3. L'émergence en biologie
En se demandant quelles sont les racines biologiques de
l'individualité, dans une travail séminale de 1974, F. Varela et
H. Maturana ont introduit le concept d'autopoïèse pour
expliquer comment tous les êtres vivants se constituent comme
entités qui possèdent toujours une certaine autonomie,
une intégralité cohérente, et une capacité
auto-créatrice. Ainsi, pour décrire le cercle causal par lequel
la dynamique physico-chimique constitue un système, et à son tour
le système s'organise d'une façon telle qu'il peut soutenir cette
même dynamique qu'il a consolidée, ils écrivent [20]:
« The circular organization in which the components
that specify it are those whose synthesis or maintenance it secures in a manner
such that the product of their functioning is the same functioning organization
that produces them, is the living organism»
Le concept d'autopoïèse rend compte de
l'auto-organisation du vivant comme une entité constituée d'une
dynamique interne où il n'y a pas un agent indépendant qui
décide du comportement du système, mais c'est plutôt
l'ensemble total des interactions locales en co-émergence avec
l'identité globale qui déterminent l'évolution du
processus. La façon par laquelle l'organisme vivant se constitue comme
une intégralité provient de la co-dépendance des parties
en un processus en cours : « The parts are the carriers of particular
interactions [ÉJin various sequential processes that constitute the
whole. The whole re-emerges when we see the resulting total stability
» [21].
Pour Varela et Maturana, ce qui est unique aux
phénomènes du vivant est la capacité de maintenir leur
identité même si les conditions externes qui les affectent
changent. Ainsi, la meilleure caractérisation du vivant est d' «
être autonome ». De cette manière, ce n'est pas
l'évolution, ou la reproduction, ou encore une autre liste des
propriétés qui caractérisent le vivant, mais
l'organisation individuelle qui permet l'autonomie [21] ; car
l'autonomie est un condition nécessaire pour toute autre
caractéristique du vivant.
Si on parle d'émergence du vivant, selon les
idées de Varela et Maturana, alors on a un système autonome qui
spécifie un domaine d'interactions possibles avec son environnement et
avec soi-même, mais où les seules interactions possibles sont
celles qui sont compatibles avec le maintien de sa « clôture
opérationnelle »7. Varela appelle ce domaine
d'interactions le « domaine cognitif du vivant », qui pour lui est
toujours présente à n'importe quelle échelle
d'organisation du vivant. Ainsi, il propose une conception de l'interaction des
processus biologiques locaux et globaux, qui repose sur son concept de
cognition [22].
L'approche de la cognition proposé par Varela, qui
diffère de la vision input- output, et dans laquelle la cognition est
définie par enaction, apparaît comme réponse
à l'insatisfaction qui provient de ce que, pour le cognitivisme comme
pour le connexionnisme, « le critère d'évaluation de la
cognition est toujours la représentation adéquate d'un monde
extérieur prédéterminé » [23]. Varela
approfondit ce point, en réfléchissant au fait que la
qualité de la cognition la plus
7 Varela définie la clôture opérationnelle
comme la manière par laquelle l'organisme maintienne les processus qui
le configurent comme entité autonome.
importante de toute être vivant, c'est de poser
des questions qui surgissent à chaque moment de notre vie. Alors ces
questions ne sont pas prédéfinies, mais enactées,
au sens où on les fait-emerger.
Cette idée de l'enaction de Varela se fonde sur des
principes philosophiques sur la nature du monde. A propos de ce point, Varela
pense que « seul un monde prédéfinit peut être
représenté ». Pour Varela, selon une direction similaire aux
pensées de Heidegger et Merleau-Ponty, la connaissance n'est pas
forcément un miroir de la nature. Mais pour lui, il est essentiel de
s'interroger sur le phénomène de
l'interprétation, dans lequel il y a une
réciprocité causale circulaire entre action et savoir, entre
celui qui sait et ce qui est su. C'est pour référer à
cette circularité totale de l'action/interprétation où
Varela adopte le terme de « faire-émerger ».
Fig. 2. Représentation graphique du
processus de l'enaction et de la co-émergence dans l'article de Luisi
Luigi [24].
C'est précisément dans ce cadre, que Varela et
Maturana présentent leur conception de la cognition. Ils soulignent le
lien inextricable entre le système vivant
et son interaction avec son environnement,
d'où il collecte ses nutriments et où il rejette ses
déchets. Ils finissent par associer le terme cognition comme
caractérisation de ce processus d'interaction avec
l'environnement et aussi avec soi même. Pour eux, l'activité
d'interaction qui constitue l'entité autonome et qui semble distinguer
un intérieur et un extérieure est rien d'autre que la cognition.
De cette façon, la cognition est un aspect toujours présent dans
une entité autopoïétique, et qui de plus rend possible
l'activité qui préserve l'autonomie ou la clôture
opérationnelle du système. Dans cette conception, même pour
la machine autopoïétique la plus basique, la cellule, il y a aussi
un processus de cognition qui est aussi très basique mais réel.
Pour synthétiser cette conception, ils utilisent l'aphorisme : «
tout faire est connaître, et tout connaître est faire »
[25].
La cognition est le processus qui se constitue par la
co-émergence entre l'unité autopoïétique et
l'environnement, mais qui agit aussi comme régulateur en la formation de
cette émergence. De plus, dans cette conception du vivant, la cognition
comme niveau d'organisation supérieur n'a pas seulement une effet de
contrainte sur la dynamique sous-jacente, mais exerce une condition de
nécessité sur la propre existence de la configuration
autopoïétique : sans cognition, comprise comme la capacité
de répondre à l'environnement en continuant la clôture
opérationnelle, la co-émergence entre l'unité biologique
et son environnement se dissout, et l'unité biologique perdre son
autonomie, elle commence à s'homogénéiser avec
l'environnement et en conséquence l'organisme meurt.
3.1 La cellule comme exemple
Il est très important d'abord de remarquer une
distinction fondamentale entre l'émergence dans le cas de la cellule et
celui des dunes de sable, car dans le cas de la cellule on est très loin
encore de pouvoir reproduire par une simulation numérique toute la
dynamique cellulaire. On ne connaît même pas toutes les
règles de la dynamique locale, ni comment le fonctionnement global de la
cellule agit sur cette dynamique. L'entreprise semble gigantesque, puisque
même dans l'interaction : dynamique physique ? dynamique chimique, il y a
un énorme ensemble de choses qu'on ignore, comme la façon dont se
forment les structures d'une protéine, et la prédiction des
structures tertiaire et quaternaire à partir des organisations plus
basiques. Mais si l'étude de l'émergence nous enseigne quelque
chose, c'est de ne pas avoir une vision réductionniste où on veut
expliquer tout en termes d'un niveau organisationnel plus bas.
Il semble évident de remarquer que le problème
le plus fondamental de l'émergence biologique, dans lequel il existe une
sorte d' « abîme explicatif » (dont le niveau supérieur
ne peut pas être complètement expliqué par le niveau
inférieur) est dans l'interaction des niveaux : dynamique chimique ?
fonctions des organelles. Même dans la manière dont on parle de
ces niveaux on ne peut pas occulter le fait qu'existent des
propriétés dont on ne comprend pas la façon dans laquelle
elles émergent. Déjà dire «
fonctions » implique qu'on parle d'une espèce
de finalité8 des organelles pour
effectuer des actions (qui dans la conception de Varela ont pour but
maintenir la dynamique chimique que préserve l'autonomie
de l'organisme). Toutefois, dans les interactions chimiques
elles-mêmes il n'y a pas jamais de fonction, ou finalité, ou
d'autre concept associable à une cause finale : il y a que
des mouvements des molécules entièrement expliqués
à cause des forces fondamentales qui ne sont pas dirigés vers
aucun but. Il est ainsi ahurissant non seulement que dans le niveau
d'organisation biologique on trouve l'existence de cette
fonctionnalité, mais aussi le fait de constater qu'elle est
essentielle dans la description du phénomène du
vivant [27]. On pourrait ainsi dire qu'on peut distinguer dans un
coté de l'abîme explicatif le monde chimique et dans l'autre
coté le monde biologique. La fonctionnalité biologique
émerge ainsi des interactions chimiques non
téléologiques, mais elle est aussi la clé pour
étudier ces dynamiques chimiques, qu'au niveau d'organisation
purement chimique n'ont pas des fonctions. En ce qui concerne
spécifiquement le cas de la cellule, même si elle constitue
l'unité biologique plus simple, la dynamique cellulaire est
extrêmement compliquée et intriquée. Simplement dans le
cycle de Krebs, responsable de la respiration cellulaire, il y a un
intriqué réseau des réactions biochimiques qui
sont condensées en dix étapes, et dans chacune il existe des
interactions avec d'autres
8 Un des grandes thèmes de discussion en
téléologie comme discipline philosophique, justement
porte sur la façon par laquelle on peut avoir une idée plus
précise de qu'est-ce qu'on veut dire par fonction. L. Wright en
particulier note que la conception traditionnelle de fonction est de l'associer
avec la réalisation d'un objectif, dont souvent il est implicite d'une
certaine façon la notion d'avoir conscience de cet objectif
[26].
processus aussi actifs dans la dynamique biochimique
cellulaire. Avec l'état actuel de nos connaissances sur les dynamiques
biochimiques cellulaires, il semble naïf de penser qu'on pourra avoir
bientôt un modèle qui pourra rendre compte de toutes les
interactions biochimiques qui constituent l'ensemble des processus
cellulaires.
Fig. 3. Dynamique du cycle de Krebs en la
cellule.
Néanmoins, même si on ne peut pas expliciter en
toute précision la dynamique cellulaire, on peut dire que toute cellule
biologique est un système complexe dans lequel on distingue plusieurs
phénomènes globaux d'autoorganisation. En relation aux
idées de Varela sur la façon par laquelle la cellule maintienne
son autonomie, on pourrait distinguer que la cellule est i) auto-
contrôlée : elle-même génère les
mécanismes pour contrôler la dynamique qui lui permettent de
subsister ; ii) auto-unificatrice : la dynamique interne maintient les
frontières de la cellule ; et iii)
auto-générée : c'est la cellule comme processus,
le
seul agent responsable de la création de sa propre
identité. Ainsi, l'ensemble des interactions internes fait
émerger une identité globale qui régule l'ensemble de ces
trois dynamiques essentielles.
Il est important d'insister sur cette façon d'envisager
l'organisation du vivant et le phénomène d'émergence comme
un réseau d'interactions local-global. Ainsi, il est plus clair
maintenant qu'on doit abandonner cette idée du phénomène
du vivant comme en étant seulement une propriété
émergente des interactions physiques constitutifs. Si on parle
d'émergence du vivant, le phénomène du vivant doit se
comprendre alors comme un processus qui maintient son autonomie en
exerçant certaines interactions possibles avec soi-même et son
environnement.
Les bases mathématiques pour comprendre
précisément ces types de processus où l'auto-organisation
globale joue un rôle fondamental, couramment appelés
systèmes complexes, ont commencé à être
introduites dans les années 1960, par exemple dans la General System
Theory de Von Bertalanffi, la Synergétique de Haken, et la
Thermodynamique Hors Équilibre de Prigogine, qui nous ont aidé
à pénétrer avec rigueur le phénomène
d'auto-organisation, et qui nous ont aussi permis de mieux comprendre
l'organisation du vivant comme ensemble de systèmes dissipatifs qui
constituent sa organisation hiérarchique en différents niveaux
à partir des interactions locales hors équilibre [28]. La
recherche actuelle basée sur les modèles d'auto-organisation et
les systèmes complexes, montre que les interactions local-global sont
assez riches pour nous procurer des nouvelles compréhensions sur le
monde biologique.
Un programme de recherche à remarquer qui corresponde
à cette vision, est celui de Stuart Kauffman, qui a fait des recherches
vraiment fascinantes sur l'organisation des réseaux des réactions
moléculaires. En particulier, Kauffman essaie d'expliquer
l'auto-organisation de la vie par des processus chimiques auto- catalytiques
dans systèmes thermodynamiques ouverts qui prennent de l'énergie
dans leur environnement. En analogie avec la distinction qui est faite en
physique entre un état thermodynamique supracritique et un
état souscritique9, en utilisant un paramètre
d'ordre qui reflète la façon dont s'organise le système,
Kauffman cherche à trouver une différence de phase en analysant
la diversité des réactions chimiques possibles étant
donné un nombre des catalyseurs. Ce qui intéresse à
Kauffman, c'est la façon par laquelle le vivant constitue son
organisation dans une tension entre avoir trop peu de diversité
moléculaire qui rende les processus stériles, ou trop de
diversité qui devient fatale. Une loi biologique nécessaire selon
Kauffman, serait le fait qu'à cause de ces deux forces, l'organisation
de la dynamique biologique qui rend possible la continuation du vivant doit en
être une dont les processus thermodynamiques soient dans la
frontière entre souscritique et supracritique [29].
9 En thermodynamique, le point critique dans une transition de
phase est tel que la distance naturelle entre les éléments
(définie par la distance de corrélation) devient infinie
en changeant des paramètres adéquats. Souvent on peut trouver un
paramètre d'ordre dans la transition de phase qui devient
indéterminé dans le point critique (par exemple, la
susceptibilité magnétique dans la transition de phase entre les
états ferromagnétique et paramagnétique), et qui peut nous
servir pour distinguer un état souscritique dont le
système est très ordonné, et l'état
supracritique dont le système est peu ordonné.
Fig.4. Graphique de la diversité
d'espèces dans un écosystème bactériologique
théorique relativement à la diversité des
molécules organiques ajoutées de l'extérieure. Les
flèches indiquent l'évolution hypothétique vers la
transition de phase critique. Reproduite de [29].
De plus, Kauffman asserte que si
l'écosystème local est critique, l'échange entre
différents écosystèmes avec leur environnement produit une
biosphère supracritique qui est plus complexe en termes de
dynamique. Pour lui, le mot écosystème se
réfère à une unité biologique autonome, et
biosphère à l'ensemble de l'organisation globale des
éléments constitutifs. En élargissant la définition
de ces deux concepts, on peut voir que les termes écosystème et
biosphère peuvent ainsi s'utiliser à n'importe quelle
échelle d'organisation du vivant : d'une petite bactérie en
relation avec son milieu, jusqu'à un grand animal qui interagisse avec
son environnement, ou même un banc des poissons en relation avec son
habitat. Il est certainement très intéressant de
considérer ces résultats qui montrent comment la
complexité s'intensifie à chaque échelle essentiellement
à cause des tensions
internes qui perpétuent la continuité du processus,
une idée que résonne très fortement avec l'intuition
essentielle du concept d'autopoïèse.
Fig. 5. La clôture opérationnelle
du système biologique à échelles
différentes d'organisation, selon Varela [21].
Les idées de Kauffman sur les dynamiques
autocatalytiques qui augmentent la complexité des niveaux
supérieures en produisant des systèmes supracritiques peuvent
être corrélées avec les concepts de clôture
opérationnelle de Varela. En effet, un processus biologique Si
au niveau i constitue sa autonomie à partir d'une
dynamique interne des processus Si-1, en formant avec son
environnement une dynamique biologique à un niveau supérieure
Si+1. L'information peut se transmettre dans chaque niveau
d'organisation de façon optimale quand la dynamique est critique,
puisque les corrélations à grandes distances croissent mais que
le système reste suffisamment hétérogène pour
garder son organisation en évitant la mort thermodynamique. On pourrait
dire ainsi que si les lois biologiques
de Kauffman sont en effet correctes, la clôture
organisationnelle de la cellule est maintenue par des dynamiques critiques
auto-organisées 10.
Pour conclure l'exposition de cet exemple, on peut dire que ce
type d'émergence est loin d'être aussi bien compris que le premier
exemple. Bien que l'émergence biologique à partir d'une dynamique
purement physique n'est pas normalement classée comme une
émergence forte, on voit bien qu'ils existent des problèmes du
genre « abîmes explicatifs » qui ne nous permettent pas de
parcourir toute la causalité entre la dynamique locale et le niveau
global. L'émergence du vivant est une organisation complexe
d'interactions régulées à plusieurs niveaux ; par
conséquent il est important de comprendre en effet comment les niveaux
supérieurs ont des effets de contrainte sur les niveaux
inférieurs. En effet, non seulement il faut rendre compte de comment les
processus biochimiques sont affectés par l'organisation des processus
thermodynamiques aux échelles supérieures, mais il faut aussi
insister sur le fait que cognition elle-même, comme
propriété émergente des processus biologiques, doit
être prise en compte pour l'explication de l'organisation de ces
processus. L'idée que présente Varela de cognition comme
l'interaction du processus biologique avec son environnement et soi-même,
mais aussi comme la caractéristique subjective de la perspective en
première personne, doit aussi être présente dans
l'explication de contraintes de
10 La criticalité auto-organisé est un
phénomène qui a attiré énormément
d'attention d'après l'article de Per Bak et al. (1987) sur
plusieurs phénomènes naturels qui tendent naturellement et de
façon robuste à un réglage minutieux qui débouche
sur un état thermodynamique critique.
niveaux supérieures relativement aux processus
biologiques. On voit ainsi que l'étude du vivant doit aussi
nécessairement s'intéresser au domaine cognitif et mental de
l'organisme biologique, non seulement comme étant le résultat des
processus biologiques, mais aussi comme cause de régulation et
contrainte.
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