Le sujet de ce mémoire nous a conduit à nous
appuyer sur la théorie de l'analyse des organisations telle qu'elle a
été présentée par Michel Crozier et Erhard
Friedberg dans leur ouvrage collectif « l'acteur et le système
»45 et appuyé par les travaux de Gouda
(1986)46. Notre démarche obéit à trois niveaux
d'analyse à savoir le raisonnement systémique et le raisonnement
stratégique d'une part et d'autre part le rapport à
l'environnement.
Tout d'abord, les deux premiers niveaux d'analyse que nous
venons d'évoquer sont à la fois complémentaires
contradictoires et convergents47. Ils sont complémentaires de
façon fondamentale, car sans le raisonnement systémique le
raisonnement stratégique ne dépasse guère
l'interprétation phénoménologique et sans ce dernier, le
raisonnement systémique reste spéculatif et
déterministe.
Opposés, ils le sont aussi dans la mesure où le
raisonnement systémique se veut comme une analyse logique de
finalité et de cohérence à savoir déductive alors
que le raisonnement stratégique suppose un schéma de marchandage
et de calcul personnel, c'est-à- dire fondé sur une logique
inductive.
Comme l'explique Crozier M. et Friedberg E. eux-mêmes,
la séparation de ces deux démarches conduit à des
résultats divergents (c'est leur opposition évidente). Elles
peuvent atteindre leur convergence à condition de recourir au concept de
« jeu » pour les intégrer à une même
référence. Mais, le jeu comme concept nous servira de
modèle d'intégration des comportements humains ce qui suppose une
vision dualiste du champ des rapports sociaux.
« Sont entretenues ensemble et non
réconciliées les deux orientations contradictoires, celle de la
stratégie égoïste de l'acteur et celle de la
cohérence finalisée du système »48.
Le troisième niveau d'analyse prend en compte
l'environnement. Pour notre part, le concept d'environnement dépassera
le cadre défini dans la théorie dont nous nous servons à
savoir l'environnement proche et significatif (environnement pertinent) pour
considérer
45 Crozier, M. et Friedberg, E. (1977). L'acteur et
le système, les contraintes de l'action collective, édition du
Seuil, Paris.
46 GOUDA, S.(1986). Analyse organisationnelle des APS
dans un pays d'Afrique noire : le Bénin, thèse de doctorat de
3è cycle, Université Scientifique, Technologique et
Médicale de Grenoble 1, 433 pages.
47 Ibidem
48 Crozier, M. et Friedberg, E. OP CIT. p 204.
notamment les phénomènes économiques,
politiques, culturels, anthropologiques lesquels constituent un univers hostile
aux processus de changement brutaux au Bénin à travers la
décentralisation qui est conditionnée par un transfert effectif
des compétences et des ressources aux communes.
En somme, on peut dire que notre démarche vise
à analyser les différentes stratégies
développées par les acteurs concernées par le transfert de
compétences et de ressources à la lumière de l'analyse
systémique, l'analyse stratégique et du rapport à
l'environnement.
Le transfert de compétences met aux prises deux
acteurs. Il s'agit de l'Etat et des communes. L'Etat détenait la
plénitude de ses compétences et des ressources pour l'exercer
dans le cadre de la déconcentration. En matière de
décentralisation, une partie de ces compétences et ressources est
transférée aux communes dirigées par des autorités
locales élues.
Ces acteurs du transfert de compétences seront alors
appréhendés à travers le modèle d'analyse de
Crozier et Friedberg en termes de participants à une action collective.
Une action collective est une action organisée des hommes (Crozier et
Friedberg, 1977)49. Ces hommes forment ce que l'on appelle un
système. Pour Crozier et Friedberg « un système est un
ensemble dont toutes les parties sont interdépendantes, qui
possède donc un minimum de structuration, ce qui le distingue du simple
agrégat, et qui dispose en même temps de mécanisme qui
maintient cette structuration et qu'on appelle mécanisme de
régulation »50. La conceptualisation de l'action
collective se fait à travers l'analyse des systèmes d'action
concret. Un système d'action concret selon Crozier et Friedberg est
« un ensemble humain structuré qui coordonne les actions de ses
participants par des mécanismes de jeux relativement stables et qui
maintient sa structure c'est-à-dire la stabilité de ses jeux et
les rapports entre ceux-ci, par des mécanismes de régulation qui
constituent d'autres jeux » (Crozier et Friedberg, 1977)51. A
l'intérieur d'un système d'action concret les acteurs participent
à des jeux dirigés par certains objectifs plus
spécifiques.
Selon Gouda « la régularité du
comportement empirique observé est le fondement inféré par
la stratégie de l'acteur. La stratégie est ainsi liée
à la faculté de l'acteur à saisir les opportunités
pour accroître ses gains et minimiser ses pertes, ne peut se comprendre
par
49 CROZIER, M. FRIEDBERG, E. (1977). L'acteur et le
système. Editions le Seuil, Paris, p13.
50 Op. Cit. p243.
51Op. Cit. p
247.
rapport aux motivations ni même par rapport aux
résultats obtenus par lui » (Gouda, 1997)52.
L'utilisation qui est faite des règles fait partie de l'ensemble des
stratégies que les différents acteurs utilisent pour atteindre
leurs fins.
Le concept de pouvoir est nécessaire pour
éclairer l'acteur et sa stratégie (Gouda, 1997)53.
Selon Crozier et Friedberg, le pouvoir institue une relation d'échange,
donc de négociation dans laquelle deux personnes au moins sont
engagées. C'est une relation instrumentale c'est-à-dire
conçue dans la perspective d'un but à atteindre
nécessitant de la part des personnes concernées l'engagement de
ressources de tout genre. Le pouvoir est donc une relation, et non pas un
attribut des acteurs (Crozier et Friedberg, 1977)54. C'est le
rapport de force dont l'un peut retirer davantage que l'autre, mais où,
également, l'un n'est jamais totalement démuni face à
l'autre (Crozier et Friedberg, 1977)55.
Par ailleurs, c'est le jeu qui permet à l'acteur
d'intégrer sa stratégie dans l'organisation (Gouda,
1997)56. Par définition, le jeu est l'instrument que les
hommes ont élaboré pour régler leur coopération.
C'est l'instrument essentiel de l'action organisée. Le jeu concilie la
liberté et la contrainte. Le joueur reste libre. Mais doit s'il veut
gagner, adopter une stratégie rationnelle en fonction de la nature du
jeu et respecter les règles de celui-ci (Crozier et Friedberg, 1
977)57.
Cette définition du système d'action concret et
des notions associées nous permet de nous intéresser aux
différents acteurs engagés dans le transfert de
compétences. Il s'agit d'apprécier les stratégies que
développent ces acteurs concernés par le transfert de
compétences.
2-3 Problématique
La question du transfert de compétences et des
ressources est au coeur de toute réforme décentralisatrice. Au
Bénin, comme dans la plupart des pays de la sous-région, deux
acteurs sont directement concernés par le transfert de
compétences et des ressources (Adjaho, 2002). Il s'agit de l'Etat
central qui se trouve à la tête de l'organisation de
l'administration territoriale et la commune, l'entité de base de cette
organisation. L'article 3 de la loi 97-028 du 15 janvier 1999 portant
organisation de l'Administration Territoriale de la République du
Bénin définit
52GOUDA, S. (1997). Etats, Sports et politiques en
Afrique noire Francophone : cas du Bénin, du Congo, du Niger et du
Sénégal. Thèse de doctorat de
l'Université Joseph FOURIER de GRENOBLE, p93.
53 ibid
54 CROZIER, M. et FRIEDBERG, E. Op. Cit. P56.
55 Op. Cit. p59.
56 GOUDA, S. Op. Cit. p93.
57 CROZIER, M. et FRIEDBERG, E. Op. Cit. p 97.
entre autre que des lois et règlements
déterminent la répartition des compétences entre les
collectivités et l'Etat ainsi que la répartition des ressources
publiques. C'est dans cette perspective que la loi 97-029 du 15 janvier 1999
vient préciser en son article 82 que : «La commune dispose de
compétences qui lui sont propres en tant que collectivité
territoriale décentralisée. Elle exerce en outre, sous le
contrôle de l'autorité de tutelle, d'autres attributions qui
relèvent des compétences de l'Etat. Elle concourt avec l'Etat et
les autres collectivités à l'administration et à
l'aménagement du territoire, au développement économique,
social, sanitaire, culturel et scientifique ainsi qu'à la protection de
l'environnement et l'amélioration du cadre de vie ».58
Cette loi reconnaît que les compétences et les ressources sont
transférées aux communes. Depuis l'installation des communes en
février-mars 2003, seulement une partie des compétences est
transférée aux communes. L'essentiel des compétences des
ministères ne l'est pas encore dans la réalité. Mais, les
acteurs n'ont pas manqué de prendre des dispositions.
Les communes créent en novembre 2003 L'ANCB pour mieux
défendre leur droit. Au lendemain de la première édition
des Journées Nationales des communes du Bénin du 02 au 04
Décembre 2004 portant sur le thème : « Transfert des
compétences de l'Etat central aux communes : Enjeux, opportunités
et défis pour les communes dans le contexte de la
décentralisation au Bénin » les Maires ont transmis à
l'Etat un mémorandum (voir annexe).
L'Etat a, depuis 2003, commencé par une série
de communication introduite en conseil des ministres notamment la communication
n°1236/2003 relative au plan d'action sur les modalités de
transfert des compétences et des ressources aux communes, la
communication n°144/04 relative à la nécessité de
proposer une meilleure stratégie de mise en oeuvre du transfert de
compétences.
Il faut ajouter la création par arrêté
N°06/MCPPD/MISD/FME/DC/SGM/SA du 27 janvier 2005 d'un comité
chargé de proposer au gouvernement les modalités et calendrier de
transfert effectif des compétences, la création par
arrêté n°493/MDEF/MSPCL/MDITPU/MTFP du 16 juin 2006 d'un
autre comité chargé d'examiner les modalités de transfert
de compétences aux communes (Municipal, 2007). Le rapport de ce
comité est achevé et sera validé lors du forum bilan de la
décentralisation.
Ainsi, l'organisation de l'Administration Territoriale vue
à travers le transfert de compétences fait intervenir des acteurs
interdépendants (Etat, communes). Ces acteurs sont engagés dans
un ensemble de jeux structurés qui représentent quelques actions
citées ci-
58 Mission de Décentralisation. (2006).
Recueil des lois sur la Décentralisation. P33.
dessus qu'ils mènent par rapport à l'action
collective (transfert de compétences et de ressources) pour laquelle ils
travaillent. Les jeux sont régulés par les règles de jeux.
Ces règles sont représentées par la loi 97-028 du 15
janvier 1999 portant organisation de l'Administration Territoriale et la loi
97-029 du 15 janvier 1999 portant organisation des communes. L'utilisation que
ces acteurs font de ces règles fait partie de la stratégie qu'ils
utilisent pour atteindre leurs fins. L'organisation de l'Administration
Territoriale constitue une structure de l'action collective et constitue un
système de pouvoir. Le pouvoir est la capacité d'un acteur
à structurer les processus d'échange plus ou moins durables en sa
faveur, en exploitant les contraintes (les règles) et
opportunités (les non dits des règles) de la situation pour
imposer les termes de l'échange favorable à ses
intérêts. L'étude des relations de pouvoir permet de
dégager des stratégies d'actions relativement stables. La
stratégie des acteurs représente leur position, leur parti dans
le jeu. Les stratégies des acteurs sont fonction de leurs
intérêts mais aussi de leurs ressources.
Cette problématique nous amène à formuler
les questions de recherche suivantes :
Les stratégies développées par ces acteurs
ont-elles permis d'atteindre l'objectif de transfert de compétences aux
collectivités locales ?
Prenant en compte la diversité des intérêts
de ces acteurs, comment insuffler une dynamique nouvelle pour rendre effectif
le transfert de compétences ?
Il s'agit de façon spécifique :
- de comprendre dans la réalité les
stratégies développées par les acteurs impliqués
dans le transfert de compétences ;
- d'identifier les obstacles qui handicapent le transfert des
compétences;
- d'esquisser quelques approches de solutions en vue d'un
transfert de compétences effectif et durable.
2-4 Hypothèse
Pour atteindre les objectifs assignés à cette
recherche, notre étude se fonde sur l'hypothèse suivante :
Les stratégies développées par les acteurs
concernés par le transfert de compétences ne permettent pas ce
transfert.