B. L'art comme moyen d'expression contre l'État
et les groupes sociaux dominants
Opportunité des graffeurs autant que
problématique qui s'impose ou qu'ils s'imposent à
eux-mêmes, ce rapport particulier aux institutions englobe une
perspective plus large de dénonciation, explicite et revendiquée.
Souvent confondu avec les groupes sociaux dominants, soit l'élite
économique du pays, l'État fait l'objet d'une critique qui tend
à définir le graffiti comme un art « engagé ».
Ces critiques sont de plusieurs ordres, et se manifestent autant dans les
discours que dans des réalisations effectives. Ainsi, la critique de
l'État se double d'une critique des inégalités sociales,
économiques, que les graffeurs englobent dans une sorte de « tout
» auxquels ils s'opposeraient naturellement, se
considérant comme les porte-paroles d'une population qui n'aurait pas
les moyens de s'exprimer par elle-même.
1. L'existence d'une critique de l'État par les
graffitis
Lorsque nous avons commencé à côtoyer les
graffeurs, nous avions été surpris par le discours particulier
qu'ils adoptaient vis-à-vis du champ politique. Ce « on ne veut
avoir aucun message politique » (Eps), répété
dans les entretiens, était difficilement abordable et
compréhensible : pourquoi ce rejet systématique, alors que leurs
amis non-graffeurs optaient a contrario pour une critique explicite et
ouvertement politique ? Lors de l'analyse et l'élaboration de ce
travail, nous avions également des
154 Toutes nuances entre ces différents continents, pays
et scènes artistiques gardées.
127
difficultés à comprendre comment ces acteurs, en
rejetant le « politique », en venaient toutefois à adopter des
attitudes et discours extrêmement critiques, voire virulents, à
l'égard du système institutionnel libanais. L'approfondissement
des entretiens avec Phat2, Spaz, Exist, Fish ou encore Kabrit s'est
révélé utile et instructif : ce paradoxe provient plus du
terme que nous employions, à savoir le « politique ». La
compréhension de ce qu'ils entendaient par « politique » et
l'adaptation de nos questions à leur langage étaient
nécessaires, et ces deux démarches se sont également
avérées fructueuses. Nous tenterons d'employer leurs propres
termes même si, par esprit de clarté, le terme de politique
reviendra sûrement à quelques reprises. Cette apparente
dépolitisation du discours des graffeurs consiste à rejeter la
politique telle qu'ils la comprennent eux-mêmes : ils englobent, de
manière consensuelle et assez imaginaire, sous la notion de politique,
les institutions officielles, les milices communautaires reconverties en partis
politiques dirigeants, d'où d'ailleurs, rappelons-le, cette confusion
entre le communautaire, le confessionnel, et le politique. En rejetant le
politique entendu comme tel, ils rejetteraient à la fois le
communautarisme, le système institutionnel et les figures et formations
qui le composent. Ce rejet du politique, sous les traits d'une apparente
dépolitisation, révèle finalement un discours que l'on
tendrait à qualifier, en science politique et dans le jargon des
artistes engagés, de politique. Les discours d'Ashekman155
sont parmi les plus construits et cohérents ; ils accompagnent
directement leur activité ou, plutôt, leur activité
dépendrait et concrétiserait leur pensée :
Our graffiti is all about social, political subjects... or
what's happening in the region, or what's happening in Lebanon... that's all
about the Lebanese and Arab youth, about the freedom of speech. Cause I think I
have a spray can, and... and a medium that is free. I don't need anyone's
permission, there is no boundaries and, most important thing, there is no
censorship on my graffitis (Mohamed Kabbani).
Nous avons discuté des relations entre l'État et
les auteurs de graffiti à propos de la censure, l'absence de celle-ci
pouvant mener à une dépolitisation de cette pratique ou des
messages qu'elle tend à transmettre. Néanmoins Krem2
reconnaissait que, pour ceux qui seraient capables de les comprendre ou de les
approuver, l'absence de censure constituait une « chance »
introuvable dans d'autres milieux, qu'ils soient artistiques, littéraire
ou associatif. Plus encore, certains graffeurs tendent à faire valoir
leur activité comme un étendard par lequel ils émettent
des critiques de la part d'une population qui n'aurait pas les moyens de
s'exprimer elle-même ; le graffiti apparaît alors comme un moyen
d'expression, des jeunes et d'autres, là où l'État leur
aurait trop longtemps confisqué cette liberté. Ce
déplacement de l'arène politique traditionnelle (vote,
manifestations, affiliation partisane) au champ artistique traduirait une sorte
de « ras-le-bol » généralisé face aux acteurs
institutionnels et à un système obsolète, inefficient,
« injuste ». Les graffeurs ont, par conséquent, l'impression
de parler pour l'ensemble de la population et de mettre en lumière des
problèmes sur lesquels tout le monde s'accorderait a priori.
Ils reconnaissent néanmoins que
155 En contradiction apparente avec les critiques émises
par les autres graffeurs des crew ACK, REK et RBK.
128
la généralisation de cette critique comporte
quelques limites : ils ont peu de réel retour « populaire »
sur l'aspect militant de leur activité. De plus, si certains pensent que
cet impact sera limité et que le changement se fera « petit pas
par petit pas », d'autres affirment : « ouais j'aimerais que
ça fasse réfléchir les gens et que ça, enfin,
qu'ils se questionnent sur ce sujet. Enfin s'ils voient que, ce que
j'écris, et j'arrive à leur changer de point de vue, c'est
très bien, mais sinon je peux rien leur faire... et puis c'est en
même temps une manière de montrer mon point de vue »
(Krem2).
Certains thèmes sont déployés dans la
pratique, et donnent lieu à des créations symboliquement plus
violentes que celles qu'ils ont l'habitude de réaliser, que ce soit lors
de commandes ou de jam sessions entre pairs. L'utilisation des
pochoirs est souvent préférée aux graffitis, puisque
facilement et rapidement reproductibles en grand nombre. Non signés,
présents dans les rues les plus fréquentées, ils
s'attaquent à des sujets comme la corruption, les détentions ou
interventions militaires arbitraires, ou confrontent des figures politiques
charismatiques et symboliques aux anciens affichages miliciens, à
l'image des Che Guevara que Kabrit posait étant plus jeune (voir Annexe
VII « pochoirs »). Les autres pièces, plus construites, et
consubstantielles à l'émergence du graffiti à Beyrouth, se
focalisent sur des thèmes semblables : la corruption,
l'instabilité gouvernementale et régionale, dont les
conséquences retomberaient sur la population et non sur les dirigeants
tenus pour responsables. L'émergence progressive du graffiti à
Beyrouth est présentée a posteriori comme une
réponse au traumatisme laissé par la guerre
israélo-libanaise de 2006. À cette occasion et jusqu'à
maintenant fleurissent des graffitis visant directement et indirectement cette
masse obscure que seraient les dirigeants libanais : Ashekman les caricature et
se peint en président de la République libanaise, Mouallem peint
une pièce « Freedom never comes for free » sur un mur
impacté de balles, Fish, Fres et Mouallem peignent « Beirut
under stress », « A shitty ass piece for your shitty ass...
`government' ! » chez Krem2... Les exemples sont nombreux (voir
Annexe VIII « Graffitis et messages politiques »). Deux autres
thèmes, assez particuliers, ont été pris d'assaut par
certains graffeurs. Le premier est propre à Fish, et porte sur la lutte
contre la consommation de drogues au Liban. Le système de lutte contre
les drogues, aussi répressif qu'arbitraire156, constitue un
problème au sein de la jeunesse beyrouthine. Rares voire inexistants
sont les jeunes gens rencontrés personnellement qui n'avaient pas fait
de séjour en prison pour détention de cannabis, qu'elle ait
été prouvée ou non. Les graffitis de Fish,
dénonciation pour part de la corruption et de l'inefficience des
systèmes policier et pénitentiaire, se pensent également
comme une sonnette d'alarme face à un problème social et
sanitaire, d'où son insistance sur le rôle de la
désintoxication et de l'accompagnement médical plus que de la
seule répression, qui se traduit par des « support don't
punish ». L'autre thème, plus circonstanciel, correspond
à l'implication de certains graffeurs dans le mouvement #YouStink,
survenu en
156 Certains individus sont retenus, à l'instar de Fish,
plusieurs mois sans jugement préalable, contre des pots-de-vin ou des
conversions religieuses pour raison politiques.
129
août et septembre 2015 suite à la crise des
déchets. Les manifestants demandaient, à l'origine, le
rétablissement du service de ramassage des poubelles157, mais
le mouvement s'est élargi à une critique
généralisée du système institutionnel. De grands
murs de béton ont été installés et les graffeurs,
comme la population, s'y sont exprimés. L'impact du graffiti, repris
dans sa version profane, non artistique et purement revendicative, était
fort, puisqu'il permettait « d'enfin donner une voix à ceux qui
n'en ont jamais eue » (Meuh) selon les graffeurs et certains jeunes
du mouvement. Ce partage des murs entre graffeurs et citoyens lambda
témoigne d'une plus grande implication de la part de certains
graffeurs, qui se sont essayés à des messages en opposition
ouverte au gouvernement alors même qu'ils revendiquaient une
extrême neutralité du graffiti : Meuh, qui reste très
centré sur le lettrage de son blase et de celui de ses amis ou pairs, a
ainsi graffé et tagué « Lebanon is not your corner shop
», réduisant l'espace entre graffiti art et graffiti «
engagé ».
Écritures libres de Meuh lors des manifestations au
Grand Sérail, Downtown Beyrouth. (c) Pierre de Rougé
157 Voir « Éléments de contexte : le Liban
depuis 1975 ».
130
Parpaings libres installés lors des manifestations du
mouvements #YouStink au Grand Sérail, Downtown Beyrouth. On remarque,
en haut à gauche, une écriture libre de Meuh.
(c) Marie Joe Ayoub.
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