2. Critique des inégalités sociales,
économiques, et d'une « certaine partie » de la population
La critique du système politique et institutionnel
libanais mobilise des imaginaires assez larges, qui favorisent la confusion de
ce système avec les élites économiques. Ces «
élites », largement tenues pour responsables des
inégalités sociales et économiques, sont très
visibles au Liban. Cette impression de collusion entre élite
économique et politique, si elle mérite d'être
nuancée, est toutefois renforcée par certains exemples «
visibles », qui donnent du poids aux revendications de ces graffeurs. La
confusion entre intérêt politique et économique dans la
reconstruction du centre-ville, Downtown, par Solidere en est l'exemple type.
Elle est par ailleurs vivement vilipendée en dehors de la sphère
graffiti, par des intellectuels, écrivains ou historiens, comme Georges
Corm ; la superposition, dans ce même quartier, du centre
économique et du centre politique viendrait encore avaliser leurs
perceptions. Quoi qu'il en soit, l'accroissement des inégalités
sociales et économiques entre les « très riches
» et le reste de la population renforce ce sentiment chez les
graffeurs de « venir vraiment de la rue » et d'être en
position de parler pour elle, alors même que leur origine sociale se
situe dans un entre-deux entre élite économique et population
touchée par une forte pauvreté. La déconnection et le
manque de représentativité des personnels politiques rendent
dès lors « faciles » la collusion et la confusion entre
sphère économique et sphère politique. L'impression
d'être « coincé » dans un système où
l'argent prédomine et gouverne un État faible se perçoit
très clairement dans la pratique : si les graffeurs évitent au
maximum les propriétés privées (outre ce qu'ils appellent
les « débordements »), les bâtiments symbolisant leur
opposition à cette
131
économie et cette « politique
dégoutante »158 constituent, eux, leur
première cible. Taguer entièrement la façade d'une banque
ou d'un restaurant Subway marquerait leur rejet de « l'ordre
institué », de la prédominance de l'argent permise par
l'État. Le « retour » de ce vandalisme contribue aussi
à montrer que, contrairement aux autres artistes, ceux qui gagnent de
l'argent et sont officiellement soutenus, les graffeurs s'opposeraient et
feraient preuve d'indépendance. Leur positionnement social, puis
artistique, conditionnerait ces critiques, issues de dispositions
particulières :
Ces dispositions, qui, ailleurs et en un autre temps, auraient
pu se manifester autrement, se sont exprimées dans une forme d'art qui,
dans cette structure, apparaissait comme inséparablement
esthétique et politique contre l'art et les artistes « bourgeois
» et, à travers eux, contre les « bourgeois
»159.
En définitive, cette critique tend à se fondre
dans celle de l'État, et il est d'ailleurs peu probable de comprendre
l'une sans l'autre. Cette critique, malgré sa présence et son
déploiement depuis août 2015160, n'est pas comparable
à celle des graffeurs yéménites. Anahi Alviso-Marino
expliquait qu'en 2011, à l'occasion des manifestations pour le
départ du président yéménite Ali Abdallah Saleh, le
street-art s'ancrait dans une dimension contestataire et de revendications
politiques. À Beyrouth au contraire, les graffeurs défendent
souvent, dans un premier temps, une attitude quasi-parnassienne du graffiti
avant de réaliser des pièces ou de construire des discours qui
traduisent certaines revendications. Ce refus d'affirmer une action politique
ou directement engagée ne signifie pas, pour autant, que ces acteurs
sont foncièrement désengagés : dans la pratique et,
surtout, dans les conversations privées, les débats existent et
ce qui paraît être un rejet total du politique est plus lié
à la connotation de ce terme ainsi qu'au fait « qu'ils
maitrisent nombre d'informations techniques, mais ils ne savent tout simplement
pas comment s'y prendre pour les appréhender tout à la fois et
les analyser »161. Nous reviendrons sur ce point plus tard
puisqu'il ne va pas sans créer des formes d'hésitations et de
contradictions dans les discours et représentations de soi des
graffeurs. Finalement, ces acteurs comprennent comme « apolitique
» non pas le refus total de critique, mais bien plus comme
l'éloignement de la « politique institutionnelle et partisane
» tout en ancrant « dans la rue une pratique participative
de critiques sociales et politiques »162.
158 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit. p. 322.
159 BOURDIEU, Pierre, op. cit. p. 436
160 D'autant plus que les graffeurs nouvellement entrés
ont acquis assez de technique pour diversifier leurs oeuvres et entrer dans une
phase réflexive sur celles-ci.
161 DELMAS, Corinne, « Nina Eliasoph, L'évitement
du politique. Comment les Américains produisent de l'apathie dans la vie
quotidienne », Lectures, Les comptes rendus, 2010, p. 2.
162 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 322.
132
C. La construction d'un discours engagé hésitant
face aux enjeux sociopolitiques du Liban
Le graffiti recouvre effectivement une dimension plus
revendicative, que certains qualifieront d'engagée. Pour autant, les
hésitations, contraintes et flous dans la conduite et les discours des
graffeurs viennent limiter et nuancer ce propos. L'ambivalence, si ce n'est la
contradiction, des graffeurs, entre rejet de tout engagement et volonté
de porter certaines revendications par leur activité artistique, rend
l'élaboration de ces critiques floue et peu contrôlée. Qui
plus est, le « défaitisme » de ces acteurs, et de la jeunesse
beyrouthine plus généralement, joue pour beaucoup dans ce refus
et la peur d'un engagement plus prononcé. L'impératif de
reconnaissance artistique viendrait enfin renforcer ces incertitudes et placer
les graffeurs dans une situation qu'ils qualifient de
schizophrénique et inextricable.
1. Une critique assez floue et peu
contrôlée
Produire une critique contre l'État, le pouvoir ou
autre, ne suffit pas à définir une pratique artistique comme un
art engagé. L'absence d'organisation, que ce soit entre les graffeurs ou
dans leurs discours et activité personnels, vient limiter l'importance
accordée à cet aspect engagé. Si certains
discours, comme ceux d'Ashekman ou de Yazan Halwani, semblent pensés en
amont et cohérents, répétés à plusieurs
reprises lors d'interviews journalistiques, de documentaires, ou autres, il
s'agit de cas particuliers plus que d'une règle applicable à tous
les graffeurs. Qui plus est, s'ils s'accordent, dans les discussions
privées en particulier, sur ce qui pose problème au Liban et
adoptent un point de vue relativement similaire, la manière dont ces
revendications et critiques se matérialisent dans l'espace laisse
transparaître des disparités et une absence de consensus quant
à ce qui devrait être transmis « au nom de la scène
graffiti toute entière ». En conséquence, les pièces
et tags critiques sont plus pensés dans l'instant, au cours de sorties
graffiti, qu'en amont avec un but précis. La critique du système
financier ou d'une firme multinationale émerge plus parce que ces
acteurs sont déjà en train de graffer et que l'opportunité
de taguer ces bâtiments, banque ou fast-food, se présente à
ce moment précis. Tout comme la critique en elle-même qui, si elle
est facilement compréhensible, reste floue et peu recherchée : la
corruption des élites politiques, en particulier les chefs de partis
miliciens, peut être effective, mais leur critique se fonde plus sur
l'impression des graffeurs que sur des recherches approfondies visant à
confirmer ces impressions.
Ce flou et ce manque de cohérence doivent être
mis en relation avec l'attitude ambivalente, voire contradictoire des graffeurs
: comment comprendre, en effet, qu'Ashekman ou Kabrit critiquent durement la
surexploitation des travailleurs syriens et asiatiques au Liban, et acceptent
tout de même de travailler pour Train Station, connu pour ses pratiques
néo-esclavagistes ? Ce malaise (ou schizophrénie) est
ressenti par nombre des graffeurs beyrouthins. Peu d'entre eux, si ce n'est
aucun, arrivent à expliciter les raisons
133
de cette attitude, ils se « bornent » à
témoigner une certaine culpabilité vis-à-vis
d'eux-mêmes et de leurs valeurs. Quant aux positions à
l'égard de l'État, on remarque, en particulier chez Phat2 (alors
qu'il prône l'illégalité du graffiti) le risque qu'il y
aurait à être trop politisé :
- That's pretty amazing that a cool demeanor can
basically get you a free pass to paint. I n the US that is
straight fantasy. Graffiti charges here are serious
and can land you in big time trouble because its straight up property over
people here. But it's interesting though that now having an apolitical or
non-political approach and attitude towards graffiti catches you less shit from
the police when it was anti-war murals and stuff like that that endeared
graffiti to the public in the scene's history. Any thoughts on why that might
be ?
- Phat2 : Like I said, we conditioned the authorities to that. We
showed them the artistic side of graffiti
early on in the game before there was too much of it. We
taught them to like graffiti by doing all that colorful positive stuff rather
than inert chromes everywhere. It's really a small group of elites here in this
scene that influence the public, and all of us are practically helping with the
same job, be it intentionally or not, and that's getting graffiti as accepted
as possible to get as many walls as possible.163
Cette possibilité, toujours offerte par l'État,
de peindre en plein jour, et le risque qu'elle puisse disparaître si les
discours critiques devenaient trop importants, créent des doutes chez
ces graffeurs quant à l'attitude qu'ils devraient ou non adopter sans
que cela nuise et provoque des dissensions entre eux.
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