TROISIÈME PARTIE : PRESPECTIVES DE SA
UVEGARDE, DE RÉHABILITATION ET DE GESTION DU KSAR AÏT BEN
HADDOU
Face à un devenir incertain du ksar des Aït Ben
Haddou, à la précarité de ses
structures (sociales, économiques,
culturelles/architecturales..), à la fragilité de son contexte
écologique et économique, les perspectives de durabilité
du site s'inscrivent dans une dynamique de sauvegarde rationnelle et
maîtrisée (chapitre 1), et dans une démarche de
réhabilitation répondant aux attentes de la population
(chapitre 2), assurées par des mécanismes de gestion
planifiée et intégrée (chapitre 3)
Chapitre 1. La dynamique de Sauvegarde
La réflexion à la question de sauvegarde
du Ksar Aït Ben Haddou nous amène à
se poser la question suivante : Que doit-on protéger dans
ce ksar ?
A priori, l'objectif de la sauvegarde est de protéger
le bien et d'en assurer l'intégrité pour les
générations futures.
Rappelons que la Recommandation de l'Unesco concernant la
sauvegarde des ensembles architecturaux ou traditionnels et leur rôle
dans la vie contemporaine (formulée à Naïrobi en 1976)
précise que « chaque ensemble historique ou traditionnel et son
environnement devraient être considérés dans leur
globalité comme un tout cohérent dont l'équilibre et le
caractère spécifique, dépendent de la synthèse des
éléments qui le composent et qui comprennent les activités
humaines autant que les bâtiments, la structure spatiale et les zones
d'environnement. Ainsi, tous les éléments valables, y compris les
activités humaines même les plus modestes par rapport à
l'ensemble, une signification qu'il importe de respecter » (Principes
généraux, II, 2).
Ainsi, la sauvegarde doit se fonder sur une définition
claire du bien patrimonial et de ses rapports avec son environnement. Elle tend
de plus en plus à aller au-delà de la substance physique et
s'attache à la qualité du bien (valeurs intrinsèques) et
ses valeurs associées (extrinsèques).
Celles-ci ont nombreuses et en général
extrinsèques au bien1. Celles jugées
importantes gouvernent sa protection et sa conservation. Elles peuvent
être aussi bien à caractère historique qu'économique
et même être de nature contradictoire dans le même bien, ce
qui rend les décisions de sauvegarde et de gestion
particulièrement
délicates, d'autant plus que les jugements de valeur
peuvent varier avec le temps2.
1 Bernard M. Feilden & Jukka Jokilehto, Guide de
gestion des sites du patrimoine mondial, icomos, 1996 (p.17)
2 ibid.
De ce fait, les valeurs associées se retrouvent au
coeur de la décision de sauvegarde. Dans le cas de Ksar Aït Ben
Haddou, ces valeurs constituent de véritables enjeux ; c'est sur
elles qu'il faut d'abord se pencher avant d'examiner les éléments
qui animent la dynamique de sauvegarde.
1.1. Reconsidération des valeurs du ksar :
Rappelons que les valeurs associées à un site ou
un bien culturel du patrimoine
mondial sont en perpétuelle évolution.
D'où, il y a lieu d'accompagner cette évolution en
reconsidérant les valeurs associées du Ksar Aït Ben
Haddou.
La démarche consiste à élaborer une
nouvelle grille d'analyse, qui s'inscrirait dans le prolongement de la
déclaration des valeurs émanant du Maroc et de l'icomos (voir la
section 1.4.2. du chapitre Ier de la Deuxième Partie).
Bernard M. Feilden et Jukka Jokilehto proposent une approche
analytique pour les sites du patrimoine mondial qui examinent à la fois
: les valeurs culturelles, leur
nature, leur fondement, et leur impact1.
Pour le ksar des Aït Ben Haddou, la trame d'analyse est
illustrée par le tableau ci-dessous (fig.13):
Deux nouvelles notions peuvent se dégager de l'analyse
des valeurs associées au ksar des Aït Ben Haddou ; elles peuvent
influencer le traitement et engendrer de nouveaux enjeux favorables au site.
a. Le site du ksar en tant que site
proto-archéologique
Le ksar en question est situé au pied d'une colline, qui
recèle des vestiges
archéologiques (grenier collectif, remparts,
nécropole) ; lesquels vestiges pourraient renseigner
l'archéologie sur les anciens établissements humains dans les
vallées présahariennes, d'autant plus qu'une approche
archéologique sur le site n'a pas été menée
jusqu'à présent.
Par ailleurs, le ksar est en train de devenir un village
déserté abandonnée par ses habitants, et perdre de ce fait
sa fonction originelle : celle de l'habitat. Si le processus persiste, le ksar
a de fortes chances de devenir un site proto-archéologique de
l'habitat des vallées présahariennes.
Le ksar gagnerait en notoriété certes, mais
engendrerait de nouveaux enjeux qu'il serait difficile de maîtriser. Il
ne s'agit pas ici d'une recherche d'une notoriété
supplémentaire, mais plutôt d'une approche d'intégration
dans un processus de recherche scientifique en matière
d'archéologie, à laquelle les ksour échappent
encore.
1 id., pp. 16-21.
D'autant plus que certains éléments obscurs
demeurent sans réponse quant à la fondation de cet ensemble, sa
chaîne chronologique, les systèmes de croyances et de production
des ksouriens, et que seule une approche archéologique assez
poussée pourraient apporter des éléments de réponse
à de nombreuses problématiques.
Valeurs associées au ksar des Aït Ben
Haddou
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Composantes
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Fondements
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nature
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Impact
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Valeurs culturelles
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Valeurs d'identité
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La reconnaissance
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Liens émotionnels : Sentiment d'appartenance au
site, d'appropriation de l'espace (en régression)
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Abandon quasi-total (installation sur un site
très proche)
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La recherche
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Valeur architecturale ; adaptation à la
topographie du terrain.
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Inscription sur la liste du patrimoine mondial (1987)
; Classement au niveau national (2004).
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Approche comparative : Représentabilité,
rareté, etc.
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Architecture vernaculaire typique des vallées
présahariennes ; Caractère exceptionnel
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Préoccupation avancée de la part
des autorités de l'Unesco ; inscription sur la liste du patrimoine
mondial.
|
Valeurs
socio- économiques contemporaines
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Valeurs économiques
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Etablissement humain ; interaction avec l'espace
; Potentiel touristique et paysager
|
Commerce, agriculture, élevage, tourisme,
artisanat, production cinématographique
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Impact négatif sur le ksar dû à
la domination du tourisme, à la spéculation, au
commerce anarchique, etc
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Occupation de l'espace
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Habitat (en déclin)
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Abandon du ksar ; dégradation des structures du
bâti
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Potentialités en écotourisme et tourisme
culturel
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Potentiel touristique ; signification culturelle et
historique
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Dégradation du tissu original et perte de
témoignages archéologiques dues à la prévalence
d'un tourisme mal géré.
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Vie en communauté
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Valeurs communautaires : solidarité,
cohésion, gestion communautaire des ressources
(en déclin)
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Régression accélérée de la
sauvegarde du ksar
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Histoire politique basée sur la
recherche (historiographie, archéologie)
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Nomination de l'amghar Ben Haddou chef du village
(XIème s.)- alliance des Aït Ben Haddou avec le clan des
Glaouis(fin XIX ème s.)
|
Faible impact sur la sauvegarde du ksar (histoire
mineure aux yeux des pouvoirs politiques)
|
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Fig.13 -Grille des valeurs associées au Ksar
Aït Ben Haddou (inspirée du modèle de B.M. Feilden &
J.Jokilehto, Guide de gestion des sites du patrimoine mondial,
1996)
Photo.11 - les vestiges des remparts du ksar (cliché
: M. Barjali - Cerkas)
b. le site du ksar : paysage culturel
Le ksar des Aït Ben Haddou obéit à
la fois à deux notions définies par l'article 1 de la
Convention de 1972, celle des ensembles et celle des sites (voir
section 1.1. du chapitre Ier de la Première Partie) :
Les sites, selon les termes de la Convention, correspondent
à ce qu'on appelle les Paysages culturels. Ceux-ci se situent
au coeur d'une réflexion aussi bien des experts de l'Unesco, des
professionnels du patrimoine que des gestionnaires du patrimoine mondial.
La notion de paysage culturel n'est pas récente. Le
géographe américain Carl Sauer en proposa une
définition en 1929 : « le paysage culturel est
façonné à partir du paysage naturel par un groupe
culturel. La culture est l'agent, la nature le moyen, et
le paysage culturel est le résultat
»1.
Ce qui est récent néanmoins, c'est la
reconnaissance des paysages culturels comme entités patrimoniales ayant
des mécanismes qui requièrent protection, conservation et
gestion. Le concept de paysage s'éloigne donc de l'instrument de
géographe visant à mieux apprécier la mécanique de
transformation de
1 Cf. Iccrom chronique, n°29, juin 2003, édition
fran çaise (p.12)
l'environnement ; il est perçu comme pouvant offrir un
ensemble d'instruments
opérationnels pour améliorer la
définition et la protection du patrimoine1.
On ne sauvegarde pas les paysages culturels avec les
instruments conventionnels de la conservation, mais par la reconnaissance des
forces qui gouvernent la dynamique des changements.
La Convention de 1972 désigne cette catégorie
par << des oeuvres conjuguées de l'homme et la nature ».
La perception des auteurs de cette convention englobaient les paysages de
tous les genres : urbain, rural, industriel, etc. toutefois, dans la pratique,
la
définition a surtout été
appliquée aux paysages ruraux2.
Les paysages culturels procurent un sentiment
d'identité : ils donnent aux groupes sociaux et aux individus le
sentiment d'appartenir à un lieu. Ils fournissent des exemples
classiques d'utilisation durable des terres. Par les cultures pratiquées
et l'élevage dans le cadre des systèmes traditionnels
d'utilisation du sol, beaucoup de paysages culturels recèlent en outre
d'importants réservoirs de biodiversité. Pris ensemble, ces
paysages offrent Une grande diversité culturelle, tandis que chacun
d'eux peut apporter la preuve des interactions avec l'environnement naturel
dans un lieu
particulier3.
Dans les Orientations (§36-§42), <<
le terme Paysage culturel recouvre une grande variété de
manifestations interactives entre l'homme et son environnement naturel.
(...) ils reflètent souvent des techniques
spécifiques d'utilisation viables des terres, prenant en
considération les caractéristiques et les limites de
l'environnement naturel dans lequel ils sont établis ainsi qu'une
relation spirituelle spécifique avec la nature. La protection des
paysages culturels peut contribuer aux techniques modernes d'utilisation viable
et de développement des terres tout en conservant ou en
améliorant les valeurs naturelles du paysages ».
Il est clair que le village communautaire des Aït
Ben Haddou présente tous les aspects d'un paysage culturel :
structures en terre extraite de l'environnement immédiat, et
modelée à partir de modèles géométriques
d'une sobriété remarquable ; intégration de l'ensemble
dans son paysage naturel (colline, terrains agricoles irrigués,
fleuve..) .
Rappelons que Henri Terrasse avait décrit le ksar au
début des années 1930 en termes d'éléments
paysagers : << (il) échelonne sur une pente de roches rouges,
au bord
1 ibid.
2 ibid.
3 Cf. Paysages culturels : les défis de la
conservation (en anglais), actes d'ateliers tenus à Ferrara (Italie)
les 11-12 novembre 2002 (Conclusion et recommandations publiés en
français), p.173
d'un oued, une cascade de maisons et de tighremts ».
Il reste à savoir à quelle catégorie de paysage
culturel appartiendrait le ksar en question.
Les Orientations proposent une classification des
paysages culturels en 3 catégories (§39) : le ksar des Aït Ben
Haddou balance entre les deux dernières catégories ; à
savoir : les paysages essentiellement évolutifs/ paysages vivants
(§39. ii/b) et les paysages associatifs (§39. iii).
Quoiqu'il en soit, le Ksar Aït Ben Haddou est la
manifestation d'un long processus d'interaction équilibrée entre
les ksouriens du site et leur milieu naturel, et la conséquence
d'une parfaite adaptation entre l'élément humain et les
conditions de son espace vital.
La dynamique de sauvegarde consisterait à mener ce
processus sans rupture tout en cherchant à assurer l'équilibre de
l'interaction entre l'élément humain/culturel et naturel. Ce qui
fait la force qui anime le souci de sauvegarde des paysages culturels.
Toutefois, il est difficile d'atteindre ce stade de
traitement tant que les structures de sauvegarde (le Cerkas en l'occurrence)
réfute toute idée de reconsidérer les valeurs du ksar
(intrinsèques) et les valeurs qui lui sont associées
(extrinsèques) à la lecture du dernier rapport de suivi
périodique (2000 ; p.4).
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