Chapitre 4 - Facteurs clés de succès,
natalité et mortalité
1- Des naissances dans la douleur
Les moments les plus durs pour un train touristique sont les
moments qui précèdent la naissance. Une sélection
naturelle assez impitoyable laisse nombre de chemins de fer touristiques au
stade de projet. Dans son ouvrage intitulé Les chemins de fer
touristiques français, publié en 1983, Jean Collin consacre
une annexe aux chemins de fer touristiques « qui se préparent
» (pages 146-148). Les projets y sont décrits avec une certaine
précision : promoteurs, ligne concernée, type de voie,
matériels. Regardons ce qu'il est advenu de ces projets, plus de vingt
ans après : seul un sur deux a débouché sur une
réalisation concrète.
Quelles sont les causes de ces non concrétisations ? Elles
peuvent être multiples, mais nous y trouvons souvent au moins un
des facteurs suivants :
-l' absence de ténacité, dans la
durée, des amateurs concernés. Le premier ennemi est ici
le temps. Créer un chemin de fer touristique demande, dans le meilleur
des cas, un minimum de 3 ans : démarches administratives, recherche de
site attractif, acquisition (et souvent) remise en état (et aux normes)
des matériels roulants, études diverses. Les délais moyens
tournent autour de 5 à 10 ans291. Un temps long, qui laisse
le temps à l'enthousiasme des débuts de s'éroder. Mais
à l'usure du temps , il faut rajouter tous les
phénomènes de groupe « parasites » qui peuvent
déboucher sur des dissensions internes, souvent fatales aux projets
-l' absence de soutien (ou d'accord entre eux) de la part
des différents
« décideurs
»292 : s'ils ne sont pas sur la même
longueur d'onde, s'il n'y pas suffisamment de volonté de leur part de
trouver un site aux amateurs, si aucune possibilité de mettre à
disposition une infrastructure ferroviaire n'existe, si les subventions se font
attendre, si les autorisations n'arrivent pas...les projets sont
définitivement abandonnés ou bien condamnés à se
replier sur des zones plus accueillantes.
291 Exemples : le « Truffadou », 6 ans - le
Chemin de Fer de Blaise-et-Der, 7 ans - le Train du Pays Cathare et du
Fenouillèdes, presque 10 ans.
292 Nous employons à dessein un terme
très général. Selon les cas, il peut s'agir des
régions, des départements, des communautés de communes ou
de pays, des communes, de la SNCF, de RFF...Mais dans tous les cas, il s'agit
des femmes et hommes qui les représentent avec un certain pouvoir de
décision.
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2- Précaires ? Oui, mais pas trop !
Dès les commencements, les chemins de fer touristiques
doivent composer avec la précarité. Celle-ci résulte de
plusieurs facteurs (qui peuvent être liés entre eux) : -le
soutien ou l'absence de soutien des décideurs. Dans une
majorité de cas, ils ont un pouvoir de vie ou de mort
sur les « petits trains ». Et cela n'a guère changé les
années passant. Quelques illustrations : au début de la
période qui nous intéresse, le Chemin de Fer de Meyzieu a
dû fermer en 1967 lorsque le nouveau maire de la ville a aimablement
prié les amateurs d'aller « jouer au train »
ailleurs293. Plus près de nous, le Tramway du Cap-Ferret doit
d'exister encore au soutien apporté par le Maire actuel de Lège
Cap-Ferret qui a permis sa modernisation alors que le matériel
était à bout de souffle à la fin des années
1980.
-les exigences en matière de
sécurité (liées à une
réglementation qui tend à se durcir au fil des ans), ont pour
conséquence que maints chemins de fer touristiques ne peuvent pas suivre
financièrement s'ils ne sont pas aidés294. Au
début, l'entretien courant est pris en charge par les
bénévoles. Mais avec le temps, l'infrastructure s'abîme, le
moment des gros travaux, pour lesquels les associations n'ont pas la surface
financière nécessaire, arrive295. Et puis un jour le
couperet tombe : l'organisme de réglementation en matière de
sécurité ne renouvelle plus son autorisation. Ainsi l'association
Quercyrail, après quelques années d'exploitation prometteuse, a
dû jeter l'éponge : la magnifique ligne Cahors - Capdenac a
été jugée inapte à l'exploitation ferroviaire, les
subventions nécessaires à sa modernisation n'ayant pas
été octroyées. Ailleurs, c'est la ligne
d'intérêt local à voie normale Chinon - Richelieu,
exploitée par l'association du Train à Vapeur de Touraine depuis
1974, qui vient d'être déclassée et va être convertie
en voie...verte. Ailleurs aussi, le danger guette. Les associations qui
exploitent « leur » chemin de fer touristique aussi longtemps que
l'état de la voie le permet, et qui faute de subvention devront tout
arrêter le jour où l'heure des grands travaux sonnera, ne sont
hélas pas l'exception.
293 Autre exemple, l'actuel Chemin de Fer d'Anse,
autrefois basé à Trévoux qu'il a dû quitter suite
à des « problèmes » avec la mairie.
294 Les chemins de fer touristiques à
écartement submétrique, nécessitant des investissements
plus modestes, échappent, au moins en partie, à ces
difficultés.
295 En voie normale, la pose d'une traverse coûte environ
90 €. Il y a 1500 traverses au Kilomètre. Ce qui fait le
Kilomètre à 135.000 €. On voit que la remise en état
d'une voie ferrée à voie normale est très vite hors de
portée des finances d'amateurs, même passionnés !
-la fréquentation peut
également condamner un « petit train ». Elle donne en effet
une idée de son potentiel296. Elle est garante de sa
crédibilité auprès des décideurs. Cela
peut sembler du simple bon sens : une bonne fréquentation commence par
un accueil téléphonique. Comme nous l'a dit
Jean-Michel Gasc : « Avoir quelqu'un qui décroche le
téléphone, voilà qui fait la différence entre les
chemins de fer
touristiques qui marchent, et les autres ».
-la gestion de la complexité peut aboutir
à une impasse lorsque les intervenants se multiplient et ne s'accordent
guère. Et, notamment dans le cas des chemins de fer touristiques
d'animation locale, ils sont légion !297
-les aspects de managériaux sont enfin
à prendre en compte. Les chemins de fer touristiques mobilisent des
être humains et constituent un terreau fertile dans lequel les
phénomènes de groupes se développent, pour le meilleur ou
pour le pire. Ainsi dans leur étude consacrée au Train
Touristique Guîtres-Marcenais (TTGM)298, les auteurs pointent
les effets dévastateurs des dissensions internes.
C'est pourquoi certains chemins de fer touristiques disparaissent
(ou voient leur exploitation au moins temporairement suspendue). La
mortalité des chemins de fer touristiques ressort, sur la base
de notre échantillon « E2 » de 51 chemins de fer touristiques
suivis entre 1991 et 2006 (soit une période
d'observation de 16 ans), à une hauteur de 4 sur 51, soit moins
de 10 % . Ce qui semble relativement faible.
Nous y voyons deux explications :
-une forte « sélection naturelle » s'est
produite, nous l'avons vu, dès avant la naissance
-nos amateurs ont de la passion à revendre, et leurs
combats au quotidien pour la survie des chemins de fer touristiques sont fort
heureusement couronnés de succès, en général !
296 Une idée seulement car, selon l'exploitant,
un « petit train » peut obtenir des résultats très
différents.
297 Concernant Vienne-Vézère-Vapeur,
Ragon, Renaudet (1999), p 317 mentionnent une bonne vingtaine de « grands
acteurs indispensables à la mise en tourisme culturel » !
298 Voir Castets, Delavois, Demange, Marseille (2006).
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3- Des exploitants parfois éconduits
Il y a aussi quelques cas, qu'il nous faut évoquer. Il
s'agit d'exploitants éconduits, généralement associatifs.
Il n'y a donc là pas à proprement parler de mortalité des
chemins de fer touristiques, mais leur reprise par une autre structure,
souvent de type professionnel. Les griefs faits aux associations sont
de plusieurs types : coûts trop élevés (mais l'argument
tient difficilement quand on remplace les bénévoles par des
salariés !), fréquentation trop faible, dynamisme insuffisant,
amateurisme. Que faut-il en penser ? Les raisons avancées pour «
virer » les associations peuvent être valables, mais elles sont
parfois aussi un prétexte : elle cachent alors des
problèmes relationnels ou des querelles politiques.
Selon le Docteur Jean Brenot299, l'Association
Bordelaise des Amis des Chemins de Fer (ABAC) a été
sèchement éconduite (contrat écrit dénoncé
oralement) de la ligne Sabres - Marquèze lorsque le Parc Naturel
Régional des Landes de Gascogne a changé de président,
à la fin des années 1980. Officiellement, l'exploitation par
l'ABAC coûtait trop cher au Parc. Pourtant l'association lui facturait
annuellement 100.000 Francs (environ 15.000 €), somme comprenant la
prise en charge de toutes les prestations ferroviaires nécessaires
à l'accès des touristes à l'Ecomusée de
Marquèze300: exploitation par trois permanents, achats
de combustibles, entretien du matériel roulant et de la voie ! Un
montant qui nous semble plus que
raisonnable. Les vraies raisons étaient donc probablement
ailleurs.
Autre exemple, en Charente-Maritime, l'exploitation du Chemin de
Fer de la Seudre, autrefois assurée par une association, a
été reprise par Veolia Transports Trains Touristiques. Objectif :
développer la fréquentation par la professionnalisation des
prestations proposées.
299 Source : entretien réalisé avec
l'intéressé
300 Ce train touristique étant à ce
jour le seul moyen d'accès à l'Ecomusée de
Marquèze, son trafic est par nécessité égal au
nombre de visiteurs de l'Ecomusée, qui plafonne depuis plusieurs
années. Voir Boutet, Drouilhet, Martin (2000).
4- Quel avenir pour les chemins de fer touristiques
?
Dans le « bouillonnement » des chemins de fer
touristiques, et dans le cadre d'une étude à caractère (au
moins partiellement) historique, faut-il se risquer à faire de la
prospective ? Si la réponse était oui, voici ce que affirmerions
: l'avenir des chemins de fer touristiques nous apparaît sous des jours
différents selon les types de réseaux.
Les chemins de fer touristiques d'accès aux grands
sites ne présentent pas de souci majeur. Grâce à
une fréquentation très importante sur des voies d'une
longueur modérée, ils font preuve d'une
solidité relative par rapport aux autres types de
« petits trains ». Mais ils constituent une
catégorie figée. Des installations nouvelles sont peu
probables : l'établissement d'un chemin de fer à voie
métrique à crémaillère représente des
investissements lourds qui ne peuvent être amortis que par une
fréquentation massive. Les sites répondant à ce
critère sont déjà équipés. La reconversion
d'installations industrielles vers une vocation touristique, comme cela a
été le cas pour le Petit Train d'Artouste ou le Chemin de Fer de
La Mure n'est pas non plus possible : à notre connaissance, les
installations de ce type n'existent plus. Toutefois, les chemins de fer
touristiques d'accès aux grands sites ne doivent pas s'endormir sur
leurs lauriers : veiller à maintenir leurs infrastructures en
état, continuer à attirer les touristes. Les moins performants
d'entre eux ne sont pas à l'abri d'un lent déclin qui peut, sur
le long terme, remettre leur existence en cause.
Les chemins de fer touristiques à caractère
ludique, s'ils ont l'inconvénient de ne pas disposer de grands
moyens, ont l'avantage de ne pas faire montre d'ambitions
démesurées. Ce qui les place dans une situation
globalement équilibrée.
Des installations nouvelles de chemins de fer
touristiques à caractère ludique de ce type nous semblent
possibles et même souhaitables :
-leur concept autorise la mise en valeur de sites touristiques
d'intérêt secondaire ou une mise en place dans des bases de
loisirs, jardins publics301...
-leurs coûts d'établissement et d'exploitation sont
abordables vu l'écartement de la voie. Ils sont ainsi à la
portée d'associations, de petits entrepreneurs, de
collectivités territoriales, voire de particuliers
fortunés ou de passionnés
-ils pourraient remplacer les petits trains routiers qui n'ont de
train que le nom.
301 Il existe en France un certain nombre de chemins
de fer circulant dans des parcs, mais leur écartement très
réduit les rattache au modélisme. La situation est
différente en Allemagne, où l'on trouve dans les parcs des
grandes villes de vrais réseaux, avec du vrai matériel
réservé, généralement en voie de 60, et
exploités par des enfants. On peut lire à ce sujet : H.
Schmidtendorf, « Le petit train du Parc fête ses 50 ans »,
Voie Etroite, n° 215 (août-septembre 2006), p 24. Ou consulter
un site représentatif tel que : http://www.parKeisenbahn-chemnitz.de/
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Les chemins de fer touristiques « musées vivants
» ne sont pas sous une menace immédiate, mais plusieurs
dangers les guettent à terme : le piège du «
bric-à-brac » ferroviaire dont nous avons déjà
parlé, l'absence de renouvellement dans l'attrait muséal,
la sensibilité aux subventions. Quel est le potentiel en
installations nouvelles ? Il nous semble désormais
limité. Plusieurs raisons à cela :
-la difficulté de trouver du matériel ancien en
quantité suffisante pour créer une collection attractive
-les délais et les coûts de remise en état de
ce matériel
-l'existence de structures de ce type déjà
opérationnelles
-le fait que certains projets du même type peinent à
se monter
Les chemins de fer touristiques d'animation locale
constituent notre avis la catégorie la plus fragile.
Ils ont souvent beaucoup d'ambitions, mais des moyens très variables
selon le soutien dont ils disposent. Les décideurs (départements,
autres collectivités territoriales) sont appelés à jouer
un rôle primordial dans leur survie et leur développement. Mais le
soutien aux chemins de fer touristiques d'animation locale a son prix. Certes,
dans beaucoup de cas, les trains équilibrent leur exploitation et
peuvent même assurer l'entretien courant. Le soutien des
collectivités locales est en revanche très attendu sur les
infrastructures, dont l'entretien lourd voire la réfection
complète n'est pas à la portée des associations. Or
l'explosion de l'offre ferroviaire lors de la « seconde vague » a
créé son lot de produits touristiques peu adaptés : les
collectivités territoriales, responsables devant leurs électeurs,
ne peuvent pas, au risque d'augmenter exagérément la pression
fiscale, « saupoudrer » de subventions tous les chemins de fer
touristiques existants ou en projet. Une sélection devrait
s'opérer entre les chemins de fer touristiques appartenant
à cette catégorie avec :
-d'un côté les plus chanceux (ou ceux qui ont
déjà solidement établis). Des chemins de fer touristiques
soutenus par les décideurs, qui s'inscrivent dans une réelle
dynamique locale. Dans un retour aux sources, la tendance est à
la départementalisation des infrastructures 302,
avec à terme là où ils seront
justifiés des cumuls entre trafic voyageur, touristique
voire même fret303
-de l'autre côté des « oubliés »,
probablement plus nombreux, qui (sur)vivront aussi longtemps que le permettront
les autorisations administratives.
302 Cette « départementalisation »
des infrastructures est déjà entamée : Chemin de Fer de la
Baie de Somme, Chemin de Fer du Vivarais pour n'en citer que deux.
303 Voir supra, Troisième partie,
Chapitre 6.
Conclusion - Les meilleures pratiques pour amorcer le
« cercle
vertueux »
La professionnalisation des chemins de fer touristiques dans leur
ensemble doit permettre un dépassement des discussions stériles
basées sur une opposition entre associatifs et professionnels. Il faut
s'inspirer de ce qui marche ici ou ailleurs, autrement dit des meilleures
pratiques: les méthodes des grands exploitants, le dynamisme des pays
anglo-saxons, la formation du personnel au niveau adéquat, une efficace
gestion de la complexité.
C'est la professionnalisation qui fera la différence pour
enclencher le cercle vertueux: des prestations professionnelles attirent
davantage de visiteurs, d'où une fréquentation supérieure
qui légitime le chemin de fer touristique auprès des
décideurs. Ainsi le « petit train » plébiscité
par les flux touristique sollicite et obtient les aides des décideurs
permettant son développement ultérieur. Et ainsi de suite.
La création de véritables synergies entre les
chemins de fer touristiques et les économies locales est à ce
prix.
Dixième parti
Poids et emp/ois du secteur
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