Les Garanties Autonomes au Maroc( Télécharger le fichier original )par Mohammed SENTISSI Université de Perpignan - Master II (R) 2006 |
Les rédacteurs de la convention de la CNUDCI ont, après discussion, renoncé à se prononcer sur ce point135(*). Quant aux RUGD de la CCI, elles semblent bien imposer au garant l'obligation d'informer le donneur d'ordre en cas d'appel de la garantie136(*) TITRE IILA MISE EN ECHECDE LA GARANTIE AUTONOMEL'indépendance de la garantie autonome par rapport aux autres contrats, surtout au contrat de base, qui implique l'inadmissibilité de soulever des exceptions ou des objections tirées des ces contrats à l'encontre de l'appel en garantie, trouve ses limites dans l'abus ou dans la fraude qui l'entache. CHAPITRE I : LES CONDITIONS DE LA MISE EN ECHECSection I: Fondements théoriques de la fraude et de l'abusL'appel abusif ou frauduleux de la garantie suppose que celle-ci ait été valablement constituée et qu'elle soit en vigueur. Le droit de l'appeler peut alors dégénérer en abus. § 1: Notions d'appel manifestement abusif ou frauduleux de la garantie L'hypothèse d'un abus de droit suppose un droit incontestable, détourné de sa finalité ou dont il est fait un usage de mauvaise foi. L'appel d'une garantie déjà éteinte est injustifié et voué à l'échec137(*), pour autant il ne s'agit pas là d'un abus de droit, le bénéficiaire étant sans droit. La théorie de l'abus de droit consiste ainsi à cantonner l'exercice d'un droit dans des limites raisonnables. Quant à la théorie de la fraude, issue de l'adage « fraus omnia corrumpit », elle vient « sanctionner les manoeuvres des individus qui, par ruse, tentent de tirer parti des règles juridiques afin de bénéficier...d'un avantage dont ils ne devraient pas profiter »138(*). Classiquement, sont distinguées, la fraude à la loi (fraus legis) et la fraude de l'homme ou fraude dirigée contre l'homme (fraus alterius). Mais ces deux hypothèses peuvent se rejoindre sous une même définition ; serait une manoeuvre frauduleuse, « tout acte juridique ou activité judiciaire irrégulier ou techniquement correct, réalisé dans une intention de tromperie et qui tend à éluder une obligation conventionnelle ou légale »139(*). Pour J. Stoufflet140(*), « l'abus manifeste s'apparente à la fraude en ce sens qu'il a pour objectif, comme la fraude, l'obtention d'un avantage indu au préjudice du vendeur/donneur d'ordre. Mais c`est une notion beaucoup plus large puisqu'il y a abus manifeste dès lors que l'absence de droit au titre du contrat de base est établie de manière irréfutable, alors que la fraude suppose que la volonté de nuire soit démontrée ». La caractéristique première de la fraude résiderait donc dans l'intention de nuire. Mais comme le souligne M. Simler141(*), la preuve positive de cette intention de nuire est difficile à rapporter, et « l'exigence stricte de cette preuve positive se traduirait par une impunité de la plupart des comportements frauduleux ». Aussi, la jurisprudence a assoupli ces exigences probatoires, ce qui est visible notamment dans le domaine de l'action paulienne, où il est admis que la seule conscience chez le débiteur du préjudice causé à son créancier suffit à constituer la fraude paulienne142(*). Dans une telle perspective, le comportement frauduleux se confond avec la mauvaise foi de l'auteur d'un appel manifestement abusif. En effet, comme l'écrit Ph. Simler143(*), « la connaissance du préjudice causé n'est ici pas autre chose que la conscience de l'absence de droit». Et cet auteur d'en conclure, qu'en matière de garantie autonome, « est donc abusif et frauduleux, l'appel de la garantie par le bénéficiaire qui sait qu'il est sans droit pour le faire ou l'appel de la contregarantie par le garant de premier rang qui sait que l'appel de la garantie de premier rang est ou serait abusif »144(*). Ainsi, ces deux principes d'équité et de justice, bien que très différents en théorie145(*), se rejoignent en pratique. « Abus, fraude et mauvaise foi apparaissent alors comme des dénominations différentes de la même réalité »146(*). Il n'est donc pas étonnant que la jurisprudence se réfère tantôt à la fraude tantôt à l'abus147(*) sans véritable ligne directrice. Ainsi, n'est pas abusif, l'appel d'une garantie autonome alors qu'il est établi que le contrat de base n'a été que partiellement exécuté148(*) ou s'il existe un différend entre les parties au contrat de base149(*). A l'inverse, a pu être considéré abusif, le fait que le motif réel de l'appel de la garantie, de l'aveu même du maître de l'ouvrage, ne correspondait pas à l'objet pour lequel celle-ci avait été émise, mais se rapportait à un autre contrat150(*). La fraude et l'abus manifeste ont aussi pu être retenus dans un cas la lettre de garantie avait prévu que les contestations relatives à la garantie seraient résolues par arbitrage et l'appel à la garantie était intervenu après que le tribunal arbitral ait été saisi151(*). L'hypothèse d'une paralysie du paiement de la garantie ne doit cependant pas être considérée comme une atteinte à l'autonomie de l'engagement vis-à-vis du contrat de base152(*). Si la fraude ou la mauvaise foi du bénéficiaire procède le plus souvent du contrat de base, c'est dans le cadre de l'exécution du contrat de garantie qu'elle se manifeste. En ce sens, il ne s'agit pas d'une exception tenant au contrat de base. En effet, ce n'est pas du contrat de base que le bénéficiaire tient son droit d'appeler le garant en paiement. Aussi, ce droit, employé abusivement ou de manière frauduleuse, ne peut pas être considéré comme une exception tirée du contrat de base et comme une limite au principe d'inopposabilité des exceptions. Il ne s'agit là que de l'application d'un principe général du droit. § 2 : Caractère manifeste de la fraude ou de l'abus La fraude ou l'abus doivent exister, mais ils n'ont normalement pas à être prouvés, ils doivent être manifestes. La fraude ou l'abus doivent être évidents, ce qui peut être particulièrement utile, lorsque c'est le juge des référés, «juge de l'évidence », qui est appelé à statuer. Ce caractère manifeste suppose donc que la preuve de l'abus ou de la fraude n'a pas à être rapportée, cela doit «crever les yeux» selon l'expression d'un auteur153(*). Si le garant ou le donneur d'ordre avait à rapporter la preuve de leurs allégations, l'autonomie de la garantie serait niée. Cette preuve devrait être recherchée dans l'exécution ou l'inexécution du contrat de base, et le garant s'est précisément engagé à ne soulever aucune exception découlant de ce rapport juridique154(*). La Cour de Cassation a donc opté pour le critère de l'évidence. Ainsi, dans un arrêt où le donneur d'ordre invoquait un appel manifestement abusif de la garantie au motif qu'il avait pleinement exécuté l'obligation garantie, son pourvoi a été rejeté155(*). Ce rejet par la Cour de Cassation s'explique doublement, d'une part, en invoquant simplement l'exécution de ses engagements, il soulevait indiscutablement une exception tirée du contrat de base et d'autre part, la Cour de Cassation relève qu'il avait « apparemment » exécuté le contrat principal. L'évidence de l'abus ou de la fraude n'était pas présente, aussi, l'appel de la garantie ne pouvait être considéré comme manifestement abusif. Il aurait été possible d'imaginer que le recours aux notions de fraude et d'abus manifeste aurait été plus important en droit interne que dans le cadre du commerce international. En effet, à la différence des garanties de droit interne, l'existence de contregaranties est fréquente au niveau international et constitue parfois un obstacle à l'admission d'un appel manifestement abusif156(*). Mais on trouve peu d'illustrations157(*) en droit interne de ces principes, c'est pourtant souvent la relation triangulaire classique bénéficiaire-donneur d'ordre-garant qui est présente. Cela peut s'expliquer par la plus grande facilité qu'aurait celui qui serait victime d'un appel manifestement abusif, d'exercer une action récursoire immédiate. On signalera, qu'au titre de ces principes généraux pouvant venir paralyser le paiement, certains auteurs font parfois appel à la notion de cause subjective (cause du contrat)158(*). Au-delà de la cause objective (cause de l'obligation), supposée identique pour chaque convention de garantie autonome, les motifs particuliers animant les contractants pourraient être illicites ou immoraux. On prendra pour exemple l'hypothèse d'un contrat de base licite d'exportation de biens ou de services, sur lequel se grefferait une garantie n'ayant d'autre but, dans un contexte de contrôle des changes, que de permettre une sortie illicite de devises, voire une opération de blanchiment d'argent. La cause subjective de ce contrat de garantie serait alors viciée. Mais cela relève pour l'heure de l'hypothèse d'école, la jurisprudence ne s'est pas prononcée, et de telles situations, si elles sont imaginables dans le cadre du commerce international, sont plus hypothétiques en droit interne. Si la garantie autonome se voit soumis à ce «statut contractuel primaire», nous allons pouvoir observer, que son originalité s'oppose à l'application de règles propres au cautionnement de manière analogique. A travers cette résistance à l'analogie, s'affirme l'irréductibilité de la garantie autonome. * 135 cf. Sabeh Affaki, thèse préc., p. 444 s. * 136 cf. art. 17 CNUDCI. * 137 Voir, T.com. Paris, 14 décembre 1990, D. 1991, somm. page 201 obs. Vasseur. * 138 Cf ; J. GHESTIN et G. GOUBEAUX, Introduction générale, 3e éd., n°741. * 139 G. CALBAIRAC, Considérations sur la règle fraus omnia corrumpit, D. 1961, chron. Page 169, cité par A. PRUM, op.cit., n° 436. * 140 Note sous Cass.com. 20 janvier 1987, JCP E 1987, II, 14882. * 141 Ph. SIMLER, op.cit., n° 985. * 142 Voir notamment, Civ.1, 17 octobre 1979, JCP G 1981, II, 19627, note J. Ghestin. * 143 Ph. SIMLER, loc.cit. * 144 Sur le problème de l'appel manifestement abusif ou frauduleux d'une contregarantie, voir, CA Lyon 23 mars 1992, RTDcom 1992 page 658 obs. Cabrillac. * 145 Sur cette différence théorique, voir notamment, A. PRUM, op.cit., n° 428 à 438. * 146 Ph. SIMLER, loc.cit., dans le même sens ; J.L RIVES-LANGE, Existe-t-il en droit français des engagements abstraits pris par le banquier, Banque, 1985, page 902 et s. n° 23 ; A. PRUM, op.cit., n° 449. * 147 Un arrêt CA Paris du 12 juin 1985, D. 1986, inf.rap. page 161 obs. Vasseur, a toutefois tenté d'établir une distinction entre ces deux concepts, en jugeant que l'appel manifestement abusif ne suffisait pas à justifier le refus ou l'interdiction de payer en l'absence de preuve d'une fraude. Cet arrêt a été cassé par la Cour de Cassation dans un arrêt remarqué du 20 janvier 1987, Cass.com. 20 janvier 1987, Bull.civ., IV, n°19, JCP G 1987, II, 20764, et E 1987, II, 14882, note Stoufflet, cet arrêt condamnant la conception restrictive de la notion de fraude adoptée par la cour d'appel. * 148 Voir notamment, CA Paris 6 mars 1991, D. 1992, somm. page 241, obs. Vasseur. * 149 Cass.com 18 décembre 1990, D ; 1991, inf.rap. page 13 obs. Vasseur. * 150 CA Paris 18 mars 1986, D. 1987, somm. page 173 obs. Vasseur. * 151 Trib.com. Paris 15 octobre 1982, D. 1983, inf.rap., page 304, obs. M. Vasseur. * 152 En ce sens, voir, J.L. RIVES-LANGE, art.prèc. ; Ph. SIMLER, op.cit., n° 984 ; contra ; J. STOUFFLET, note prèc. ; A. PRUM, Application de l'adage « fraus omnia corrumpit » à propos des garanties à première demande, DPCI 1987 page 121 ; voir aussi, Cass.com. 11 décembre 1985, JCP CI 1986, 14690 note Stoufflet, selon cet arrêt, la fraude « fait échec au principe de l'autonomie ». * 153 M. Vasseur, art. prèc. n°120. * 154 Voir en ce sens, cités par M. VASSEUR, loc.cit., le Tribunal de commerce et de la Cour d'appel de Luxembourg qui par jugement du 27 novembre 1980 et arrêt du 16 mars 1983 (D. 1981, inf.rap. 504 et D. 1983, inf.rap. 299, obs. Vasseur) ont estimé que, la fraude, l'abus n'étaient pas manifestes, « s'il s'avère nécessaire... de requérir la production de preuves supplémentaires, de procéder à des mesures d'instruction ou d'appeler des tiers à la cause ». * 155 Cass.com. 21 mai 1985, Gaz. Pal. 1985, 2, page 770, note S. Piedelievre ; voir dans le même sens, Cass.com. 19 février 1991, D. 1991, somm. page 199, note Vasseur, arrêt qui décide, que les seuls griefs tirés des conditions d'exécution du contrat de base, à les supposer établis, ne sont pas susceptibles d'apporter la preuve d'une fraude ou d'un abus manifeste dans l'appel de la garantie. * 156 Sur ce point, voir, Ph. SIMLER, op.cit., n°989 et s. ; A. Prum, op.cit., n° 478 et s. * 157 Voir toutefois, notamment, CA Paris 17 juin 1987, D. 1988, somm. page 245, obs. Vasseur. * 158 Voir, A. PRUM, op.cit., n° 135 et s. ; Ph. SIMLER, op.cit., n° 940, pour qui dans une telle hypothèse, alors que le contrat de base serait parfaitement licite, une telle garantie devrait être annulée (n° 943). |
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