PARTIE REDIGEE
CHAPITRE III:
Manifestations de la décadence du
mythe.
III.1 : Expression du malaise impérial
Au XXe siècle, doutes, inquiétudes et critiques
commencent à naître en Europe quant au bien fondé du projet
colonial. L'Afrique est le centre de toutes les cruautés envers les
populations indigènes. En Angleterre, d'abord, naît la
première société anticoloniale, puis le débat
s'amplifie au Parlement de Londres, en France et en Belgique. Le Congo-belge,
propriété de Léopold II, théâtre des
massacres et atrocités perpétrés sur les indigènes
entre 1885 et 1908, est au coeur de ces débats. Arthur Conan Doyle y
revient longuement dans son livre : Le crime du Congo belge (1910),
Paris, Les Nuits Rouges, 2006.
C'est dans ce sillage que l'écrivain anglo-polonais,
Joseph Conrad écrit Au Coeur des ténèbres
publié en 1902. Dans cette nouvelle, le héros Marlow,
confronté aux forces obscures des ténèbres de la jungle
congolaise, symbolise l'impossibilité de la « mission civilisatrice
». La trame narrative relate le chant de cygne de l'empire, en restituant
dans la fiction les métaphores de la décadence du mythe de
l'homme blanc. La conscience des émissaires de l'Europe
impérialiste d'être observés par les indigènes,
donne naissance à un sentiment nouveau d'inquiétude dans leur
relation avec l'autre. En effet, si le Blanc a essayé de percer le
mystère de la nature africaine, il en est autrement avec l'homme noir,
jusque là considéré comme une ombre. Ce dernier
déstabilise la domination par son mutisme assourdissant. Les
Européens le croyaient incapable de comprendre leurs agissements, mais
la littérature africaine coloniale s'est exercée à prouver
le contraire. Dans cette continuité, dix neuf ans après Au
Coeur des ténèbres, paraît Batouala de
René Maran, sous-titré « Véritable roman nègre
», écrit par un « nègre », né à
Fort-de-France.
Dans Batouala, le Martiniquais rompt avec la
représentation de l'indigène comme élément du
décor. La fiction narrative met en scène des hommes noirs,
conscients de leur statut de dominés et de l'imposture
idéologique de l'Empire.
Si Marlow s'interroge sur le mystère que
recèlent la jungle et le sauvage, il en est autrement de Batouala,
héros éponyme du roman de René Maran. L'épouvante
de Marlow devant l'inconnu inaugure le malaise impérial. On se souvient
de ses frayeurs, d'abord au contact de la jungle : « Là
voilà devant vous, souriante, renfrognée, aguichante,
majestueuse, mesquine, insipide ou sauvage et toujours muette avec l'air de
murmurer, venez donc voir » (C.t.99), puis de sa peur
viscérale des indigènes, de l'apparition de la femme sauvage, en
particulier : « Elle était debout à nous regarder sans
un geste, pareille à la brousse même, avec un air de
méditer sur un insondable dessein » (C.t.176).
L'impossibilité de décoder ces messages visuels accentue le
sentiment de profonde anxiété des « pionniers du
progrès ». Ce qu'imaginaient et redoutaient les Européens,
c'est-à-dire, l'éventualité d'une prise de conscience des
Africains, est mis en scène dans la narration de Batouala. Pour
rappel, la polémique qu'avait suscitée la parution de ce livre
est l'illustration du malaise qui s'est installé dans la
société européenne. Aussi, quand René Maran
osa-t-il donner à des indigènes le statut de personnages
principaux, ce fut l'ouverture d'une ère nouvelle dans la relation des
Européens et des indigènes et dans une large mesure de l'Occident
et de l'Afrique.
En effet, Maran, en donnant la parole aux Africains, exprime
le malaise impérial dans sa version africaine. Les indigènes,
à l'opposé des Blancs, sont représentés dans des
figures assez bouffonnes, sous le regard démythificateur de
ceux-là dont parlera Sartre, plus tard dans Orphée noir
: « Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous
souhaite de ressentir comme moi le saisissement d'être vu. Car le blanc a
joui de trois mille ans du privilège de voir sans qu'on le voie
»3.
Ainsi, le récit de Batouala bouleverse la
structure du roman impérialiste. Ce sont les personnages africains qui
observent l'Européen, le peignent dans ses
3 Jean-Paul Sartre, « Orphée noir »,
préface de Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la
nouvelle poésie nègre et malgache de langue
française, Paris, P.U.F., 1948, p.IX.
moindres traits physiques, psychologiques et son comportement
à l'égard des indigènes. Ces derniers, dans une fine
analyse, loin des canaux du rationalisme, confrontent des aspects de leur
culture nettement « supérieurs » à celle du «
maître ». On voit donc que « contrairement à ce que
pense le philosophe existentialiste, l'Africain, même colonisé, a
su lui aussi s'arroger « le privilège de voir sans qu'on
le voie »4. Le mépris du Blanc consiste à
ignorer la présence de l'indigène, tant physique que rationnelle.
Mais il n'y a aucun doute sur la lucidité et la clairvoyance de ce
dernier qui va donner lieu à une série de représentations
railleuses de l'Européen. Ils mettent en valeurs des acquis de leur
culture dont le Blanc ne peut apprécier la sagesse. C'est cette
référence à une Afrique mythique, qu'Aimé
Césaire s'efforce de traduire en partie dans son Cahier d'un retour
au pays natal, publié en 1939. Pour ce chantre de la
négritude, les valeurs « nègres » sont la seule force
culturelle susceptible d'être opposée à la force de
l'Occident impérialiste.
A l'image de Marlow, Batouala s'interroge sur la raison de la
présence des Européens en Afrique : « Aha ! Les hommes
blancs de peau. Qu'étaient-ils donc venus chercher, si loin de chez eux,
en pays noir ? » (Batouala, 27). Ce malaise, causé par la
présence étrangère, se convertit en
velléités de révolte, dont fait allusion Césaire,
mais sévèrement réprimées : « et le jarret
coupé à mon audace marronne / et la fleur de lys qui flue du fer
rouge sur le gras de mon épaule » (Cahier, 53).
La prise de conscience de la condition réelle des
indigènes amène les trois auteurs à s'écarter des
canons de l'exotisme qui ont forgé le mythe de l'Afrique et de
l'Africain. Leurs récits rendent compte de ce malaise impérial.
Si Conrad opère une distanciation ironique, Césaire, par contre,
rejettera cette façade séduisante des romans exotiques qui ont
bercé son enfance. Son poème condamne la conception
européenne de l'imagologie africaine : « Oh ces reines que
j'aimais jadis aux jardins printaniers et lointains avec
derrière
4 Jacques Chevrier, Les Blancs vus par les
Africains, Lausanne (Suisse), Favre, 1998, p.9, 213pages.
l'illumination de toutes les bougies marronniers !
» (Cahier, 52). La personnification de la nature africaine dans
Batouala porte une tonalité ambivalente. L'Afrique est vue mais
elle aussi observe : « La brousse, d'autre part, abonde en oreilles
secrètes, est peuplée de trop d'yeux invisibles. Les uns et les
autres sont à craindre comme la lèpre » (Batouala, 63).
Tout au long du récit, Maran réitère ce conflit à
l'échelle de la dérision. Les personnages indigènes se
rient des Européens effrayés par l'adversité de la nature
inhospitalière qui réduit la volonté de rationaliser un
peuple, imbu de sa supériorité culturelle : « Les
boundjous se trompent en se figurant que la brousse est morte. Elle parle, au
contraire, du matin au soir, comme une vieille femme » (Batouala,
144). Ils observent impuissant le piège de l'Afrique se refermer sur
eux. L'hostilité de la nature leur apparaît comme une opposition
à leur « mission ». Cependant, vu sous un autre aspect, on
peut avancer l'hypothèse que leur vulnérabilité
résulte du non-sens et de l'absence de tout fondement rationnel que les
émissaires de l'Europe perçoivent dans l'idéologie de
l'empire.
Tous les romanciers qui ont écrit sur l'Afrique,
à cette période de la colonisation, n'ont pas manqué de
représenter dans leurs fictions narratives le malaise des personnages
blancs, tourmentés face aux effets désastreux du cadre
spatio-temporel. On peut citer des romans tels La route des Indes
(1924) de E.M.Forster, Voyage au Congo (1927) de Gide, Coup de
lune (1933) de Simenon, Burmese Days (1934) de Georges Orwell, ou
l'épisode africain du Voyage au bout de la nuit (1952) de
Céline. Déjà, à la fin du 19e
siècle, Loti en peignant cyniquement le paysage de Saint-Louis, montrait
implicitement les doutes de Jean Peyral, héros du Roman d'un
spahi : « De quel droit avait-on fait de lui cet être
à part qu'on appelle spahi, traîneur de sabre à
moitié africain, malheureux déclassé, oublié de
tous, et finalement renié de sa
fiancée ». Ces interrogations de Jean Peyral
résument en substance la déception
5
que vivent les émissaires de la civilisation
européenne. C'est à travers ces « héros
troubles »6 que les auteurs de fiction suggèrent
dans leurs récits le malaise impérial. Le héros-narrateur
de Au Coeur des ténèbres soutient que
l'éloignement et la grande solitude dans ces contrées
éloignées et hostiles entraînent progressivement les
personnages blancs dans la déchéance et ils finissent par trahir
l'idéal de leur « mission ». On se rappelle Kurtz,
retranché dans son poste de l'intérieur et qui finit par
embrasser les coutumes indigènes : « La brousse sauvage l'avait
trouvé de bonne heure et avait tiré de lui une terrible vengeance
après sa fantastique invasion » (C.t. 171). Loin de tous les
carcans qui fondent les principes sacro-saints de la « Civilisation
», les exilés versent dans un excès de liberté. Le
destin tragique de Fresleven, réputé calme et de Kurtz,
commandant une tribu de sauvages, nous amène à relativiser la
prétendue « solidité » de la civilisation
européenne, quand ses émissaires peinent à s'y conformer
dans des situations extrêmes. Marlow dira que « ces petites
choses font toute une énorme différence. En leur absence, il faut
retomber sur sa force intérieure, sur sa propre capacité de
fidélité » (C.t. 157).
Dans le roman de René Maran, ce qui ne manque pas de
frapper c'est l'inversement des rôles attribués aux personnages. A
l'opposé de Conrad, Maran s'évertue à présenter
à travers le protagoniste de son récit une image autre de
l'indigène qui s'oppose à tous les stéréotypes
coloniaux.
Si dans Au Coeur des ténèbres, la
jungle se montre particulièrement inhospitalière aux Blancs, elle
réagit autrement avec les indigènes de la tribu Banda. Batouala
dénonce avec mépris tous les clichés
dépréciatifs sur le paysage africain. Entre l'Africain et la
nature, existe une proximité presque filiale : « Louée
soit la brousse ! On la croit morte : elle est vivante, bien vivante, et ne
parle qu 'à ses enfants, et à eux seuls ! » (Batouala,
145).
5 Pierre Loti, Le roman d'un spahi, Paris,
Calmann-Lévy, 1987, p.153.
6 Jean-Marc Moura, « Francophonie et critique
postcoloniale », Revue de littérature comparée N°281,
p.68.
Cette harmonie que les protagonistes de Maran revendiquent
fièrement, entre dans une optique contestataire de l'exotisme facile des
premiers récits de voyage sur l'Afrique. Le Martiniquais invite aussi
l'Europe à avoir un autre regard sur les Africains. En effet, il sort
ces derniers de la mutité dans laquelle une littérature
tendancieuse les avait confinés depuis plusieurs siècles.
Maintenant, ils observent et jugent le colonisateur et sa « civilisation
». Le malaise impérial ne doit plus s'appliquer aux seuls
Européens dans la littérature coloniale.
III.2 : Emergence d'un contre discours colonial
Le malaise impérial qui apparaît en filigrane
dans les récits qui ont d'abord construit le mythe de l'empire va
entraîner un discours qui va à l'encontre du regard de l'Occident
sur le monde non européen. Les premières critiques surgissent
cependant dans la littérature qui avait forgé le mythe de
l'empire. Elles sont l'oeuvre d'écrivains ayant effectué un
voyage dans les pays colonisés ; et découvrant l'oppression que
subissent les peuples indigènes.
Si l'on ne peut contester la sincérité de ces
écrivains, force est de constater un certain paternalisme dans leurs
récits. Dans Voyage au Congo, Gide s'offusque des mauvaises
conditions de vie des indigènes de l'Afrique équatoriale mais ne
remet jamais en cause l'idéologie coloniale. Batouala, en
dépit du scandale qui a suivi sa publication dans le milieu conservateur
colonial, reçoit de la part de certains critiques africains un accueil
moins enthousiaste. Ils reprochent à René Maran « sa
conception du négrisme et l'ont accusé de soutenir un
colonialisme au visage « humain «» 7. Toutefois,
si on remet le « véritable roman nègre » dans le
contexte des années 20, l'on perçoit en Maran le
précurseur de la Négritude et de la critique africaine.
Au début du XXe siècle, partout en Europe le
malaise colonial s'installe. Au Coeur des ténèbres
inaugure cette littérature de contestation du principe même de la
colonisation. Même si Conrad est ambiguë, de par ses élans de
défenseur de l'esprit des Lumières et en même temps de
pourfendeur du système colonial, l'on accepte qu'à travers
l'échec de Kurtz, sa pensée embrasse l'échec de toute
l'entreprise impériale en Afrique, car « Toute l'Europe avait
contribué à la création de Kurtz » (C.t.158).
Ce fantôme, ruiné par la maladie et son
appétit démesuré de l'ivoire, symbolise le
déclin de l'impérialisme. Conrad ne s'affranchit néanmoins
pas du
7 Josiane Grinfas, « Présentation, notes,
questions et après-texte » de Batouala, Paris, Editions
Magnard, 2002, p.10.
paternalisme blanc. Ainsi, note t-on une présence
in absentia des indigènes dans la narration ou s'ils
apparaissent, leurs rapports avec les Blancs rappellent ceux de l'adulte et de
l'enfant : « Je ne vis rien d'autre à faire que de lui offrir
un des biscuits de marin de mon bon Suédois, que j'avais en poche
» (C.t. 106). La condamnation de la colonisation semble plus attraire au
souci de perpétuer la morale de la civilisation européenne et les
« vertus » de l'idéologie des Lumières. On comprend
donc l'accusation d'un racisme conradien du critique nigérian Chinua
Achebé dans son essai: An Image of Africa: Racism in Conrad's Heart
of Darkness (Massachusetts Review 18 (1977) and was reprinted in Heart
of Darkness an Authoritative Text, Background and sources,
Criticism.3rd ed. Ed. Robert Kimbrough, London :W.W Norton and Co,
1988.)
Ces réactions aux productions européennes sont
en principe à l'origine des théories postcoloniales. Aimé
Césaire avait salué en l'auteur de Batouala celui qui
« le premier fit accéder le Nègre à la
dignité littéraire »8 . En fait, Maran
retourne la perspective du récit conradien. A l'opposé de
l'histoire narrée par le marin Marlow, les personnages européens
dans Batouala n'occupent plus le devant de la scène, mieux ils
sont représentés dans des figures assez bouffonnes dans leurs
« manières de blancs » (Batouala, 44). Ils sont
soumis sous le regard accusateur des indigènes qui les jugent.
Dans Cahier d'un retour au pays natal, le discours
anti-colonial, prend un aspect singulier. En fait, le poète martiniquais
expose la situation des Antilles, avec la prise de conscience du Nègre,
de sa situation d'être sans valeur mais qui se relève et
revendique sa place.
De Conrad à Césaire en passant par Maran, les
trois auteurs inaugurent chacun, à une époque donnée de
l'histoire un palier dans la relation colonisateurs / colonisés.
8 Aimé Césaire cité par Michel
Fabre, « Autour de Maran », Présence Africaine N° 86
(1973) in Iheanacho Egonu, « Portée révolutionnaire du
premier « roman nègre » ; Ethiopiques numéro 19, Revue
socialiste de culture négro-africaine, juillet 1979, p.3.
Par ailleurs, si les contextes diffèrent, l'expression
de la décadence du mythe impérial reste une constante dans ces
textes. Conrad passe par plusieurs subtilités narratives pour contourner
la censure de la morale victorienne. Il utilise l'ironie pour
déconstruire le mythe sur lequel est bâti la prétendue
supériorité de l'homme blanc, d'où la récurrence
des termes comme : « imaginez » (C.t.88) et «
si » (C.t.110). L'Anglo-polonais bouleverse la structure du
récit exotique, pour laisser s'imaginer les Européens à la
place des indigènes : « Si un tas de Noirs mystérieux,
munis de toutes sortes d'armes terribles, se mettaient tout d'un coup à
suivre la route de Deal à Gravesend, attrapant les culs-terreux à
droite et à gauche pour leur faire porter de lourds fardeaux, j'imagine
que toutes les femmes et toutes les chaumières du voisinage auraient
vite fait de se vider » (C.t.110). Ce roman, comme le sera par la
suite Batouala, est une oeuvre d'avant-garde d'une littérature
de révolte. Dans la fameuse préface, l'auteur du «
véritable roman nègre » défend le point sur lequel la
critique européenne a été le plus sensible, celui du
« nègre-raisonneurcritique-juge » : « J'ai
poussé la conscience objective jusqu'à y supprimer des
réflexions qu'on aurait pu m'attribuer » (Batouala, 15). A
l'image de Conrad, Maran rompt le charme de la littérature coloniale.
Leurs textes s'évertuent à désaffubler l'Africain de tous
les stéréotypes qui ont justifié sa domination. La
fête des « Ga'nza » a servi de prétexte à
Batouala et ses congénères de revendiquer leur humanité :
« L'homme, quelle que soit sa couleur, est toujours un homme, ici
comme à M'Poutou (France) » (Batouala, 99). En dépit
d'une présence infime dans la nouvelle de Conrad, les rares
indigènes qui sortent de l'arrière-plan de la trame narrative
présentent un caractère humain. Marlow, tout au cours de sa
progression dans la colonie belge du Congo, ne cesse de remettre en question la
volonté de déshumaniser les indigènes. Dans tous les
récits qui prolongeront l'idéologie d'Au Coeur des
ténèbres un fait revient fréquemment : c'est le
démenti de l'anthropophagie des Africains. Marlow dira que «
c'était des hommes avec qui on pouvait travailler, et (qu'il) leur
(était) reconnaissant.
Et après tout ils ne se mangeaient pas l'un l'autre
sous (son) nez » (C.t.134). Bardamu, héros du Voyage au
bout de la nuit, alité dans la jungle mais sauvé par des
« sauvages », embouche la même trompette : « Ils
auraient bien pu me balancer au jus les porteurs pendant que nous franchissions
un marigot. Pourquoi ils ne l'ont point fait ? (...) Ou bien encore
ils auraient pu me bouffer puisque c'était dans leurs usages ?
»9. Ces observations ironiques tendent à mettre le doute
dans l'esprit des européens. Claude Maisonnat verra en ces textes une
« écriture visant à déloger le lecteur des
leurres des captations imaginaires (...) de ne pas se trouver aveuglé
par la certitude d'être du côté du savoir et de la
lumière, alors qu'il est au coeur des ténèbres
»10. Pour le lecteur du Cahier d'un retour au pays
natal aussi, le poète tente d'ébranler en lui des
certitudes. Césaire s'adresse d'abord à lui-même,
d'où le recours au style direct. Par sa présence, le poète
s'implique, engage sa responsabilité. Il s'assume en tant que Noir,
frère de race de ceux qu'on opprime. Refusant de parler à travers
la bouche d'un Marlow ou d'un Batouala, il accepte d'être : «
l'homme famine, l'homme insulte (...) un homme-juif, un homme pogrom, un
chiot, un mendigot » (Cahier, 20). En fait, le poème
témoigne d'un refus de l'ordre régissant l'idéologie
coloniale, en atteste la violence du lexique, de l'écriture : «
ASSEZ DE CE SCANDALE ! » (Cahier, 32). Aux Noirs descendants
d'esclaves, la dénonciation visera à les arracher de leur
passivité et de leur rendre leur dignité d'hommes. Toutefois, la
force persuasive du discours qui s'exprime à travers les insultes, les
invectives et les cris s'adoucira dans la clausule de l'oeuvre : «
debout et libre » (Cahier, 62). L'image de la «
colombe » (Cahier, 65) qui ferme le poème se situe en
réaction aux images de l'Afrique sombrant dans les
ténèbres et de l'Africain existant dans l'anonymat le plus
obscur. Le poète insère tous les clichés : soleil, mer et
paysage dans un contexte qui vient
9 Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de
la nuit, Paris, Gallimard, 1952, p.1 77.
10 Claude Maisonnat, « Truth stripped of its
cloack of time » Ou l'énigme de la littéralité dans
Heart of Darkness, Joseph Conrad 2 «Heart of
Darkness» une leçon des ténèbres. La Revue des
Lettres Modernes - Textes réunis et présentés par Josiane
Paccaud-Huguet, Paris-Caen, Lettres Modernes Minard, 2002, p.1 01.
démentir le charme trompeur des Antilles. De sorte que,
les Antillais se libèrent de la puissance idéologique et
dominatrice de l'Occident. Césaire recherche l'insolite pour arracher
les indigènes à la passivité que préconisait le
vieux père de Batouala : « Il n' y a plus rien à faire.
Résignez-vous » (Batouala, 101). Ce complexe
d'infériorité dont s'acharne Césaire est le
sédiment idéologique hérité de la philosophie des
Lumières, des études anthropologiques et ethnologiques sur les
Africains. Toute cette imagerie avec ses démonstrations «
scientifiques » tendait à justifier l'impérialisme. Dans
Emile, Rousseau affirme que « l'organisation du cerveau est
moins parfaite aux deux extrêmes (la zone torride et la zone polaire).
Les Nègres ni les Lapons n'ont pas le sens des Européens
»11.
Batouala réfutait ces théories absurdes
qui étaient destinées à la hiérarchisation des
races. Le Nègre représenté dans la dignité humaine
et littéraire, conscient de son statut de dominé, dément
le substrat philosophique hégélien sur lequel l'Occident s'est
basé pour dominer le monde non européen. On avait montré
la différence entre les personnages d'Au Coeur des
ténèbres, muets, déniés de toute manifestation
rationnelle et ceux du « véritable roman nègre » qui
observent le colonisateur et le juge : « Les frandjés nous ont
asservis. Nous connaissons maintenant leurs qualités et leurs
défauts » (Batouala, 92). On peut aussi mettre en
parallèle le raisonnement des indigènes de la tribu banda et
certaines idées de l'époque des Lumières. Batouala remet
en cause les considérations d'ordre esthétiques sur les
critères de la « beauté blanche ». En fait, on se
souvient que dans Essais sur les moeurs, Voltaire affirmait sans
ambages que « Si leur intelligence (aux Noirs) n'est pas d'une autre
espèce que (leur) entendement, elle est fort inférieure
12». Le héros de Maran perçoit dans ces propos
l'intolérance culturel et un racisme latent. Il dénonce ainsi les
« manières de
11 Emile, livre Ie, 1762. Cité par
Mercer Cook, « J.-J. Rousseau and the Negro », The journal of Negro
History, 1936, p.294-303; repris par Léon François Hoffman,
Le nègre romantique. Personnage littéraire et obsession
collectives, Paris, Payot, 1973, p.71.
12 Voltaire, Essais sur les moeurs, 1756,
chap.CXLI, cité par Hoffman, Op.cit. ; p.71.
blancs » (Batouala, 44) : « Les
traditions valent ce qu'elles valent. Certaines sont infiniment
désagréables. D'autres sont tout le contraire. Du nombre, la
propreté corporelle. Seuls les blancs n 'en ont cure »
(Batouala, 67).
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