En tant que « père de l'indépendance
» de la Côte d'Ivoire, la principale tâche qui incombe
à Félix Houphouët-Boigny le 6 aout 1960 est de structurer un
Etat et de forger une nation prête à relever les défis de
la mondialisation et du développement. La Constitution de la Côte
d'Ivoire au moment de l'indépendance, qui s'inscrit dans l'esprit des
lumières, permet aux ivoiriens de jouir des libertés
fondamentales, tels que les libertés d'expression et d'association
inscrite en son article 7. Le principe de séparation des pouvoirs est
censé se matérialiser par l'articulation entre l'Assemblée
nationale, la cour suprême et le président de la
république.
Des communistes, Houphouët-Boigny rejettera
l'idéologie, pas les pratiques. Nous pensons ici à la pratique du
parti unique et du culte de la personnalité dont
bénéficiera F. Houphouët-Boigny. Le PDCI-RDA restera
jusqu'en 1990 le parti unique de Côte d'Ivoire.
Un régime à parti unique est un système
politique dans lequel la législation ne permet qu'à un seul parti
de gouverner. Le parti dispose alors du monopole de l'activité
politique, concentre le pouvoir entre les mains de ses cadres, préempte
l'ensemble de l'activité de la société et ne tolère
pas d'opposition.
Mamadou Gazibo estime que les partis uniques apparaissent sur
la scène politique africaine au moment des indépendances. Ils
sont la réponse des « pères des indépendances »
aux défis du développement et l'unité nationale. Ainsi
l'introduction du parti unique, la suppression de la séparation des
pouvoirs et la mainmise sur l'ensemble de l'appareil étatique ont
été présentés comme la meilleure façon de
faire le développement et de réaliser l'unité nationale.
Le retour au parti unique a également été
présenté comme une façon de renouer avec les formes
africaines précoloniales de gouvernement fondées sur le
consensus. Le parti unique était alors vu comme plus favorable à
la cohésion sociale dans les sociétés multiethniques
africaines que le multipartisme hérité de la colonisation
européenne présenté comme une source de division (Gazibo,
2010). Le culte de la personnalité du Houphouët-Boigny est
né avec la loi d'abrogation du travail forcé dans les colonies de
1946.
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Bien que son image soit écornée auprès de
l'intelligencia ivoirienne du fait de sa volte-face politique,
Houphouët-Boigny dispose toujours, au moment de l'indépendance de
l'image de héros auprès de la population.
La JRDACI, le rendez-vous manqué entre
F.Houphouet-Boigny et la jeunesse ivoirienne
De 1960 à 1962, aucun des problèmes qui
cristallisent l'opinion jusqu'à l'indépendance ne sont
résolus. La France, ancienne puissance colonisatrice devenue « la
vieille amie » selon Houphouët-Boigny, occupe dans le pays, dans tous
les domaines, la même position qu'avant l'indépendance. Le pillage
des ressources naturelles et des finances du pays continu voir s'accentue. Les
exploitants de bois écument ainsi la forêt ivoirienne
jusqu'à la dépeupler de toute essence de valeur. Le
déficit de la balance des paiements atteint un seuil critique.
Dans ces conditions, les dirigeants du mouvement de Jeunesse
du rassemblement Démocratique Africain de Côte d'ivoire (JRDACI),
entrés au gouvernement après le IIIe Congrès, comprennent
sans doute trop tard qu'ils n'y sont que des figurants, voire otages, tant leur
influence y est insignifiante (KONE,2003).
Pour comprendre cette situation il est important de
comprendre le contexte de création de la JRDACI. Le mouvement de la
Jeunesse du Rassemblement Démocratique Africain de Côte d'ivoire
(JRDACI), est né en 1951 suite aux préconisations de la
conférence de Bamako. Afin de rendre l'action du RDA plus efficiente, la
création d'antennes nationales ont été
décidé. Cependant la JRDACI ne devient active qu'à partir
de l'intégration des leaders de la Ligue des Originaires de Côte
d'Ivoire (LOCI).
Le mouvement de contestation sociale composé
essentiellement de jeunes ; la LOCI acquiert de la visibilité en octobre
1958. Alors que les membres fondateurs étaient emprisonnés depuis
plusieurs semaines, les militants, devant les refus des autorités de
libérer leurs leaders, se livrent à des agressions
mortifères à caractères xénophobes envers les
ressortissants togolais et béninois du territoire ivoirien. Selon les
militants de la LOCI, ces étrangers étaient alors coupables d'un
accaparement du marché de l'emploi condamnant les autochtones à
la pauvreté. Ces « cabales » de 1958 ne sont pas les premiers
faits du genre. 20 ans plus tôt, le même type d'exactions a
été commis à l'encontre des mêmes
communautés. Ministre du général de Gaulle au moment des
faits,
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Houphouët-Boigny, est profondément affecté
par ces événements. D'une part, en colère contre les
membres du Parti Démocratique de Côte d'Ivoire (PDCI) en charge du
maintien de l'ordre et d'autre part, désolé envers les
ressortissants étrangers de Côte d'Ivoire. A son retour sur le sol
ivoirien, il ramène le calme et l'ordre en quelques heures, fait
libérer les leaders de la LOCI, rapatrie et dédommage les
ressortissants étrangers chassés lors des cabales, à la
charge du trésor ivoirien.
Devant la menace pour la cohésion sociale et l'ordre
publique que constitue la LOCI, F. Houphouët-Boigny, selon qui « en
politique on ne résout pas un problème, on le déplace
», préfère s'attaquer à l'organisation plutôt
qu'aux causes de ses actions. Le rapprochement entre les jeunes cadres du PDCI
et les leaders de la LOCI établi, le président, appliquant les
préconisations de Bamako soutient la création de la JRDACI. Il ne
manque pas au passage de prétendre, à un geste de
générosité à l'attention de la jeunesse ivoirienne
(KONE,2003).
Le congrès constitutif de la JRDACI qui se
déroule du 14 au 16 mars 1958, demeure le seul et unique de la JRDACI.
Deux listes s'affrontent pour constituer le comité exécutif,
l'une comprend des leaders de la LOCI, l'autre victorieuse, n'en comprends pas.
Ce congrès dont la clôture est officiée par
Houphouët-Boigny lui-même, est gage d'espoir d'intégration
politique pour une jeunesse ivoirienne alors en marge des processus de
décision. Cependant, les actes ne se révèlent rapidement
pas à la hauteur de l'espoir suscité. L'influence des cadres de
la JRDACI est moins déterminante que celle de leurs directeurs de
cabinet, exclusivement français (Amondji,1984). Une des principales
revendications des cadres de la JRDACI est que, les postes de directeurs de
services soient principalement pourvus aux africains (Amondji,1984). Il est
probable que par naïveté, utopisme ou simple jeunesse, ils
espèrent mettre à profit leur appartenance à la direction
du PDCI pour, dans ce cadre, influer plus efficacement sur la politique
générale du parti qui ne leur semble alors, pas en
adéquation avec les intérêts du pays.
Dérive autoritaire et faux complots
A l'occasion de la présentation « du Plan de dix
ans » en 1962 le président annonce la tenue prochaine d'un
congrès de la JRDACI. Nous pouvons affirmer, au regard des
événements qui suivront que ce congrès n'a jamais eu
vocation à se tenir. Au cours de
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l'année 1962, la JRDACI est pratiquement interdite
d'activité publique. Sa liberté d'initiative politique lui est
déchue. Son sigle même n'est plus visible sur aucune
communication, ni dans la presse, ni à la radio. Dès 1960, le
droit d'éditer ses propres cartes d'adhérent lui est
retiré, sonnant le glas de l'autonomie de mouvement des jeunes dans la
Côte d'Ivoire houphouëtiste.
De manière générale le chef de
l'État renforce sans cesse le caractère autoritaire du
régime à partir de l'indépendance. Le 5 avril 1962, il
demande aux députés de voter une loi qui autorise le gouvernement
à prendre des mesures d'internement et d'assignation à
résidence, voire d'obligation de travail, contre tout opposant au
régime. Cette loi alors rejetée par l'assemblé nationale,
sera finalement votée dans un climat de terreur le 17 janvier 1963 et
servira à couvrir « a posteriori » les auteurs du «
guet-apens de Yamoussoukro ». (Amondji,1984)
Le président Houphouët-Boigny convoque le 3
janvier 1963 les dirigeants du parti, les élus et les hauts
fonctionnaires à une réunion prévue dans sa ville natale
de Yamoussoukro. Celle-ci, ajournée à plusieurs reprises n'a
finalement lieu que le 14 janvier. Ce jour, un tiers des membres du bureau
politique issu du IIIe Congrès du PDCI sont arrêtés et
jetés en prison. (Amondji,1984). Des milliers de citoyens toutes
catégories sociales et professionnelles confondues sont également
embastillés dans toutes les régions de la Côte-d'Ivoire.
Les ivoiriens diplômés de l'enseignement supérieur,
rentrés au pays après la fin de leurs études sont une
cible prioritaire de la vague d'arrestation de janvier 1963 (KONE,2003). La
répression est si brutale et arbitraire qu'aucun citoyen ne peut se
sentir en sécurité. Les motifs d'arrestation vont de la
complicité avec des supposés comploteurs contre le régime
supposé à un manque d'enthousiasme à propos du
régime. Les autorités de police arrêtent des citoyens sur
de simples dénonciations, qui se multiplient en raison de
rétributions. La population comprends très rapidement qu'il ne
s'agit pas que d'endiguer la turbulence de quelques dizaines de personnes
déjà arrêtées et enfermées à
Yamoussoukro, mais bien de conjurer une crise générale qui
affectait la société dans son ensemble. De très nombreuses
arrestations sont restées secrètes. C'est le cas notamment d'une
cinquantaine d'officiers et sous-officiers des Forces armées nationales
de la Côte-d'Ivoire (FANCI), mais aussi de plusieurs civils bien connus
des mouvements syndicaux ou estudiantins. C'est dans ce climat que
Houphouët-Boigny
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resoumet au vote le projet de loi repoussé par les
députés le 5 avril 1962, à l'Assemblée nationale le
17 janvier 1963.
La loi n° 63-4 du 17 janvier 1963 est largement
votée par des parlementaires terrorisés par les
événements que le pays traverse. En vertu de cette loi, tout
Ivoirien peut être requis pour l'accomplissement de certaines
tâches d'intérêt national. Les réquisitions,
renouvelables, ne peuvent néanmoins excéder 2 ans. Toute personne
dont l'action s'avère préjudiciable à la promotion
économique ou sociale de la nation peut être assignée
à résidence par décret (Afrique Nouvelle,1963). Il va de
soi que cette loi ne visait plus seulement les citoyens déjà
incarcérés mais s'inscrivait bien dans une légalisation de
la terreur en visant la majorité contestataire et silencieuse.
Bien que le président Houphouët-Boigny, le plus
solide allié de la France dans la sous-région, soit soutenu en
vertu de son exemplarité en matière de libéralisme
économique, il inquiète par la « stalinisation » de son
régime. Le vocable employé alors par le régime
étant également inquiétant.
Il suffit, pour s'en convaincre, de citer Philippé
Yacé cadre du PDCI : « Le parti a décidé de
procéder à une épuration dans tous les secteurs de la
nation ». Les journalistes internationaux n'adhèrent que peu aux
versions officielles. Et ce en vertu de leur intime conviction, qui s'appuie
sur une bonne connaissance du terrain et les mènent vers des conclusions
divergentes du régime. L'arrestation, en septembre 1963, de plusieurs
autres ministres et de dirigeants du PDCI confirme leur intuition.
Dans une tentative désespérée de minorer
la brutalité dont sont victimes les citoyens ivoiriens ainsi que le
soutien populaire aux embastillés, de vaines opérations de
propagande sont menées. Elles consistent en la tenue de manifestations
de soutien au président. Les cortèges de ces manifestations sont
essentiellement composés de villageois, dont le soutien au régime
reste indéfectible malgré tout.
Le discours du 28 septembre 1963 semble également
s'inscrire dans ces opérations de propagande, et apparait comme un
véritable désaveu de celui du 15 janvier 1962. Si le discours du
président se veut arrogant et menaçant en le 15 janvier 1962, il
est protecteur et miséricordieux en 1963. Une batterie de promesses
à l'attention des planteurs, des fonctionnaires, des médecins...
sont faites. Pourtant la crise demeure. C'est ainsi qu'Ernest
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Boka, président de la cour suprême est
officiellement arrêté, le 2 avril 1964. Le 6 avril, la nouvelle de
sa mort dans sa cellule de « la bastille de Yamoussoukro » est le
choc de trop pour l'opinion ivoirienne. La justification publique de
Houphouët-Boigny ne redore son blason déjà meurtri, bien au
contraire. La « grande réconciliation » marque la fin de la
période des faux complots.
La période des faux complots, dont la raison demeure
encore mystérieuse, apparait comme la première crise de la
démocratie ivoirienne. Les arrestations arbitraires et les souffrances
qui s'en suivirent constituent un profond traumatisme pour les citoyens
ivoiriens. La jeunesse ivoirienne, qui au moment de la création du
Rassemblement Démocratique Africain (RDA) et du mouvement de jeunesse du
rassemblement démocratique Africain de Côte d'ivoire (JRDACI) a
nourri l'espoir de participer pleinement au développement du pays, fut
la plus impactée par ces faux complots.
Pour les élites contestataires du régime,
l'exil fut la meilleure solution pour certains, pour le reste ce fut la
contrition. Cette brutalisation de la jeunesse relative à l'exercice de
la citoyenneté eu 2 effets pervers. Le premier est celui d'avoir
contenu, si ce n'est amputé à la Côte d'Ivoire l'essentiel
de ses forces vives qui auraient pu contribuer à un développement
plus inclusif de l'ensemble des acteurs ivoiriens. Le second est d'avoir
instauré l'usage de la violence comme moyen de communication entre les
dirigeants politiques et la jeunesse ivoirienne (KONE,2003).
F. Houphouët-Boigny pour sa part, se retrouva dos au mur
sur la scène internationale pour n'avoir pas su prévoir les
conséquences de sa politique d'abandon des ivoiriens.
Le néocolonialisme ivoirien est fondé sur le
mythe du dirigeant charismatique. A l'origine, et une fois franchi le cap de
l'instauration du pouvoir personnel, on prévoyait sans doute que cela
suffirait à conserver à ce mythe une pureté telle que la
Côte-d'Ivoire pourrait être véritablement un modèle
du genre, caractérisé notamment par la stabilité politique
et une « paix sociale » à toute épreuve. Mais il n'a
pas été possible d'obtenir le consentement des Ivoiriens à
cette duperie. La démocratie et la citoyenneté seront alors
supplantées par le totalitarisme et l'assujettissement au régime
jusque dans les années 80.