BIBLIOGRAPHIE COMMENTEE
COMMENTAIRE D'UN OUVRAGE
Homi K. BHABHA, Les lieux de la culture. Une théorie
postcoloniale (2007).
Les lieux de la culture. Une théorie
postcoloniale, de Homi K. Bhabha, publié en 1994, puis en 2007
à Paris aux Editions Payot & Rivages pour la traduction
française, va constituer l'objet de la présente analyse.
Au fil des onze chapitres de l'ouvrage, qui
s'échelonnent sur 411 pages, le critique indien, professeur de
littérature anglaise et américaine à l'Université
de Harvard, revient sur les questions d'identité, d'appartenance
nationale, d'hybridité culturelle, de la vision d'un monde dominé
par l'opposition entre soi et l'autre, de l'imitation et de l'ambivalence
utilisées comme armes par les colonisés contre les colonisateurs,
des liens qui existeraient entre colonialisme et globalisation.
Pour situer la question de la culture, Homi Bhabha fait
référence dans sa théorie à l'élan
postcolonial. Il s'appuie sur un matériau littéraire,
philosophique, psychanalytique et historique pour asseoir sa critique.
Dès l'introduction de l'ouvrage, l'auteur dès
les premières pages entame un essai de définition des «
lieux de la culture ». Il soutient que le besoin d'affirmer une tradition
culturelle opprimée vient de l'inconfort de la situation sociale. Dans
les récits, par exemple, les écrivains, au-delà d'une
maison inconfortable, montrent les conditions de vie des minorités
ethniques. C'est ainsi que le lieu d'où parlent ces peuples devient en
quelque sorte le lieu le plus intime de leur vie.
S'écartant des canons de la représentation
binominale du monde, l'auteur invite à revoir la théorie d'un
monde polarisé dans la relation centre et périphérie ou
oppresseur et opprimé. Cette image en miroir, pense-t-il, est vectrice
des rébellions et des mobilisations populaires subversives.
Seulement, au regard des « nouveaux » langages de la
critique, Bhabha manifeste son inquiétude à voir une
continuité des divisions géopolitiques ou encore le passe-temps
de l'élite occidentale qui produit un discours sur l'Autre, dans le but
de renforcer son rôle hégémonique. C'est dans cette veine
qu'il s'interroge aussi sur la raison de spécifier la théorie
critique comme « occidentale ». Ce qui ne signifie pour lui, qu'une
volonté d'affirmer l' « eurocentricité idéologique
» (p.72). En fait, il remarque que dans les textes produits par des
auteurs écrivant sur l'Autre, c'est la différence de ce dernier
qui est mise en avant. On ne lui confère aucun pouvoir de nier ou
d'établir son désir historique.
Cette différence culturelle dans la
représentation coloniale, est interprétée par l'auteur
comme un signe d'angoisse des Européens. Car l'indigène demeure
un mystère de par son attitude « moitié acquiesçant,
moitié s'opposant, jamais fiable » (p.76).
Bhabha, dans sa critique, oppose ce concept de «
différence culturelle » à la « diversité
culturelle » qui, pense t-il, doit être dépassée,
parce qu'étant confinée dans l' « utopie d'une
mémoire mythique, d'une identité collective » (p.77). Les
limites de cette notion de diversité culturelle résident dans sa
résistance à l' intertextualité.
Analysant le stéréotype dans le discours du
colonialisme, l'auteur revient largement sur l'ambivalence autour de ce
concept. En fait, si le stéréotype est une idée toute
faite, toujours « en place » (p.21), il n'en reste pas moins qu'il
est toujours répété. Bhabha souligne son caractère
immuable, c'est-à-dire qui ne peut se libérer des
considérations épidermiques, raciales, culturelles. Il emploie le
terme de « fixité » pour montrer que de cette stratégie
discursive, résulte les « idéologies de dominance ou de
dégénérescence raciale et culturelle » (p. 134).
Sur la question du « mimétisme et de l'homme
» (chap.4), Homi Bhabha fait observer une fois de plus l'ambivalence du
discours colonial. Car, s'il y a une volonté de représenter la
colonie et l'indigène sous un aspect imitant la
métropole et l'Européen, force est de constater
le caractère comique du projet. En effet, c'est sous le signe de la
farce que s'opère la « mission civilisatrice ». La
justification religieuse ne peut s'accommoder des exactions commises sur les
peuples colonisés. Le mode du discours colonial que l'auteur appelle
mimétisme est frappé par une ambivalence. En fait, cette
stratégie est à la fois ressemblance et menace. L'Européen
ne diffuse qu'une image « partielle » (p. 150) de sa culture à
l'indigène, de crainte que ce dernier ne réclame plus de
liberté au point de se rebeller contre le colonisateur.
Dans « Sournoise civilité »,
l'intitulé du chapitre 5 qui fait écho au
précédent, l'auteur analyse les relations entre l'indigène
et le maître blanc, fondées sur le rapport de paranoïa et de
persécution. L'indifférence manifeste de l'indigène
instaure un sentiment de terreur latente.
Mais ce sont les signes du triomphe de la civilisation
anglaise que Bhabha souligne dans la littérature impériale. En
effet, dans la quasi-totalité des textes des écrivains
britanniques, le critique indien mentionne la fréquence d'un «
scénario joué dans les immensités sauvages et muettes de
l'Inde, de l'Afrique et des Caraïbes coloniales, de la découverte
soudaine et fortuite du livre anglais » (p.171). Il cite Marlow, le
personnage de Conrad qui ramasse en pleine jungle le livre de Towson (ou
Towser). Ce qu'il invite à interpréter comme les agissements
illimités des Européens dans un espace sans limite.
Pour ce qui est du Livre Saint qui a servi de prétexte
à l'expansion impérialiste, Bhabha en montre l'aspect
dérisoire, par l'usage qu'en ont fait les peuples indigènes. Ces
derniers utilisent la Bible comme objet de curiosité, à des fins
commerciales ou même comme papier de rebut.
Malgré ces signes du malaise de la domination
occidentale, l'auteur note un silence bruissant qui traverse tous les
récits de l'empire. De Sir Alfred Lyall à Carlyle, en passant par
Bridley jusqu'à Kipling, Bhabha souligne ce silence, synonyme de
l'apologie impériale mais qui peine à cacher les signes de la
confusion coloniale que mettent clairement en scène Au Coeur des
ténèbres de
Joseph Conrad et Routes des Indes de E.M. Forster.
Les contradictions coloniales résident dans la vaine tentative de
dominer tout en passant sous silence les velléités de
résistance des indigènes. Bhabha reprend la métaphore de
Fitzjames Stephen : « Un tonneau de poudre peut être inoffensif ou
exploser, mais vous ne pouvez l'éduquer comme le fuel domestique,
à exploser en petites quantités » (p.208).
Les lieux de la culture invite à
dépasser la bipolarisation du monde et essaie de faire comprendre qu'une
culture en mouvement et en contact avec d'autres cultures ne doit plus
prétendre à une quelconque authenticité nationale. Ce qui
importe, pense Homi Bhabha, c'est de réfléchir sur une
théorie engagée, en prenant pour point de départ
l'hybridité du monde postcolonial.
Cependant, ne peut-on pas présager une limite à
cette théorie de dépassement quand on sait que l'Africain ou
l'indigène dominé plusieurs siècles durant, continue
à vivre un néocolonialisme qui ne diffère de l' «
ancien » que par des concepts euphémiques.
Aussi Bhabha, lui-même, semble-t-il conscient de cette
limite, car il est arrivé à la conclusion qu'au colonisé
comme au colonisateur est amputé l' « activité de
négation » (p. 134), c'est-à-dire que l'un et l'autre ne
peuvent plus se libérer du caractère fixe des
considérations de peau, de sang, de culture.
L'expérience coloniale est traversée par une
tradition de contradictions. La volonté de dominer l'indigène
fait qu'on lui nie une culture propre mais le paradoxe est qu'on hésite
à lui transmettre toute la culture du « maître ». Ainsi,
s'établit une relation ironique ponctuée d'effets du
trompe-l'oeil. Car l'Ecole anglaise n'a réussi qu'à créer
des interprètes qu'Homi Bhabha appelle « homo imitans » (p.
150).
Cet ouvrage est capital dans notre projet de thèse.
Car, en plus de l'oeuvre d'Edward Said, Culture et
Impérialisme, nous disposons encore plus d'outils critiques dans
l'élaboration du déclin du mythe impérial à la
lumière de la théorie postcoloniale.
COMMENTAIRE D'UN ARTICLE
Jacques CHEVRIER, « Les romans coloniaux : enfer ou
paradis ? »
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Dans la perspective de notre commentaire bibliographique, nous
avons sélectionné l'article de Jacques Chevrier intitulé :
« Les romans coloniaux : enfer ou paradis ? » (12 pages : 61 à
72), publié dans la Revue du Livre : Afrique Noire, Maghreb,
Caraïbes, Océan Indien, Notre Librairie N° 90 Octobre -
Décembre 1987.
Dans ce numéro consacré aux « Images du
Noir dans la littérature Occidentale », est adjoint le sous-titre :
« Du Moyen-Âge à la conquête coloniale » qui a
valeur de délimitation du cadre temporel de l'analyse. Jacques Chevrier,
dans cet article, de la même façon que les autres auteurs de cette
Revue N°90, pose un regard critique sur le caractère ambivalent de
l'image du Noir telle qu'elle est représentée dans la
littérature romanesque européenne. Une dizaine de textes : Un
capitaine de 15 ans (J. Vernes), Le roman d'un spahi (P. Loti),
Au pays des fétiches et Terres de mort (P.V. D'Octon),
Dans la brousse (P. Bonnetain), Au Coeur des
ténèbres (J. Conrad), Les morts qui parlent (E.M.
De Voguë), Terres de soleil et de sommeil et Le voyage de
centurion (E. Psichari) et La maîtresse noire (L.-C.
Royer), ont servi à étayer son analyse munitieuse de
l'ambiguïté du projet impérialiste.
Optant pour la méthode de l'analyse textuelle, la
démarche de l'auteur consiste à étudier dans les textes du
corpus la vision de l'Afrique par les Européens. Chevrier structure son
étude en deux volets : d'abord, la vision pessimiste qui prête au
continent « maudit » les couleurs de l'enfer ; ensuite celle plus
optimiste qui y verrait plutôt une terre de rédemption. Entre les
deux, l'ironie semble être l'orientation critique que laisse entrevoir
l'auteur. Mais c'est
surtout la dimension idéologique et mythologique qui se
révèle être l'enjeu de l'analyse.
Telle est la méthodologie de Chevrier. Pour ce qui est
de l'argumentation, le premier volet (la vision pessimiste) est construit
autour de la représentation de l'ailleurs et de
l'altérité.
Il montre d'abord comment les romanciers et les voyageurs
décrivent le milieu physique où clichés et
stéréotypes semblent concourir à une volonté de
mythification. Le paysage est perçu comme un univers de
désolation, figé, immense et hostile. Le soleil d'Afrique hante
les Européens d'où les termes négatifs et
dépréciatifs qui accompagnent ce mot : « malfaisance »
et « malédiction » (p.64). L'auteur pense que les
évènements tragiques ou sanglants associés au soleil
suggèrent l'accablement et la maladie. « L'effroyable nulle part
» est aussi, selon Chevrier, la caractéristique principale de la
nouvelle de Conrad et des autres textes cités.
En effet, le monde effroyable des ténèbres,
décrit avec une connotation maléfique, renforce
l'atmosphère à la fois macabre et démoniaque de la trame
narrative des récits sur l'Afrique. L'auteur insiste sur les notations
de ces écrivains-voyageurs à propos des pays visités.
D'une « terre maudite » à la « sauvagerie oubliée
de Dieu », au « pays infortuné », Psichari, Loti, Conrad
et autres ne tarissent pas de qualificatifs à l'obsession de la mort qui
hante leurs héros. Chevrier revient aussi sur les descriptions de
paysages de nuit ; car il a constaté que chez les romanciers, la lune,
comme le soleil, présente des attributs démoniaques. En fait,
dès la tombée de la nuit, les fêtes religieuses, le tam-tam
et la bamboula deviennent l'expression du diable dans ces contrées
« sauvages ». Les récits qui passent sous la critique de
Chevrier baignent dans cette atmosphère de magie et de sorcellerie. Ce
qui entraîne, selon l'auteur, cette impression d'ensorcellement,
d'inquiétude et de frayeur des Européens livrés sans
défense aux sortilèges dits malfaisants du continent.
Ainsi, de la remarque de Psichari : « Nous n'eussions
jamais cru qu'un paysage peut faire mal à ce point » à la
lancinante question de Conrad : « Qu'étions-nous pour nous
être fourvoyés là ? » (p.66), Chevrier opère
une transition pour montrer ensuite l'effet du contact de l'Autre,
appelé indigène avec l'Européen.
Il note que comme la nature, c'est dans le registre du
démoniaque qu'est entraperçue la relation avec l'Autre, la femme
noire en particulier. L'auteur souligne toutefois que ce thème,
abondamment exploité dans toute la littérature coloniale, est
l'objet de plusieurs interprétations. Si pour certains, le «
mariage colonial » se réduit à une liaison précaire,
afin de supporter les rigueurs de l'exil, d'autres, en revanche, y voient la
principale cause de la déchéance de l'Européen. Le
héros de Loti, Jean Peyral, succombe aux charmes de la petite Fatou-Gaye
qui distille dans les veines du spahi des ivresses inconnues. Robert de
Coussan, héros de La maîtresse noire de Louis-Charles
Royer, devient l'esclave d'une jeune fille peule appelée Mouk.
Même pour le vertueux Psichari, son héros Maxence, dans Le
voyage de centurion, n'échappe pas aux sortilèges africains
de la femme noire. Cette liaison est vécue par les personnages comme le
point extrême d'un pacte funeste scellé avec une créature
méchante et perverse, à telle enseigne que tout retour devenait
impossible. A l'image du vapeur de Marlow s'enfonçant au plus profond du
coeur des ténèbres, ces émissaires de l'Europe
impérialiste, remarque Chevrier, s'enlisent dans la plus complète
déchéance, au point de perdre tout espoir de prendre du galon
pour Jean Peyral, ou d'être contraint par sa maîtresse aux
malversations tel Robert de Coussan, jusqu'à Maxence qui a
occasionné de fâcheuses conséquences à sa troupe du
fait de son retard pour Atar, causé par sa maîtresse noire.
L'Afrique, remarque Chevrier, est représentée
comme le lieu de la mort et dans les ouvrages cités, la mort sous les
tropiques devient un thème récurrent. Les écrivains
brossent un tableau particulièrement morbide afin de montrer l'enfer
dans lequel sont fourvoyés les émissaires de la civilisation. Ces
derniers,
ajoute l'auteur, succombent du fait des effets
conjugués de la solitude, de l'alcool et des maladies
vénériennes. Toutefois, souligne-t-il, le point de non retour est
franchi quand ils retournent vers la barbarie. Car, s'ils échappent
à la mort, ils ne sont pas pour autant quittes avec l'Afrique. Les
écrivains coloniaux font une part importante au thème du «
décivilisé » dans leurs récits. Kurtz, le
héros de Conrad, en est une parfaite illustration.
Dans le deuxième volet (la vision optimiste), l'auteur
souligne que les données du problème changent radicalement dans
les oeuvres du corpus. Même si le péché de la barbarie et
de la sauvagerie persiste, le continent africain est maintenant vu sous un
angle moins lugubre. Il devient une terre d'épopée, de croisades
et même une école d'énergie pour toute une
génération.
Chevrier note dans les textes une tonalité qui verse
plus vers l'exaltation et au ravissement. Chez les personnages, l'Afrique
devient le prétexte d'une introspection profonde de leur être.
Aussi, l'auteur mentionne-t-il la naissance de deux espaces antagonistes dans
l'univers de l'écrivain. Pour les personnages européens, l'aspect
épique de la colonie vient s'opposer à l'inertie de la
métropole incarnée par les sophistes et les sceptiques. L'Afrique
devient ainsi une fontaine de jouvence où les héros retrouvent
leur énergie.
L'auteur achève son analyse par une vue d'ensemble du
roman de Joseph Conrad, Au Coeur des ténèbres qui
déconstruit l'image mythique de l'Afrique. L'Anglo-polonais,
souligne-t-il, s'est mis dans une position intermédiaire ; il n'exalte
ni le dernier degré de la décadence incarné par les «
sauvages » ni le degré suprême de l'épanouissement
représenté par les Européens.
La réflexion de Jacques Chevrier sur « les romans
coloniaux : enfer ou paradis ? » apporte une vision nouvelle à
l'ambiguïté de la représentation de l'Afrique dans le champ
littéraire colonial. La contradiction qui se lit à travers ces
récits reflète la difficulté à posséder ce
continent dominé mais indocile. L'Afrique et l'Africain ont
résisté à tout effort de rationalisation et de
territorialisation. Mais pour pérenniser le projet impérial, il
importait pour ces
écrivains d'apporter une vision nouvelle sur l'Afrique,
afin d'inciter les jeunes Européens à s'engager dans «
l'oeuvre » coloniale. Aussi, se sont-ils évertués à
présenter l'Afrique comme une terre de
régénération.
Dans cet article de Jacques Chevrier, on remarque une
perspective d'analyse actuelle qui consiste à laisser à
l'appréciation de la critique les deux aspects de la
problématique. Ce qui a pour intérêt d'offrir au lecteur
une interprétation libre de l'étude.
La critique textuelle à laquelle sont soumis ces
récits facilite notre analyse. En effet, entre le point de vue de
l'auteur et les exemples extraits du corpus, on apprécie une
cohérence qui ne prête pas à équivoque.
L'analyse de Jacques Chevrier élargit le champ critique
relatif aux images africaines dans la vision occidentale. Il rend ainsi compte
d'un regard sur des publications anciennes mais dont l'actualité reste
manifeste dans les rapports Occident / Tiers-monde.
On déplore, cependant, une absence des Africains dans
le second volet de l'article. En effet, son analyse de la vision optimiste de
la représentation de l'Afrique ne prend en compte que le milieu
physique.
Toutefois, l'article de Chevrier apporte beaucoup à
notre projet de thèse, dans la mesure où le roman de Conrad,
texte principal dans son corpus occupe une place centrale dans notre recherche.
Il s'insère dans la première partie de notre étude : Mythe
de l'Afrique et l'Africain.
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