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Emergence en physique, biologie et sciences cognitives : Vers une compréhension globale

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par Pedro CONTRO
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne - M1 Philosophie des sciences 2008
  

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3. L'émergence en biologie

En se demandant quelles sont les racines biologiques de l'individualité, dans une travail séminale de 1974, F. Varela et H. Maturana ont introduit le concept d'autopoïèse pour expliquer comment tous les êtres vivants se constituent comme entités qui possèdent toujours une certaine autonomie, une intégralité cohérente, et une capacité auto-créatrice. Ainsi, pour décrire le cercle causal par lequel la dynamique physico-chimique constitue un système, et à son tour le système s'organise d'une façon telle qu'il peut soutenir cette même dynamique qu'il a consolidée, ils écrivent [20]:

« The circular organization in which the components that specify it are those whose synthesis or maintenance it secures in a manner such that the product of their functioning is the same functioning organization that produces them, is the living organism»

Le concept d'autopoïèse rend compte de l'auto-organisation du vivant comme une entité constituée d'une dynamique interne où il n'y a pas un agent indépendant qui décide du comportement du système, mais c'est plutôt l'ensemble total des interactions locales en co-émergence avec l'identité globale qui déterminent l'évolution du processus. La façon par laquelle l'organisme vivant se constitue comme une intégralité provient de la co-dépendance des parties en un processus en cours : « The parts are the carriers of particular interactions [ÉJin various sequential processes that constitute the whole. The whole re-emerges when we see the resulting total stability » [21].

Pour Varela et Maturana, ce qui est unique aux phénomènes du vivant est la capacité de maintenir leur identité même si les conditions externes qui les affectent changent. Ainsi, la meilleure caractérisation du vivant est d' « être autonome ». De cette manière, ce n'est pas l'évolution, ou la reproduction, ou encore une autre liste des propriétés qui caractérisent le vivant, mais l'organisation individuelle qui permet l'autonomie [21] ; car l'autonomie est un condition nécessaire pour toute autre caractéristique du vivant.

Si on parle d'émergence du vivant, selon les idées de Varela et Maturana, alors on a un système autonome qui spécifie un domaine d'interactions possibles avec son environnement et avec soi-même, mais où les seules interactions possibles sont celles qui sont compatibles avec le maintien de sa « clôture opérationnelle »7. Varela appelle ce domaine d'interactions le « domaine cognitif du vivant », qui pour lui est toujours présente à n'importe quelle échelle d'organisation du vivant. Ainsi, il propose une conception de l'interaction des processus biologiques locaux et globaux, qui repose sur son concept de cognition [22].

L'approche de la cognition proposé par Varela, qui diffère de la vision input- output, et dans laquelle la cognition est définie par enaction, apparaît comme réponse à l'insatisfaction qui provient de ce que, pour le cognitivisme comme pour le connexionnisme, « le critère d'évaluation de la cognition est toujours la représentation adéquate d'un monde extérieur prédéterminé » [23]. Varela approfondit ce point, en réfléchissant au fait que la qualité de la cognition la plus

7 Varela définie la clôture opérationnelle comme la manière par laquelle l'organisme maintienne les processus qui le configurent comme entité autonome.

importante de toute être vivant, c'est de poser des questions qui surgissent à chaque moment de notre vie. Alors ces questions ne sont pas prédéfinies, mais enactées, au sens où on les fait-emerger.

Cette idée de l'enaction de Varela se fonde sur des principes philosophiques sur la nature du monde. A propos de ce point, Varela pense que « seul un monde prédéfinit peut être représenté ». Pour Varela, selon une direction similaire aux pensées de Heidegger et Merleau-Ponty, la connaissance n'est pas forcément un miroir de la nature. Mais pour lui, il est essentiel de s'interroger sur le phénomène de l'interprétation, dans lequel il y a une réciprocité causale circulaire entre action et savoir, entre celui qui sait et ce qui est su. C'est pour référer à cette circularité totale de l'action/interprétation où Varela adopte le terme de « faire-émerger ».

Fig. 2. Représentation graphique du processus de l'enaction et de la co-émergence
dans l'article de Luisi Luigi [24].

C'est précisément dans ce cadre, que Varela et Maturana présentent leur conception de la cognition. Ils soulignent le lien inextricable entre le système vivant

et son interaction avec son environnement, d'où il collecte ses nutriments et où il rejette ses déchets. Ils finissent par associer le terme cognition comme caractérisation de ce processus d'interaction avec l'environnement et aussi avec soi même. Pour eux, l'activité d'interaction qui constitue l'entité autonome et qui semble distinguer un intérieur et un extérieure est rien d'autre que la cognition. De cette façon, la cognition est un aspect toujours présent dans une entité autopoïétique, et qui de plus rend possible l'activité qui préserve l'autonomie ou la clôture opérationnelle du système. Dans cette conception, même pour la machine autopoïétique la plus basique, la cellule, il y a aussi un processus de cognition qui est aussi très basique mais réel. Pour synthétiser cette conception, ils utilisent l'aphorisme : « tout faire est connaître, et tout connaître est faire » [25].

La cognition est le processus qui se constitue par la co-émergence entre l'unité autopoïétique et l'environnement, mais qui agit aussi comme régulateur en la formation de cette émergence. De plus, dans cette conception du vivant, la cognition comme niveau d'organisation supérieur n'a pas seulement une effet de contrainte sur la dynamique sous-jacente, mais exerce une condition de nécessité sur la propre existence de la configuration autopoïétique : sans cognition, comprise comme la capacité de répondre à l'environnement en continuant la clôture opérationnelle, la co-émergence entre l'unité biologique et son environnement se dissout, et l'unité biologique perdre son autonomie, elle commence à s'homogénéiser avec l'environnement et en conséquence l'organisme meurt.

3.1 La cellule comme exemple

Il est très important d'abord de remarquer une distinction fondamentale entre l'émergence dans le cas de la cellule et celui des dunes de sable, car dans le cas de la cellule on est très loin encore de pouvoir reproduire par une simulation numérique toute la dynamique cellulaire. On ne connaît même pas toutes les règles de la dynamique locale, ni comment le fonctionnement global de la cellule agit sur cette dynamique. L'entreprise semble gigantesque, puisque même dans l'interaction : dynamique physique ? dynamique chimique, il y a un énorme ensemble de choses qu'on ignore, comme la façon dont se forment les structures d'une protéine, et la prédiction des structures tertiaire et quaternaire à partir des organisations plus basiques. Mais si l'étude de l'émergence nous enseigne quelque chose, c'est de ne pas avoir une vision réductionniste où on veut expliquer tout en termes d'un niveau organisationnel plus bas.

Il semble évident de remarquer que le problème le plus fondamental de l'émergence biologique, dans lequel il existe une sorte d' « abîme explicatif » (dont le niveau supérieur ne peut pas être complètement expliqué par le niveau inférieur) est dans l'interaction des niveaux : dynamique chimique ? fonctions des organelles. Même dans la manière dont on parle de ces niveaux on ne peut pas occulter le fait qu'existent des propriétés dont on ne comprend pas la façon dans laquelle elles émergent. Déjà dire « fonctions » implique qu'on parle d'une espèce

de finalité8 des organelles pour effectuer des actions (qui dans la conception de
Varela ont pour but maintenir la dynamique chimique que préserve l'autonomie de
l'organisme). Toutefois, dans les interactions chimiques elles-mêmes il n'y a pas
jamais de fonction, ou finalité, ou d'autre concept associable à une cause finale : il
y a que des mouvements des molécules entièrement expliqués à cause des forces
fondamentales qui ne sont pas dirigés vers aucun but. Il est ainsi ahurissant non
seulement que dans le niveau d'organisation biologique on trouve l'existence de
cette fonctionnalité, mais aussi le fait de constater qu'elle est essentielle dans la
description du phénomène du vivant [27]. On pourrait ainsi dire qu'on peut
distinguer dans un coté de l'abîme explicatif le monde chimique et dans l'autre coté
le monde biologique. La fonctionnalité biologique émerge ainsi des interactions
chimiques non téléologiques, mais elle est aussi la clé pour étudier ces dynamiques
chimiques, qu'au niveau d'organisation purement chimique n'ont pas des fonctions.
En ce qui concerne spécifiquement le cas de la cellule, même si elle
constitue l'unité biologique plus simple, la dynamique cellulaire est extrêmement
compliquée et intriquée. Simplement dans le cycle de Krebs, responsable de la
respiration cellulaire, il y a un intriqué réseau des réactions biochimiques qui sont
condensées en dix étapes, et dans chacune il existe des interactions avec d'autres

8 Un des grandes thèmes de discussion en téléologie comme discipline philosophique, justement porte sur la façon par laquelle on peut avoir une idée plus précise de qu'est-ce qu'on veut dire par fonction. L. Wright en particulier note que la conception traditionnelle de fonction est de l'associer avec la réalisation d'un objectif, dont souvent il est implicite d'une certaine façon la notion d'avoir conscience de cet objectif [26].

processus aussi actifs dans la dynamique biochimique cellulaire. Avec l'état actuel de nos connaissances sur les dynamiques biochimiques cellulaires, il semble naïf de penser qu'on pourra avoir bientôt un modèle qui pourra rendre compte de toutes les interactions biochimiques qui constituent l'ensemble des processus cellulaires.

Fig. 3. Dynamique du cycle de Krebs en la cellule.

Néanmoins, même si on ne peut pas expliciter en toute précision la dynamique cellulaire, on peut dire que toute cellule biologique est un système complexe dans lequel on distingue plusieurs phénomènes globaux d'autoorganisation. En relation aux idées de Varela sur la façon par laquelle la cellule maintienne son autonomie, on pourrait distinguer que la cellule est i) auto- contrôlée : elle-même génère les mécanismes pour contrôler la dynamique qui lui permettent de subsister ; ii) auto-unificatrice : la dynamique interne maintient les frontières de la cellule ; et iii) auto-générée : c'est la cellule comme processus, le

seul agent responsable de la création de sa propre identité. Ainsi, l'ensemble des interactions internes fait émerger une identité globale qui régule l'ensemble de ces trois dynamiques essentielles.

Il est important d'insister sur cette façon d'envisager l'organisation du vivant et le phénomène d'émergence comme un réseau d'interactions local-global. Ainsi, il est plus clair maintenant qu'on doit abandonner cette idée du phénomène du vivant comme en étant seulement une propriété émergente des interactions physiques constitutifs. Si on parle d'émergence du vivant, le phénomène du vivant doit se comprendre alors comme un processus qui maintient son autonomie en exerçant certaines interactions possibles avec soi-même et son environnement.

Les bases mathématiques pour comprendre précisément ces types de processus où l'auto-organisation globale joue un rôle fondamental, couramment appelés systèmes complexes, ont commencé à être introduites dans les années 1960, par exemple dans la General System Theory de Von Bertalanffi, la Synergétique de Haken, et la Thermodynamique Hors Équilibre de Prigogine, qui nous ont aidé à pénétrer avec rigueur le phénomène d'auto-organisation, et qui nous ont aussi permis de mieux comprendre l'organisation du vivant comme ensemble de systèmes dissipatifs qui constituent sa organisation hiérarchique en différents niveaux à partir des interactions locales hors équilibre [28]. La recherche actuelle basée sur les modèles d'auto-organisation et les systèmes complexes, montre que les interactions local-global sont assez riches pour nous procurer des nouvelles compréhensions sur le monde biologique.

Un programme de recherche à remarquer qui corresponde à cette vision, est celui de Stuart Kauffman, qui a fait des recherches vraiment fascinantes sur l'organisation des réseaux des réactions moléculaires. En particulier, Kauffman essaie d'expliquer l'auto-organisation de la vie par des processus chimiques auto- catalytiques dans systèmes thermodynamiques ouverts qui prennent de l'énergie dans leur environnement. En analogie avec la distinction qui est faite en physique entre un état thermodynamique supracritique et un état souscritique9, en utilisant un paramètre d'ordre qui reflète la façon dont s'organise le système, Kauffman cherche à trouver une différence de phase en analysant la diversité des réactions chimiques possibles étant donné un nombre des catalyseurs. Ce qui intéresse à Kauffman, c'est la façon par laquelle le vivant constitue son organisation dans une tension entre avoir trop peu de diversité moléculaire qui rende les processus stériles, ou trop de diversité qui devient fatale. Une loi biologique nécessaire selon Kauffman, serait le fait qu'à cause de ces deux forces, l'organisation de la dynamique biologique qui rend possible la continuation du vivant doit en être une dont les processus thermodynamiques soient dans la frontière entre souscritique et supracritique [29].

9 En thermodynamique, le point critique dans une transition de phase est tel que la distance naturelle entre les éléments (définie par la distance de corrélation) devient infinie en changeant des paramètres adéquats. Souvent on peut trouver un paramètre d'ordre dans la transition de phase qui devient indéterminé dans le point critique (par exemple, la susceptibilité magnétique dans la transition de phase entre les états ferromagnétique et paramagnétique), et qui peut nous servir pour distinguer un état souscritique dont le système est très ordonné, et l'état supracritique dont le système est peu ordonné.

Fig.4. Graphique de la diversité d'espèces dans un écosystème bactériologique théorique
relativement à la diversité des molécules organiques ajoutées de l'extérieure. Les flèches
indiquent l'évolution hypothétique vers la transition de phase critique. Reproduite de [29].

De plus, Kauffman asserte que si l'écosystème local est critique, l'échange entre différents écosystèmes avec leur environnement produit une biosphère supracritique qui est plus complexe en termes de dynamique. Pour lui, le mot écosystème se réfère à une unité biologique autonome, et biosphère à l'ensemble de l'organisation globale des éléments constitutifs. En élargissant la définition de ces deux concepts, on peut voir que les termes écosystème et biosphère peuvent ainsi s'utiliser à n'importe quelle échelle d'organisation du vivant : d'une petite bactérie en relation avec son milieu, jusqu'à un grand animal qui interagisse avec son environnement, ou même un banc des poissons en relation avec son habitat. Il est certainement très intéressant de considérer ces résultats qui montrent comment la complexité s'intensifie à chaque échelle essentiellement à cause des tensions

internes qui perpétuent la continuité du processus, une idée que résonne très fortement avec l'intuition essentielle du concept d'autopoïèse.

Fig. 5. La clôture opérationnelle du système biologique à échelles différentes
d'organisation, selon Varela [21].

Les idées de Kauffman sur les dynamiques autocatalytiques qui augmentent la complexité des niveaux supérieures en produisant des systèmes supracritiques peuvent être corrélées avec les concepts de clôture opérationnelle de Varela. En effet, un processus biologique Si au niveau i constitue sa autonomie à partir d'une dynamique interne des processus Si-1, en formant avec son environnement une dynamique biologique à un niveau supérieure Si+1. L'information peut se transmettre dans chaque niveau d'organisation de façon optimale quand la dynamique est critique, puisque les corrélations à grandes distances croissent mais que le système reste suffisamment hétérogène pour garder son organisation en évitant la mort thermodynamique. On pourrait dire ainsi que si les lois biologiques

de Kauffman sont en effet correctes, la clôture organisationnelle de la cellule est maintenue par des dynamiques critiques auto-organisées 10.

Pour conclure l'exposition de cet exemple, on peut dire que ce type d'émergence est loin d'être aussi bien compris que le premier exemple. Bien que l'émergence biologique à partir d'une dynamique purement physique n'est pas normalement classée comme une émergence forte, on voit bien qu'ils existent des problèmes du genre « abîmes explicatifs » qui ne nous permettent pas de parcourir toute la causalité entre la dynamique locale et le niveau global. L'émergence du vivant est une organisation complexe d'interactions régulées à plusieurs niveaux ; par conséquent il est important de comprendre en effet comment les niveaux supérieurs ont des effets de contrainte sur les niveaux inférieurs. En effet, non seulement il faut rendre compte de comment les processus biochimiques sont affectés par l'organisation des processus thermodynamiques aux échelles supérieures, mais il faut aussi insister sur le fait que cognition elle-même, comme propriété émergente des processus biologiques, doit être prise en compte pour l'explication de l'organisation de ces processus. L'idée que présente Varela de cognition comme l'interaction du processus biologique avec son environnement et soi-même, mais aussi comme la caractéristique subjective de la perspective en première personne, doit aussi être présente dans l'explication de contraintes de

10 La criticalité auto-organisé est un phénomène qui a attiré énormément d'attention d'après l'article de Per Bak et al. (1987) sur plusieurs phénomènes naturels qui tendent naturellement et de façon robuste à un réglage minutieux qui débouche sur un état thermodynamique critique.

niveaux supérieures relativement aux processus biologiques. On voit ainsi que l'étude du vivant doit aussi nécessairement s'intéresser au domaine cognitif et mental de l'organisme biologique, non seulement comme étant le résultat des processus biologiques, mais aussi comme cause de régulation et contrainte.

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault