Chapitre 2- Petite histoire des « petits trains
»
Après la naissance des « grands trains » qui
engendre un siècle et demi plus tard les TGV, intéressons nous
maintenant à celle des « petits trains », les chemins de fer
secondaires. Ils sont en effet les lointains ancêtres des chemins
de fer touristiques actuels.
Nous donnerons des chemins de fer secondaires
d'abord une définition par défaut : ils sont constitués
des voies ferrées qui n'appartiennent pas aux grands
axes. Dans un pays centralisé comme la France, ils se
reconnaissent aisément : ce sont les voies ferrées qui ne
rayonnent pas autour de Paris. Quelques transversales à fort
trafic34 échappent cependant à cette
catégorie.
Notre catégorie des chemins de fer secondaires est
cependant hétérogène :
nous avons d'une part les voies ferrées
d'intérêt général, construites à
l'initiative de l'Etat. Elles sont généralement exploitées
par les grandes compagnies, et sont intégrées à la SNCF
lors de sa création en 1938. Depuis, leur destin est marqué par
des fermetures successives, qui ramènent dans certaines régions
le chemin de fer à sa portion la plus congrue35. Ces voies
ferrées constituent la base de nombreux chemins de fer
touristiques récents (années 1980 - 1990).
et d'autre part les voies ferrées
d'intérêt local, construites à l'instigation des
collectivités territoriales, le plus souvent les départements.
Lors de leur fermeture, certains de ces réseaux renaissent de leurs
cendres pour donner vie à quelques chemins de fer touristiques,
relativement plus anciens (années 1960-1970).
Nous ne reviendrons pas sur l'histoire des voies ferrées
d'intérêt général, qui suit celle des grandes
compagnies puis de la SNCF. En effet, elle ne sont pas à la source
originelle des chemins de fer touristiques, et ne permettent pas de comprendre
la première éclosion des chemins de fer touristiques. Elles ne
sont devenues une ressource qu'ultérieurement.
34 Par exemple la transversale « occitane »
: Bordeaux - Toulouse - Montpellier - Marseille - Nice, ou bien la «
Rhin-Rhône » : Strasbourg - Mulhouse - Besançon - Lyon.
35 Ainsi Privas, préfecture de l'Ardèche, n'est
plus desservie par le rail depuis des années.
Par contre, il nous semble judicieux de détailler
quelque peu l'aventure de chemins de fer d'intérêt local qui nous
apparaissent comme les vrais « grands ancêtres » des chemins de
fer touristiques. Cela nous permettra de :
-mettre en lumière le rôle des collectivités
territoriales
-relever des aspects innovants souvent méconnus
-souligner le rôle d'entreprises ou d'entrepreneurs
Un siècle plus tard, nombre de ces
caractéristiques se retrouvent dans les chemins de fer touristiques
actuels.
1- Genèse et développement des chemins de
fer d'intérêt local A- Un moyen de mise en valeur
des moindres ressources36
Marie-Odile Piquet-Marchal oppose dans l'économie du 1
9ème siècle le Nouveau Monde et le Vieux Continent.
Dans le premier cas, l'abondance des ressources naturelles, la vastitude du
marché intérieur, génèrent une économie
« extensive, amplement mécanisée, de plus en plus
standardisée ». Au contraire, le Vieux Continent « est
beaucoup moins favorisé : ses ressources sont plus restreintes, son
territoire moins étendu, son marché plus limité.
Dès lors, son économie va être toute différente :
elle sera intensive, individualisée, raffinée, très
spécialisée. Ces structures diverses exigent des moyens et des
méthodes dissemblables, notamment en ce qui concerne les voies de
communication. Dans le premier cas, les réseaux se composeront de
quelques grands axes d'utilité générale ; dans le second
cas, tout un ensemble dense, enchevêtré, d'utilité
nationale, régionale et locale37 sera
nécessaire. C'est ce qui explique que, pratiquement, seuls les pays du
Vieux Continent possèdent des chemins de fer d'intérêt
local qui complètent leur réseau d'intérêt
général. Ces chemins de fer d'intérêt local sont
nécessaires à la fois par leur construction, comme pôle de
croissance des activités locales, et par leur exploitation, comme moyen
de mise en valeur des moindres ressources ».
36 Toutes les citations de cette section proviennent de
Piquet-Marchal (1964), p 9.
37 C'est nous qui soulignons.
B- Pourquoi des chemins de fer d'intérêt
local ?
Vers 1860, la France possède un réseau ferroviaire
de 9.400 Km. Ce réseau est largement insuffisant ; en
effet avec la révolution industrielle les besoins sont croissants. P.
Merlin note : « La structure étoilée du réseau
français, amorcée très tôt (milieu du 1
9ème siècle) a accentué une centralisation
autour de Paris, organisée par les Bourbons, voulue par les Jacobins,
renforcée par Napoléon »38. C'est «
l'Etoile Legrand
»39. On peut voir dans ce
tropisme parisien alternativement le reflet d'un Etat centralisé ou
celui d'une concentration des activités économiques, sans que
l'un exclue forcément l'autre. Après tout, un réseau se
constitue entre des points qui ont quelque chose à échanger.
Dès le milieu des années 1860, et plus encore
après 1871, se constitue un mouvement visant à la
création de chemins de fer d'intérêt
local40. Plusieurs forces agissent de concert:
-la défaite de 1871 face à une Allemagne,
désormais unie, et qui a su utiliser à plein les
possibilités logistiques offertes par le rail notamment pour le
transport rapide de troupes
-les besoins des économies régionales
d'écouler facilement leurs produits -la volonté
électoraliste (mais parfois justifiée) des politiques et des
notables locaux soucieux de disposer de « leur » chemin de fer.
Ces forces sont contrariées par l'affairisme parisien des
grandes compagnies, peu disposées à trop développer un
réseau secondaire dont la rentabilité semble a priori
problématique
C- La mise en oeuvre
Trois lois structurent la mise en oeuvre des chemins de fer
d'intérêt local : les lois de 1865 (dite loi Migneret), 1880 (dite
loi ou plan Freycinet), et 1913. Sans entrer dans les détails, l'esprit
est de faire prendre en charge par les collectivités locales
(essentiellement les départements) la construction de lignes qui seront
(généralement) concédées à des exploitants
privés. Les caractéristiques de ces
38 Merlin (1991), p 29.
39 Du nom du Directeur Général des
Travaux Publics, auteur du 1 er plan prévoyant la
construction de 4.500 Km de lignes ferroviaires reliant la capitale aux grands
centres industriels et aux ports.
40 Pour simplifier, nous donnerons comme M-0.
Piquet-Marchal (op.cit., p 13) une définition a contrario des
chemins de fer d'intérêt local: « exception faite de quelques
dizaines de Kilomètres de chemins de fer industriels et miniers, tout ce
qui ne fait pas partie des grands réseaux est d'intérêt
local ».
lignes sont telles qu'elles peuvent être construites
à l'économie : écartement réduit, rails
légers, courbes serrées, peu d'ouvrages d'art41.
D'évidence, le législateur veut mettre leur
réalisation à la portée des finances
départementales.
Ce réseau, dont l'essor a lieu à partir de la loi
de 1880, comprend jusqu'à
22.000 Km de voies
ferrées (soit plus de la moitié de la longueur du
réseau d'intérêt général) essentiellement en
trois écartements de voie42. Il connaît son
apogée vers 1925.
Une multitude d'entreprises vouées à
l'exploitation (le plus souvent sous le régime de la
concession43) des chemins de fer
d'intérêt local se crée. Les plus petites
n'exploitent qu'un tronçon de quelques Kilomètres de ligne, leur
destin est parfois éphémère ; d'autres, présentes
à divers points du territoire, possèdent une dimension nationale
: ainsi la Société Générale des Chemins de Fer
Economiques (SE) et la Compagnie des Chemins de Fer
Départementaux (CFD), « poids lourds » du secteur.
Quant aux grandes compagnies, « se réservant
l'exploitation des lignes les plus rentables, elles concèdent
l'exploitation des lignes peu rémunératrices, celles issues du
'plan Freycinet', à des compagnies secondaires »44. On
peut comprendre leur prudence : certaines, comme le Paris-Orléans (P.O)
ou le Midi, ont déjà bien du mal à rentabiliser leur
réseau existant.
41 A titre d'illustration, à la fin du
19ème siècle, pour la construction d'un
Kilomètre de voie ferrée, il faut compter 175.000 Francs-Or en
voie normale, 80.000 Francs-Or en voie métrique, et 60.000 Francs-Or en
voie étroite - Chiffres donnés par Guyot (2001), p 139.
42 Voie normale, voie métrique, voie de 60.
43 Piquet-Marchal (1964), p 116 : « la concession
a été le mode le plus communément employé et le
plus longtemps expérimenté ».Pour la définition de la
concession, voir infra, 3ème partie, chapitre 4.
44 Gasc (1994), p 13.
2- Déclin des chemins de fer
d'intérêt local
Tableau 1 : longueur (en Km) des réseaux
d'intérêt local selon l'écartement.
|
1918
|
1960
|
Voie normale
|
2.800
|
200
|
Voie métrique
|
18.350
|
700
|
Voie étroite
|
400
|
40
|
Total
|
21.550
|
940
|
Source : Guyot (2001), p 144.
Le point d'inflexion dans le développement des chemins de
fer d'intérêt local se situe au milieu des années 1920. Ces
derniers connaissent un premier choc lié à la Grande
Guerre. Des lignes de l'arrière sont
réquisitionnées, déferrées, privées de leurs
engins de traction de manière à alimenter la construction de
voies ferrées militaires sur le front. La guerre terminée,
malgré un relèvement important des tarifs des transports (parfois
jusqu'à 500% !), l'augmentation des coûts des combustibles, des
salaires, la diminution du temps de travail rognent la rentabilité.
Les véhicules routiers utilitaires (camionnettes,
autobus) ont fait leurs preuves pendant le conflit ; ils apparaissent
déjà comme des alternatives crédibles. Ainsi l'autocar
représente un concurrent redoutable dont la compétitivité
va croissant au fil des années.
Dans l'Entre-deux-guerres, les réseaux «
électoralistes » sont déjà condamnés par la
route. Les mieux implantés peinent à se moderniser, faute de
moyens.
La Deuxième Guerre mondiale et les années de la
reconstruction apportent un court répit aux survivants. Vu la
rareté de l'énergie et les destructions, les petits
réseaux sont fortement sollicités malgré leurs
matériels à bout de souffle.
Mais dès l'entrée dans les soi-disant
« Trente Glorieuses »45,
la France joue la carte du « tout routier », symbole
de modernité, en abandonnant dans une « grande
braderie ferroviaire »46 les
petits trains, les tramways47, et les tramways
urbains48.
La « logique » poussée à l'extrême
aboutit à fermer des réseaux récemment modernisés,
et dont le trafic fret est en constante augmentation. La même
« logique » de passage du rail à la route double
parfois les temps de transport nécessaires49. La position
intransigeante des syndicats cheminots accélère dans certains cas
le processus en fermant la porte aux solutions hybrides qui auraient permis des
sauvetages au moins partiels.
3- Les chemins de fer d'intérêt local, quel
intérêt ?
A- Une opération d'aménagement du
territoire de grande envergure
La construction du réseau d'intérêt local
représente une opération d'aménagement du territoire de
grande envergure, tout à fait comparable par son ampleur
à celle du réseau TGV contemporain. En effet, 3,5
milliards de Francs sont investis par l'Etat sur 30 ans, ce qui correspond
à environ 65 milliards de Francs de 1995. A titre de comparaison,
l'ensemble du réseau TGV en service début 1995 a
coûté 58 milliards de Francs pour les
infrastructures50.
Or, les chemins de fer secondaires sont à leur
époque souvent décriés : lents, inconfortables et peu
sûrs (déraillements fréquents), on les affuble de
sobriquets : « tacots », « tortillards »... Leur
fragilité financière participe à cette
précarité. La constitution de ces réseaux
d'intérêt local a-t-elle été un bien ou une
dépense inutile pour la France ? Sur ce point, aujourd'hui comme jadis,
les avis divergent, et il nous semble intéressant d'apporter quelques
éléments de réflexion.
45 Si l'on compte bien, on n'en trouve que vingt : en
gros de 1953 à 1973. Et encore, la croissance française a
commencé à décélérer dès la fin des
années 1960.
46 Auphan (1999), p 257.
47 On entend par tramway « les voies
ferrées établies en totalité ou en partie sur les voies
publiques et dont la plate-forme reste accessible sur toute son étendue
à la circulation ordinaire des voitures et des piétons »
(Piquet-Marchal (1964), p 44 note 8). Ils ont représenté plus de
6.000 Km à leur extension maximale. Ces tramways, vu leur mode de
circulation, constituent un obstacle à l'élargissement des
routes, et donc les premières victimes désignées du «
tout routier ».
48 Tramways urbains qu'elle reconstruit de nos
jours.
49 Le P.O Corrèze, réseau à
voie métrique rayonnant autour de Tulle, constitue l'exemple type d'un
réseau en bon état, dont le trafic marchandises augmente, et dont
la fermeture aboutit à un quasi doublement des temps de transport pour
les voyageurs.
50 Gasc (1995), p 20, et p 24 notes 9, 10, 11.
B- Un laboratoire d'essais
Les contraintes économiques auxquelles les chemins de fer
d'intérêt local sont confrontés favorisent une certaine
prise de risque de leur part. Chose moins connue, peut-être parce qu'en
porte à faux par rapport à des clichés
répandus, les petits réseaux constituent les laboratoires
d'essais de matériels nouveaux pour l'époque (autorails,
automotrices électriques), qui ne sont adoptés que bien plus
tard ar- par les grandes compagnies. Yves
Machefert-Tassin relève « les nombreux apports inventifs, et
surtout constructifs et expérimentaux, que les chemins de fer
secondaires ont apporté à tous les autres, y compris en
devançant souvent les applications des mêmes
procédés sur les grands réseaux [...]. Ces innovations ont
toutefois donné des lettres de noblesse technique à des
réseaux souvent décriés aujourd'hui pour des raisons
économiques»51.
Pour ce qui est de la traction électrique,
Rémy Guyot relève: « Pour modeste qu'il fut, le mode
d'électrification de certaines lignes (de montagne principalement) se
montra d'avant-garde par rapport à la technique
électrique bien peu développée des grandes compagnies
»52. Et de s'étonner à juste titre que dans les
Alpes et les Pyrénées des rames électriques circulent sur
des rampes à près de 80 pour mille, tandis qu'en Haute-Vienne le
réseau départemental utilise du courant monophasé à
fréquence industrielle 25 Hz sur l'ensemble de son réseau, long
de (quand même !) 340 Km.
Pour ce qui est de la traction diesel (autorails
essentiellement), nos petits réseaux ne sont pas en reste. Leur
adoption des autorails est précoce, parfois intensive. « Les
chemins de fer secondaires peuvent, dans le domaine de la conception et de
l'utilisation des automotrices, être considérés comme des
précurseurs ». Dix à vingt ans avant les grands
réseaux, ils utilisent des engins bien étudiés et
adaptés, « dont la longévité fut pour beaucoup une
preuve de leur réussite, ce qui favorise aujourd'hui les lignes
touristiques »53
Les petits trains ont donc joué également
run ôle non négligeable dans la diffusion
des innovations ferroviaires. De quoi remettre
en cause le cliché d'un secteur passéiste !
51 Machefert-Tassin (2001), p 146-147.
52 Guyot (2001), p 141-142.
53 Machefert-Tassin (2001), p 173-174, pour les deux
citations.
C- Un débat qui n'est pas clos
Dans notre esquisse de débat sur l'utilité des
réseaux d'intérêt local, une chose nous semble certaine
: avant la première guerre mondiale, il n'existait pas d'autre
alternative que le chemin de fer pour désenclaver les
campagnes. Si l'on ne rencontre pas chez nous ces zones
désolées, sorte de « no man's lands » que l'on trouve
hélas dans certains pays d'Europe du Sud, c'est peut-être à
ces réseaux secondaires qu'on le doit.
Certains de nos voisins européens54, en
assurant la modernisation de leurs chemins de fer d'intérêt local,
ont choisi une voie médiane, qui apparaît plus justifiée
avec quelques décennies de recul.
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