La bande la plus septentrionale du Sénégal est
caractérisée par un écosystème sahélien,
à la frontière du Sahara dont seul le fleuve
Sénégal la sépare par endroit. Les conditions de survie y
sont naturellement rudes pour l'homme, les plantes et les animaux, et le milieu
se prête peu au développement d'une agriculture pluviale intensive
et performante.
La pluviométrie se situe de nos jours aux environs de
250 mm par an, avec de fortes variations inter-annuelles, et la carte ci dessus
indique un glissement marqué des isohyètes vers le sud. Dans un
tel environnement, le fleuve proche est synonyme de vie, et d'un
développement potentiel ...pour peu que son cours soit
maîtrisé.
Depuis sa source située dans le massif du Fouta-Djalon
en Guinée, le fleuve Sénégal coule vers le nord sur 1700
km, et traverse des contrées de plus en plus arides. De tout temps, la
crue du fleuve a été essentielle à la mise en culture des
deux rives, d'autant plus que les pluies se raréfiaient. Cette crue
annuelle apparaît en fin de saison des pluies et permet l'exploitation de
la moyenne vallée, plaine alluviale cultivée en saison
sèche après le retrait des eaux. Un système de production
millénaire s'est ainsi construit dans le temps, jouant de la
complémentarité des
cultures et parcours de décrue dans le Walo (basses
terres), qui succédaient aux cultures et pâturages sous pluie du
Diéri, non inondables (hautes terres).
Selon une étude de l'IRD pour l'Organisation de Mise
en valeur du Fleuve Sénégal (OMVS) en 1999, sur la période
1946-1971, 65 000 hectares étaient cultivés côté
Sénégal, alors que les surfaces inondées étaient
estimées à 312 000 ha des deux côtés du fleuve (pour
108 000 ha cultivés). L'OMVS, organisation sous-régionale, est
née par la volonté de ses trois Etats membres : le Mali, la
Mauritanie et le Sénégal, à la suite des
sécheresses de 1972 et 1984 ; cette coopération devait permettre
à l'avenir, en gérant mieux le débit du fleuve, de
développer une irrigation maîtrisée et de produire de
l'électricité.
Photos satellite (source : Google Earth)
(Bassin versant du fleuve Sénégal)
C'est ainsi que deux barrages ont été construits
dans la seconde partie des années 80 :
- en aval, près de l'embouchure et de Saint-Louis, pour
empêcher l'eau de mer de remonter vers le fleuve en saison sèche
;
- en amont, le barrage de Manantali au Mali, qui sert de
réservoir pour réguler le niveau du fleuve et produire
l'électricité.
Pour Adrian Adams, « .../...Les projets de mise en
valeur du fleuve, fondés depuis l'époque coloniale sur la
riziculture irriguée, n'ont jamais tenu compte de ce système de
production millénaire. A partir des années 1960,
les pluies et la crue ont fortement diminué,
disparu même certaines années. Pour l'élevage comme pour
l'agriculture, la sécheresse allait simplifier les choses, en permettant
aux « développeurs » de faire comme si les systèmes de
production traditionnels de la Vallée appartenaient désormais au
passé ; l'avenir, c'était l'agriculture irriguée. Avec
l'adhésion du Sénégal au programme de l'OMVS, la politique
de la table rase devenait irrévocable ; les barrages projetés ne
supprimeraient pas la pluie, mais ils permettraient de supprimer en grande
partie la crue » 8.
Déjà dans les années 1960, l'ambition de
l'Etat de faire de cette région un grenier à riz (après le
coton et l'indigo) s'était traduite par d'importants investissements
consentis pour l'aménagement de périmètres
irrigués, par le truchement de la société
d'aménagement et d'exploitation des terres du delta (SAED) ; ces
périmètres sont gérés sous une forme collective,
par des unions hydrauliques qui négocient chacune des centaines de
millions de FCFA de prêts annuels avec la Caisse National de
Crédit Agricole
Source : « diagnostic agro-économique de la
communauté rurale de Ronkh, delta du fleuve Sénégal »
- Mémoire (réalisé en 2004) de cycle ESAT / CNEARC
Montpellier, par DIARRA Ibrahima Fanan et HAMIDOU Nouhou
L'installation d'agro-industries pour rentabiliser en partie
les investissements hydro-agricoles est une autre spécificité de
la région : la plus ancienne est la Compagnie Sucrière du
Sénégal (canne à sucre), qui exploite 12 000 hectares et
emploie 8000 salarié-e-s. On y trouve également la
Société de Conserverie Alimentaire du Sénégal
(SOCAS), qui produit du concentré de tomate à partir de cultures
de plein champ conduites par les paysans, sous forme contractuelle ; la tomate
est cultivée à la suite du riz, sur les mêmes
périmètres, ce qui rend très interdépendantes ces
deux spéculations.
8 Source :
http://www.iied.org/pubs/pdf/full/X170IIED.pdf.
L'auteur, Adrian Adams vit depuis vingt ans au Sénégal et
travaille avec une association paysanne de la Vallée. Dans son dernier
livre «A claim to land by the river : a household in Senegal
1720-1994» elle décrit comment les organisations paysannes ont
lutté pendant 20 ans pour défendre leur vision du
développement, centré sur les populations locales, en contraste
avec les objectifs de développement des organisations gouvernementales
responsables des projets d'irrigation dans la Vallée
Tout dernièrement, les Grands Domaines du
Sénégal (Fruitière de Marseille) se sont installés
dans le delta, pour y développer des cultures maraîchères
d'exportation ; exploitant déjà près de 300 hectares, dont
plus de 70 sous serres, cette entreprise verse chaque mois une masse salariale
importante (les GDS emploient jusqu'à 3500 saisonniers, et ce n'est
qu'un début).
Malgré tout, les résultats n'ont jamais
été à la hauteur des investissements colossaux consentis ;
alors qu'il était prévu de mettre en valeur rien de moins que 400
000 hectares de cultures irriguées (blé et riz), soit quatorze
fois plus qu'avant, les surfaces cultivées sont aujourd'hui de l'ordre
du dixième de cet objectif. Actuellement, la situation se
présente comme suit :
Potentiel irrigable : 240 000 hectares
(le bassin du fleuve Sénégal couvre 289 000
km2)
Superficies aménagées : 94 000 hectares
Superficies exploitables : 64 000 hectares ( où la
maîtrise de l'eau est encore possible)
Surfaces cultivées : 35 à 40 000 hectares (tous
systèmes confondus)
Production de riz : 85 000 tonnes (début 60),
jusqu'à 200 000 T (2002-2004)
On notera pour l'anecdote que l'objectif fixé l'an
passé est de doubler cette production d'ici à trois ans
(seulement) pour satisfaire la demande nationale, qui a obligé le pays
à importer chaque année (en moyenne sur la période 2000 -
2003) 630 000 tonnes de riz, et 240 000 tonnes de blé...
En définitive, le delta a
bénéficié de l'implantation des périmètres
irrigués, mais l'irrigation par motopompes grève les prix de
revient et hypothèque la rentabilité du riz
sénégalais, tandis qu'en la privant des crues du fleuve, la
vallée a perdu le double intérêt des cultures de
décrue, minimisant les risques9, et plus rentables et
productives à surfaces égales. Cette réduction des risques
n'est pas un mince avantage, car, du fait de nombreux aléas y compris
climatiques, et de l'importance des charges d'exploitation, la zone du delta
connaît une situation récurrente de cumul d'arriérés
de remboursement auprès du Crédit Agricole.