et le corps comme
cas d'émergence de l'esprit à partir du cerveau. Il faudra donc
commencer par réviser quelques conceptions courantes de
l'émergence en philosophie de l'esprit, comme celles de Bedau et Kim, et
ensuite discuter de la question de savoir si ces visions sont compatibles avec
les cas des phénomènes émergents en physique et en
biologie.
4.1. La causalité descendante
On avait dit dans l'introduction, que dans la
caractérisation épistémologique de l'émergence, on
insiste sur les limites de la connaissance humaine des systèmes
complexes, où on pourrait dire qu'il y a deux conditions pour
caractériser une propriété émergente [5] :
1) Non Predictivité : les
propriétés émergentes sont celles qui ne peuvent pas
être prédîtes du point de départ
pré-émergent, même si on a une connaissance complète
des caractéristiques et des lois des parties du système.
2) Patron-irréducibilité : les
propriétés émergentes et les lois sont des
caractéristiques systémiques des systèmes complexes qui
sont gouvernées par des généralisations d'une science
irréductible à une théorie physique. Par exemple, selon J.
Fodor, on ne peut pas capturer les lois économiques seulement à
partir d'une connaissance de la physique.
Dans ses définitions, même si l'intention est de
proposer une définition de l'émergence qui ne prend pas en
considération pas l'aspect ontologique, il est implicite dans les deux
caractérisations épistémologiques la distinction
ontologique des deux niveaux d'existence : un local et un global. Les
interactions des différentes parties des composants se restreignent au
niveau local, et dans le niveau global se manifestent les
propriétés émergentes. La distinction ontologique entre
deux niveaux est subtile et doit être précisée : 1) les
deux niveaux ont un statut ontologique égale, c.-à-d. qu'aucun
niveau n'est plus réel que l'autre, et 2) la différence
entre les niveaux local et globale est relationnelle et non catégoriale,
c. -à- d. qu'on ne peut pas trouver une frontière
complètement précise entre les deux, ils ne sont pas disjoints et
justement parce qu'ils ne sont séparés ils peuvent interagir.
On souligne ici que la première distinction s'oppose au
réductionnisme, tandis que la deuxième s'oppose au dualisme avec
ses problématiques respectives11.
En effet, il est assez courant de penser qu'on peut
séparer n'importe quel processus P en ses
éléments constitutifs fondamentaux F et ses
propriétés émergentes E. Alors, normalement il
sera implicite de supposer que leur intersection est nulle et leur union est le
tout, c.-à-d. :
, ,
(*)
Ensuite, on débattra sur la façon dont
E dépend de F : on se demandera si E peut
être réduite épistémiquement à F, si
E survient sur F, s'il y a dans F des
propriétés intrinsèques qui donnent lieu aux
propriétés observables dans E, etc. Mais il est
importante de clarifier si on peut en effet avoir ces hypothèses
plutôt ontologiques sur F et E, avant de nous
précipiter sur les discutions épistémologiques. Il est
important de se souvenir de Meyerson, qui remarquait que « l'homme fait de
la métaphysique comme il respire, sans le vouloir et surtout sans s'en
douter la plupart du temps. »
Mark Bedau signale qu'il y a un problème
métaphysique apparente dans la caractérisation même de
l'émergence, qui vient du fait que les phénomènes
macroscopiques sont à la fois dépendants (au sens où on
peut les réduire épistémiquement à la dynamique
sous-jacente), et autonomes (au sens où autonomie
11 D'un côté, la thèse philosophique
réductionniste qui assigne une réalité seulement
au niveau inférieur a comme problème principal
l'incapacité de rendre une réduction
épistémique effective. De l'autre côté, la
thèse dualiste qui sépare catégoriquement les niveaux
d'organisation a comme problème principal rendre compte de l'interaction
causal mutuelle.
signifie une certaine indépendance par rapport au
niveau sous-jacent). Il précise que toute caractérisation de
l'émergence doit résoudre ce problème substantiel dont on
trouve une apparente contradiction entre dépendance et
indépendance.
La vision de Bedau sur l'émergence est fortement
imprégnée des hypothèses signalées en (*), bien que
il ne l'asserte pas explicitement, ainsi que la supposition également
métaphysique selon laquelle il y a des propriétés
inhérentes au domaine microscopique. De ces hypothèses
plutôt implicites il déduit que l'émergence forte est
incohérente puisque il s'agit d'une thèse selon laquelle les
propriétés émergentes fortes surviennent sur le niveau
inférieur, mais avec des pouvoirs causaux irréductibles [30].
Cela, en effet, est une vision qui est problématique quand on
considère l'action de ces nouveaux pouvoirs causaux sur le niveau
microscopique, un effet causal qui est connu sur le nom de «
causalité descendante » (downward causation).
Le problème, il me semble, vient des suppositions
exprimées en (*) : quand on fait l'hypothèse que les niveaux sont
séparables, il est souvent le cas qu'on pense qu'ils ont des
propriétés inhérentes. En effet, si la
caractérisation du niveau émergente se fait comme en étant
substantiellement différent du niveau fondamental, et si on
considère de plus les propriétés émergentes comme
des propriétés métaphysiquement différentes des
propriétés des niveaux fondamentaux, il découle que chaque
niveau doit avoir effectivement d'une sorte de pouvoir causal inhérent
qui agisse sur l'autre niveau, mais on a du mal à expliquer comment
cette interaction a lieu. Cette vision est assez courante, et on peut la
distinguer dans la
pensée de plusieurs penseurs, comme dans cette
explication de l'émergence par J. Kim [1] :
« I believe that «new» as used by the
emergentists has two dimensions: an emergent property is new because it is
unpredictable, and this is its epistemological sense; and, second, it has a
metaphysical sense, namely that an emergent property brings with it new causal
powers, powers that did not exist before its emergence »
Ici Kim exprime très clairement non seulement sa
croyance selon laquelle le système peut être dissocié en
deux niveaux différents implicitement disjoints: le fondamental ou
élémentaire, et le supérieur ou émergent. De plus,
il signale aussi un problème de la émergence
diachronique, dont on pense qu'il existe un état pré-
émergente du système, c.-à-d. un état où le
phénomène émergent ne se manifeste pas encore, et dont ses
pouvoirs causaux ne se montrent pas non plus. Néanmoins, dans notre
vision d'un phénomène émergent comme étant
associé au niveau d'organisation globale du système, il semble
que l'organisation globale de constitue synchroniquement avec la
dynamique constitutive. En considérant l'exemple en physique, la
rigidité comme propriété émergente est synchrone
avec la dynamique atomique que génère un certain arrangement des
atomes. L'état pré-émergent serait un dont on pourrait
trouver un niveau d'organisation inférieur constitué par une
dynamique locale, mais sans avoir dans une organisation globale du processus.
Même si on peut constater que l'organisation globale n'a pas un ordre
assez clair,
l'organisation global est toujours présente étant
donné une dynamique constitutive, de manière que parler d'un
état pré-émergent dans cette conception n'a pas de
sens. La vision selon laquelle on peut toujours dissocier les
constituants élémentaires des propriétés
globales en gardant au niveau fondamental l'essentiel du processus, est
basée sur la notion fortement réductionniste qu'on peut
toujours analyser le tout simplement en relation à ses parties et
oublier le tout. En effet, pour Kim, qui pense que aussi le niveau
inférieur comme le supérieur ont des pouvoirs causaux
inhérents, un problème que doit résoudre une vision
cohérente de l'émergence, appelé le problème de
l'exclusion causale, est de rendre compte d'une façon
satisfaisante comment les pouvoirs causaux du niveau supérieur ne
rivalisent pas à niveau micro avec les pouvoirs causaux du niveau
micro12 [31]. Les alternatives semblent deux : soit on explique
comment en réalité les
propriétés émergentes sont réductibles aux
propriétés fondamentales, dont on conclura que
les propriétés n'étaient pas vraiment émergentes
; soit, en revanche, on accepte que les propriétés sont
émergentes dans le sens épistémologique (elles ne peuvent
pas être déduites du niveau fondamentale), mais elles sont
ontologiquement et causalement réductibles au niveau fondamentale.
Néanmoins, l'hypothèse faite pour arriver à ces deux
options est la supposition qu'on peut effectivement dissocier les niveaux
12 En effet, Kim remarque que si les propriétés
émergentes ont des pouvoirs causaux irréductibles, alors ces
pouvoirs causaux peuvent interagir non seulement dans le niveau
émergent, mais aussi ils peuvent avoir une influence causale sur le
niveau local et même rivaliser avec les pouvoirs causaux du niveau
inférieur. Cela, est une incongruité pour Kim, de sorte qu'il
propose qu'en fait toute la causalité macroscopique est une illusion, et
la seule causalité réel est au niveau microphysique
fondamentale.
fondamentale et émergente dont chacun a des pouvoirs
causaux inhérents ; pourtant on a vu que dans les systèmes
physiques le niveau émergente est très fortement liée
à l'aspect d'organisation du système, et l'aspect fondamentale
avec la dynamique locale du processus. Dans cette vision, on ne peut pas
trouver une frontière stricte que divise les deux niveaux, et de plus la
constitution du niveau supérieur se forme à partir des
relations d'interaction entre les éléments locales, et
l'organisation globale contrainte la dynamique locale seulement en termes des
relations possibles entre les éléments qui soutient
l'organisation globale.
J'espère que dans ce qui précède, j 'ai
exposé suffisamment d'arguments concernant les cas physique et
biologique pour pouvoir dire qu'il faut voir l'émergence comme un
processus relationnel entre le local et le global. Si on voit la distinction
entre le niveau locale et le niveau globale comme une distinction
relationnelle et non substantielle, on essaiera de comprendre quelle
est l'interaction entre la dynamique locale et les propriétés
globales, sans penser qu'ils appartiennent à des domaines ontologiques
indépendants. En effet, comme Michel Bitbol le remarque, une conception
non-substantialiste est beaucoup plus satisfaisante. Pour Bedau le
problème de l'exclusion causale de Kim concernant l'émergence
peut disparaître dans le cas faible, où on a une autonomie
explicative macroscopique qui vient de la complexité des
interactions locales sous-jacentes ; et en même temps une
réductibilité ontologique et causale du macro
au micro. C'està-dire que l'autonomie au niveau macro n'est
qu'apparente, et découle de notre incapacité
épistémologique de savoir comment les
propriétés du macro s'expliquent
à partit seulement des règles et de
l'organisation au niveau micro. Le problème fondamental de cette vision,
comme l'est de toute théorie qui veut nécessairement tout
réduire au niveau ultime ou élémentaire, est la
nécessité de l'existence des blocs fondamentaux avec des
propriétés intrinsèques à partir desquels toute la
réalité du monde apparaîtrait.
Néanmoins, quand on regarde attentivement la
mécanique quantique, on peut voir qu'il y a plusieurs obstacles qui
empêchent de trouver un niveau de réalité fondamental.
Bitbol en particulier discute ce point, et note qu'à l'échelle
quantique la notion de propriété intrinsèque ou
de pouvoir causal n'a pas de sens [32]. La critique plus importante
que fait Bitbol aux thèses réductionnistes, et qui d'ailleurs
peut avoir des résonances très intéressantes avec les
idées de David Bohm sur le tout et sa relation avec les
parties13 [33], consiste à souligner qu'en mécanique
quantique il existe toujours une relation de co-surgissement mutuelle entre le
tout et les parties : « The many parts are still taken as constitutive
of the whole, but at the same time the whole is irretrivavbly involved in the
definition of the parts since no
13 David Bohm a été très
intéressé à apporter une pensée plus
holiste en science, qui mettrait plus d'attention sur le tout
que par les parties. En particulier, Bohm voyait que la pensée
que emphatisa trop la description en termes des parties en oubliant le tout,
tendait à oublier la raison pratique de la séparation
d'un tout en parties, voyait les parties comme en étant
intrinsèquement séparés et indépendantes, et
tendait en gros dans une pensée fragmentée de la
réalité qui était une source de confusion profonde de
l'individu et son rapport avec le monde. Il argumentait que même s'il ne
fait pas de sens de parler du tout sans parties, ou parties sans un tout, en
mécanique quantique le fondamental est le tout et non les
parties.
independent characterisation of each sub-system can be
given » [32]. Ainsi, la stratégie de tout réduire aux
blocs fondamentaux est simplement impossible14.
Finalement pour récapituler, Kim argumente due à
la contradiction de penser l'interaction causale entre le niveau
émergent et la dynamique fondamentale dont chaque niveau a des pouvoirs
causaux inhérents, il suit que les lois dites émergentes
proviennent d'un niveau de réalité microscopique qui est
ontologiquement et causalement fondamental. Une réponse possible
à cette problématique est fondée sur une vision de
l'émergence beaucoup plus audacieuse, dans laquelle on ne suppose pas ni
un niveau fondamental d'où se manifeste la réalité
macroscopique, ni des lois globales du système dues à la
dynamique locale mais plutôt à la propre organisation globale,
c.-à-d. qu'il existe une autonomie ontologique et
épistémologique du niveau supérieur bien qu'il
dépende dans sa constitution du niveau sous-jacent. Cette vision
considère le tout et ses parties comme entités inextricablement
en relation l'une avec l'autre : toute entité a des
parties15, et toute collection des parties n'a de sens comme telle
que dans la mesure où elle s'organise en formant un tout, et dont le
tout comme les parties ont un degré ontologique
14 Paul Humpheys, philosophe spécialisé dans
l'émergence, note que une propriété essentielle d'un
phénomène émergent est d'être un tout unifié
dont ses effets causaux ne peuvent pas être correctement
représentés en termes de ses effets constitutives
séparés, et dont les propriétés constitutives ne
peuvent pas être vues comme en étant séparés
[34].
15 Les objets physiques ont toujours des parties spatiales, et
les objets mentaux ont toujours des parties temporelles (une image mentale
comme événement mentale peut toujours être divisé
dans les parties : le début, le milieu, et la fin).
semblable16, puisqu'on reconnaît
l'importance de chacune pour rendre compte de manière complète de
l'évolution du système tout-parties.
La stratégie scientifique réductionniste ne nous
fournit qu'un fragment de la compréhension du phénomène
puisqu'elle ne rend pas compte de façon explicite de la façon
dont le niveau global aussi a des effets de contrainte sur le niveau sous-
jacent. De plus, la stratégie qui consiste à essayer d'expliquer
la totalité du phénomène à partir seulement du
niveau d'organisation fondamentale parte des suppositions assez fortes : 1)
l'existence des blocs vraiment fondamentaux à partir desquels
émergent les propriétés analysées, et 2)
l'incapacité actuelle d'avoir une description complète du
comportement global émergent à partir des éléments
fondamentaux qui sera éventuellement résolue. On a vu
précédemment que ces deux suppositions sont assez faibles
relativement à notre connaissance actuelle, notamment en physique. De
telle sorte, la démarche réductionniste, même si elle est
importante puisqu'elle nous permet comprendre le processus de
constitution par lequel les parties forment le tout, elle doit aussi
être complémentée par une recherche qui cherche aussi
à rendre compte des processus de contrainte que l'organisation
globale exerce sur les parties du processus.
16 C'est à dire qu'on pense que le tout, ainsi comme
les parties, sont réels. Ici on utilise l'expression
degré ontologique semblable pour indiquer que si bien le tout
n'existe pas de la même façon que les parties, il fait partie du
monde naturelle. On propose de considérer que si bien le tout n'existe
pas quand les parties ne le constituent pas, il est autant réel en tant
que tout : une molécule est si réel que les atomes qui le
composent, un organisme est aussi réel que les cellules que le
composent, même un essaim est aussi réel que les insectes qui le
composent ; même si il n'existe pas comme tel quand les parties sont
dissociés.
Il sera utile de faire allusion par la suite à la
relation entre niveaux d'organisation exposée précédemment
comme une dynamique co-émergente, pour distinguer ce mode de
penser de l'émergence comme une relation non substantialiste et
co-dépendante des niveaux. Cette distinction est importante pour
différencier cette thèse des autres conceptions comme celle de
l'émergentisme, qui se prononce contre la démarche
réductionniste qui veut expliquer toute la réalité
simplement en termes des éléments fondamentaux, et n'assigne pas
à la propriété émergente un degré
ontologique que soit semblable à celui du niveau fondamentale. Par la
suite, on essaiera de montrer pourquoi est-il important d'assigner un tel
statut ontologique aux phénomènes mentaux dans la construction
d'un programme de recherche sur l'étude de l'interaction entre le
cerveau et l'esprit.
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