Deuxième partie - Des histoires de trains
Introduction - Le poids de
l'histoire
Le poids d'un siècle et demi d'histoire ferroviaire ne
peut être négligé : il nous semble impossible de
présenter les chemins de fer touristiques sans, dans un premier temps,
évoquer la naissance du système de transport par rail puis, dans
un deuxième temps, nous attarder sur les chemins de fer secondaires.
Dans un troisième temps, nous mettrons en évidence les liens
anciens existant entre les chemins de fer et le tourisme. Nos « petits
trains » d'aujourd'hui sont avant tout des chemins de fer, et, pour une
part substantielle d'entre eux, les descendants des chemins de fer
d'intérêt local.
Chapitre 1- Au commencement, la rencontre du rail et de
la
vapeur
Dans un article paru dans la Revue d'Histoire des Chemins de
Fer13, Clive Lamming, qu'on ne présente plus dans les milieux
ferroviaires, réfute une présentation simpliste mais
répandue de l'histoire du chemin de fer: la locomotive n'a
été inventée, ni par George Stephenson14, ni
par Richard TrevithicK. Leur « pendant » français Marc
Séguin n'a pas davantage inventé la chaudière tubulaire.
Dans un
souci de clarté, nous étudierons d'une part le
rail, et d'autre part la traction à vapeur avant leur fructueuse
rencontre.
1- Le rail
A l'origine, le rôle du rail consiste à guider les
roues des chariots de mines de manière à extraire et à
convoyer plus efficacement houille et minerais. A l'aube du
1 9ème siècle, le rail n'est
déjà plus une invention récente. Les Anglais
possèdent une avance importante dans ce domaine. Ils utilisent des rails
de bois dès 1649 à Newcastle15. Les rails de fonte
sont employés pour la première fois dans les années 1760.
Au 1 8ème siècle, l'Angleterre possède
déjà un réseau ferré dédié à
l'extraction
13 Lamming (2003), p 257-274
14 Il y a deux Stephenson dans l'histoire du chemin de
fer : George, le père et Robert, le fils.
15 Toutefois, un ouvrage paru à Bâle en 1
550 atteste de l'emploi de rails en bois dans des mines de Leberthal en Alsace.
Voir Lamming (1989), encadré p 18.
minière. Clive Lamming note qu'en 1820, « le chemin
de fer est une chose mûre et établie, formant un moyen de
transport industriel reconnu, vieux de plus de 150 ans, et connaissant
déjà, depuis plus de 30 ans, des essais en traction vapeur
»16.
Le développement de la métallurgie
autorise l'abandon du rail en bois, trop fragile. Il est désormais en
fonte, puis en fer, et enfin, vers la fin du 1 9ème
siècle, en acier. Ces progrès, qui suivent ceux de la
sidérurgie, rendent le support de roulement de plus en plus
résistant, ce qui lui permet d'accompagner le poids croissant des
locomotives et des wagons. Le poids par essieu des locomotives et
matériels remorqués exprime les contraintes exercées sur
le rail tandis que la masse au mètre des rails posés, qui
s'exprime en Kg / mètre, constitue son équivalent
côté support de roulement. Vers le milieu du1 9ème
siècle, sur les grandes lignes, cette masse est d'environ 30 Kg/m. Elle
est de nos jours de 60 Kg/m en Europe, et atteint 70-75 Kg/m aux Etats-Unis et
en Russie17.
Il est probable que si les performances techniques du
rail n'avaient pas été capables de suivre les
évolutions du matériel roulant, le développement du chemin
de fer aurait été entravé.
2- Cheval, ou cheval-vapeur ?
A- La plus belle conquête de
l'homme fait de la résistance
Initialement, les wagonnets sont poussés par les mineurs
ou tirés par des chevaux. La traction animale est logiquement
utilisée par les premiers chemins de fer. Contrairement à une
idée commune, le cheval représente longtemps un concurrent
redoutable pour la traction à vapeur : le coût de la
traction animale s'élève seulement au tiers de celui de la
traction par locomotive à vapeur18. Le fameux
concours de Rainhill, que l'on a coutume de présenter comme le triomphe
de la locomotive de Stephenson, « la Fusée », n'aurait pas
donné des résultats si convaincants en faveur de la traction
vapeur. D'ailleurs, la subsistance de réseaux ferrés
entièrement à traction animale jusque dans les années 1880
en Angleterre, constitue un indice supplémentaire de cette «
compétitivité » du cheval19. En France
16 Lamming (2003), p 258.
17 Lamming (2005), entrée « rail »,
p. 372.
18 Si l'on prend en compte tous les coûts
indirects : pannes, accidents, dégâts aux voies. Selon Lamming
(2003), p 270.
19 Idem., p 259. Le réseau «
Forest of Deam Tramroad », construit en 1807, reste entièrement
à traction animale. Il est toujours en service 80 ans plus tard. Sa
taille est loin d'être anecdotique, puisque son extension maximale est de
180 miles (environ 280 Km).
aussi, sur la « grande » ligne Lyon -
Saint-Étienne, les chevaux restent en service jusqu'en
184420.
B- La vapeur, une histoire déjà
ancienne
Le concurrent du cheval est logiquement le « cheval vapeur
», personnifié par la locomotive à vapeur. La force
de la vapeur est connue depuis longtemps. «A Alexandrie, entre
100 et 50 avant Jésus-Christ, la vapeur a tout de même fait son
apparition, dix-sept ou dix-huit siècles avant Denis Papin
»21. Héron invente l'éolipile, sorte de turbine
à vapeur enclenchant un mécanisme capable d'ouvrir ou de fermer
à distance la porte d'un temple.
Les premières machines à vapeur « modernes
» sont statiques, telle «la machine à feu
» de Newcomen, en 1712, en Angleterre. Là encore,
le besoin des mines est structurant, puisque ces machines servent à en
extraire l'eau. A partir du dernier tiers du 1 8ème
siècle, l'histoire semble brusquement s'accélérer : en
1769, la machine de Watt apporte des améliorations
décisives (condenseur) à la machine de Newcomen, ce qui permet de
réduire des trois quarts la dépense de combustible. La même
année, voici la première machine mobile à
vapeur: le français Cugnot réalise le
« Fardier », sorte de chariot à
vapeur destiné au transport de lourdes pièces d'artillerie. Sa
carrière s'achève contre un mur. L'ancêtre de l'automobile,
en quelque sorte... En 1776, le Marquis Jouffroy d'Abbans fait naviguer un
bateau à vapeur sur le Doubs.
C- La locomotive à vapeur : une naissance
laborieuse
La première locomotive à vapeur (mais est-ce
vraiment la première ?) date de 1804 : construite par l'Anglais
Richard TrevithicK, elle circule tant bien que mal sur une voie en
bois. Dans ces années de « bouillonnement » (c'est le cas de
le dire !) diverses locomotives sont essayées et construites. Certaines
sont exhibées au public, comme des attractions foraines, telle, en 1808,
la « Catch me Who can », visible dans une enceinte privée
moyennant paiement22.
20 Ibid., p 272.
21 Braudel (1979), p 469.
22 Cette « M'attrape qui peut » serait-elle
la lointaine ancêtre des petits trains présentés comme
attractions foraines de nos jours ?
A la même époque, l'essor de la traction à
vapeur est freiné par un obstacle a priori insurmontable :
l'adhérence de la locomotive sur les rails23. On
considère que les locomotives dont les roues prennent appui sur des
rails en fer lisses, ne trouveront pas l'appui suffisant pour tracter leurs
wagons. On imagine alors florès de systèmes aussi
ingénieux les uns que les autres pour pallier ce grave problème,
dont personne n'a jamais vérifié s'il était réel :
ici on essaie des locomotives à roues dentées s'inscrivant dans
des rails dentés, ailleurs des béquilles s'élevant et
s'abaissant à l'arrière de la locomotive pour prendre appui sur
la voie. En 1813, BlacKett et Hedley ont le bon sens de prendre le
problème...par son commencement. Leurs essais sur le chemin de fer des
mines de Wylam apportent la preuve que le poids de la locomotive lui procure
une adhérence suffisante sur des rails lisses pour tirer ses wagons. Un
blocage important dans le développement de la traction est levé !
Une quinzaine d'années a tout de même été
nécessaire pour résoudre un problème qui n'existait
pas...
D- La chaudière tubulaire: une invention
capitale
La recherche peut désormais s'orienter vers les voies plus
fructueuses. La chaudière tubulaire constitue une amélioration
capitale qui ouvre des perspectives au chemin de fer. Un des problèmes
majeurs de l'époque est de générer suffisamment de
puissance pour tracter les trains. Ce qui suppose de produire une
quantité de vapeur importante. De manière caricaturale, on peut
dire que les premières locomotives à vapeur sont des
bouilloires à roulettes, capables dans le meilleur des cas de
se traîner sur les voies en palier : le foyer porte à
ébullition un réservoir d'eau. La chaudière
tubulaire multiplie par quatre la production de vapeur, et donc la
puissance de traction. L'idée en est relativement simple : les
gaz brûlants dégagés par la combustion du foyer traversent
au moyen de tubes l'eau à chauffer, la surface de contact entre les gaz
et l'eau est multipliée.
Là encore refaisons appel à Clive
Lamming24. Contrairement à ce qui est écrit, ce n'est
pas le français Marc Seguin, ni le britannique Stephenson, qui ont
inventé la chaudière tubulaire. L'existence de chaudière
tubulaire est prouvée en 1803 par le dépôt de
brevet par Woolf, mécanicien des mines au Pays de Galles. Ce
type de chaudière est utilisé, en statique, à grande
échelle, dans les mines de Cornouailles comme pompe à vapeur. A
Marc Seguin, il faut reconnaître le mérite d'avoir résolu,
le problème d'étanchéité que présente la
chaudière tubulaire en utilisation mobile, et avec quel brio ! «
Là où les locomotives Stephenson vont au pas, celle de Marc
23 Voir : Papazian (2000), p 14-15.
24 Lamming (2003), p 269.
Seguin, pourtant plus légère et plus petite, roule
à 40 Km/h en tête d'un train chargé de pièces de
fonte »25.
En 1829, la « Fusée » de Stephenson, qui
gagne le concours de Rainhill, est équipée de chaudière
tubulaire. Elle a une très longue descendance,
faite de multiples perfectionnements. Mais toutes les locomotives à
vapeur fabriquées dans le monde jusqu'à la fin des années
198026 sont équipées de la fameuse chaudière
tubulaire.
3- Du premier chemin de fer au premier transfert de
technologies
De quand date le premier « vrai » chemin de fer ? On
peut penser à la ligne StocKton-Darlington (1825). Or, cette
dernière se caractérise par différents types de traction
(chevaux, câbles, locomotives à vapeur - un peu comme dans une
mine), en outre les particuliers peuvent y faire circuler leur propre voiture.
Bref, on n'y trouve pas, loin s'en faut, une exploitation ferroviaire classique
de bout en bout !
Le premier « vrai » chemin de fer est donc la
ligne Liverpool-Manchester inaugurée en 1830 : traction de bout
en bout par locomotives à vapeur, horaires précis, gares... tous
les ingrédients du chemin de fer sont là réunis.
Outre le mérite d'adapter la chaudière tubulaire
à la traction sur rail, Marc Seguin importe la technologie ferroviaire
britannique sur le continent. Une version ancienne du transfert de
technologies, dont la France est la bénéficiaire. En
effet « Marc Seguin ne se voit nullement comme le créateur des
fondements techniques des chemins de fer en France. Homme d'action, il veut au
contraire aller vite et rapporter avec lui ce qui marche déjà
»27.
Un autre mérite de cet homme pragmatique est de constater
que les lignes anglaises se caractérisent par des tracés et
profils défavorables aux vitesses et charges élevées.
Aussi, il fait construire la ligne Lyon - Saint-Étienne (1834) avec des
courbes à grand rayon et des déclivités faibles, sans
hésiter à faire bâtir des ouvrages d'art partout où
cela s'avère nécessaire. Le même tracé est
aujourd'hui encore emprunté par les TGV !
25 Lamming (1989), encadré p 10.
26 Les fabrications en série de locomotives
à vapeur ont perduré en Chine jusque dans les années
1980.
27 Lamming (2003), p 257
Principaux concurrents du chemin de fer, « les
professionnels du roulage et de la navigation trouvèrent comme
alliés les ingénieurs des Ponts et Chaussées qui
commencèrent une croisade qu'ils n'abandonnèrent jamais vraiment.
Leur mode d'action favori résida dans les sévères
contraintes de sécurité et de tracé imposées aux
voies ferrées. Celles-ci, par un retournement ironique, allaient faire
le succès du chemin de fer français dont le tracé en long
et en plan autorise des performances remarquables »28.
Ainsi, le succès du chemin de fer en France
s'explique (au moins en partie) par le sens
des réalités de Marc Seguin et la volonté de la
concurrence de ralentir le développement de ce moyen de
transport.
4- Plus vite, plus fort, plus complexe
Maintenant que sont réunis le rail, la locomotive à
vapeur ainsi qu'un mode d'exploitation déjà moderne, les
progrès du chemin de fer sont d'autant plus étonnants que ces
trois éléments évoluent de concert29.
La deuxième révolution industrielle, apportant avec elle les
moteurs électrique et à combustion interne donne une impulsion
supplémentaire à cette dynamique, tandis que la troisième
révolution industrielle constituera un catalyseur supplémentaire
par l'adoption au domaine ferroviaire des technologies numériques.
Illustration : en un siècle et demi, la puissance des
locomotives passe de 20 à 8.000 Cv (x 400), le nombre de voyageurs par
train de 200 à 2.000 (x 10), le poids des marchandises par train de 100
à 10.000 tonnes (x 100). La vitesse commerciale d'un modeste 40 Km/h
(mais déjà prodigieux à l'époque) à 300
Km/h30.
28 Merlin (1991), p 26
29 Il y a là à notre avis une des
clés de la réussite du chemin de fer. La suppression des goulets
d'étranglement a permis aux coûts unitaires de baisser
suffisamment pour que le chemin de fer constitue un moyen de transport
efficient.
30 Merlin (1991), p 27. Nous avons actualisé la
vitesse du TGV. Merlin indique 250 Km/h.
La masse du matériel roulant va lui aussi croissant,
augmentant le poids par essieu, qui exprime les contraintes exercées sur
la voie. La « Fusée » de Stephenson pèse 4,3 tonnes,
avec une charge d'environ 2 tonnes par essieu. Une locomotive actuelle
pèse autour de 100 tonnes31, avec une charge par essieu
généralement comprise entre 15 et 30 tonnes. Ces
progrès sont à mettre sur le compte d'une industrie ferroviaire
qui, conjointement à l'industrie sidérurgique, a su
répondre à la demande quantitative des exploitants (fournir les
quantités nécessaires) et à leur demande qualitative
(mettre sur le marché des matériels de plus en plus
performants).
Un autre aspect à souligner, c'est la complexité
croissante de l'exploitation ferroviaire qui explique
l'émergence d'emplois tertiaires : mécaniciens,
chauffeurs, ouvriers des ateliers, certes, mais aussi, dans le cadre d'une
organisation très hiérarchisée : bureaux d'études,
corps d'ingénieurs et d'inspecteurs, services de gestion du trafic,
contrôleurs, comptables, spécialistes des finances32,
gestionnaires de personnel... et au pourtour : publicistes, voyagistes,
hôteliers restaurateurs, promoteurs immobiliers. Tout un monde se
constitue autour du chemin de fer qui acquiert ainsi un effet structurant sur
les économies locales.
Il n'est pas dans le but de ce mémoire de
réécrire une histoire du chemin de fer français. Cela a
déjà été fait, et de manière parfois
très complète33. Mais voici planté un
décor qui conserve toute son importance aujourd'hui.
31 Il ne s'agit que d'un ordre de grandeur, pour voie
normale. La « Big Boy », locomotive à vapeur géante qui
a circulé aux USA, pesait plus de 500 tonnes.
32 Les compagnies de chemin de fer sont
particulièrement actives en bourse.
33 Voir Caron (1997,2005).
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