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Le graffiti à  Beyrouth: trajectoires et enjeux d'un art urbain émergent

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par Joséphine PARENTHOU
Sciences Po Aix-en-Provence - Aix-Marseille Université - Diplôme de Sciences Politiques 2015
  

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2. Rejet et création de conventions sociales plus qu'artistiques

Cette dichotomie entre imaginaire et réalité sociale du graffeur pousse dès lors certains d'entre eux à rejeter, dans les discours, cette dernière. Cela passe, en particulier, par la création de conventions sociales qui, plus qu'artistiques, visent à créer une distinction entre graffeurs qui n'existerait pas « objectivement ». Plus simplement, une partie des graffeurs tente de créer une ligne de démarcation, emprunte d'illusion biographique certes, entre eux, vrais graffeurs et d'autres, qui ne le seraient pas pour des raisons que nous allons explorer, distinction peu visible dans le champ social. Il ne faut pas omettre que la création de ces conventions sociales a partie liée avec des considérations commerciales et de reconnaissance artistique, même si ces dernières n'en sont pas un moteur central et servent plutôt d'argument justificatif aux distinctions opérées par les graffeurs eux-mêmes. La définition du bon graffeur est éminemment sociale : le paradoxe dans lequel se trouvent les graffeurs libanais est dû à ce qu'ils tentent de faire valoir une attitude et une culture street, tout en étant légitimés, reconnus et issus de milieux contre lesquels, dans d'autres scènes, le graffiti s'est historiquement opposé. La vindicte d'un graffeur grenoblois, Richbool84,

84 RICHBOOL et CHIVAIN, Graffiti et street art : du vandale au vendu ? Quand les aérosols décorent le capitalisme, 2010, brochure disponible sur Indymedia.

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contre ces milieux qui se légitiment par la commercialisation, illustre avec une extrême clarté le fossé creusé par les « vrais graffeurs », « vandales » contre les « faux », « vendus » :

« Les vandales, graffiti-addict inscrivent rarement leur pratique dans une approche politique globale et cohérente. Il demeure que « leur » graffiti a le mérite de faire vivre un esprit moins complaisant avec l'ordre établi (...) », ce qui ne peut être le cas que parce que le graffiti serait une « culture résolument populaire, expression d'un sous prolétariat urbain à qui l'existence sociale est niée et qui se réapproprie le langage de la ville en imposant effrontément sa présence aux classes dominantes ». Il ajoute, enfin, que « ces deux activités se mènent même parfois en parallèle : gentil peintre citoyen le jour, horrible tagueur vandale la nuit. Mouais. Toujours est-il que certains d'entre eux se sont transformés en fiers guerriers du capitalisme, se trimballant de boutique en mairie avec leurs feuilles de tarifs et leurs plaquettes de pub », guerriers qu'il qualifie aisément de « fossoyeurs de l'aérosol libre ».

Si ces dires semblent ambigus (voire contradictoires) au regard de l'essor du graffiti à Grenoble, il n'est pas de notre ressort de les qualifier et, de fait, d'entrer dans un débat subjectif et idéologique. Plutôt, ce type de discours reprend les caractéristique de l'idéaltype, voire de l'imaginaire, du tagueur : vandale plutôt que vendu, dissociation fondamentale entre graffiti populaire dirigé contre le « capitalisme », les « classes dominantes », les « marchands » et les « artistes citoyens ». Les graffeurs beyrouthins associent plus facilement ces deux facettes du graffiti, toutefois le malaise quant à la manière de se définir en graffeur authentique qui reçoit des commandes et est reconnu autrement que par ses pairs sans être non plus « commercial » s'avère persistant.

La distinction, très présente dans le terrain, tient à cette tentative de se définir comme « venant de la rue », chose que nous avons déjà mentionnée. Cette origine, principalement perçue et vécue comme telle par une partie des graffeurs, se constitue en convention sociale puisqu'elle permet de les comparer et de les distinguer des graffeurs qu'ils ne souhaitent pas reconnaître comme tels. Cette distinction et cette légitimation de soi sont présentes chez les membres des crews REK, RBK, Bros et ACK vis-à-vis des frères Ashekman. Ces derniers bénéficient d'une large reconnaissance au sein des journaux et des clients nationaux et, pourtant ne sont absolument pas reconnus par leurs pairs, voire sont critiqués. Cette critique ne porte pas tant sur le fait qu'ils « trichent » en utilisant des méthodes qui ne seraient pas « graff » que sur ce qu'ils représentent. En effet, les graffeurs interrogés et observés reprochaient à Ashekman leur prétention à se revendiquer « de la rue », chose improbable par ailleurs, alors qu'eux en viendraient vraiment, chose peu probable également. Comment cette distinction peut-elle avoir lieu ? Cela viendrait, principalement, de la différence qu'il y a entre ce qu'Ashekman présente dans leur stratégie de visibilité et la réalité de la pratique, puisqu'étant isolés du reste des graffeurs (certains ayant d'ailleurs souhaité peindre avec eux, ce qui s'est soldé par un rejet) et des habitants de Beyrouth. Cette distinction reposerait sur le « mensonge » d'Ashekman, sur leur inauthenticité, caractéristique rédhibitoire de l'attitude du

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graffeur. Cela se corrèle à des pratiques qui ne seraient pas du tout dans l'esprit du graffiti, et qui servent dès lors d'arguments et de preuves qu'il existe un fossé entre Ashekman et les autres. On peut relater ainsi les propos de Meuh à propos du tournage d'un documentaire sur le graffiti en mai 2015 et sur lequel il travaillait cette fois en qualité de journaliste. Ayant décidé, avec le réalisateur, de réunir l'ensemble des graffeurs beyrouthins, Ashekman y compris, il rapportait que le tournage a viré au « ridicule », et pouvait ainsi lui-même, en tant que graffeur, délégitimer Ashekman : « réservation » du mur sur lequel ils souhaitaient peindre, « peur » de se faire arrêter par les forces de police85, et, surtout, l'épisode où l'un des frères, face caméra, aurait déclamé un slogan « street » après avoir peiné à finir la pièce. Tous ces éléments deviennent autant de possibilités pour créer une frontière entre vrais graffeurs et les autres, frontière peu évidente a priori du fait d'une origine sociale similaire et d'une qualité artistique semblable, si tant est qu'on puisse se permettre ce type de qualification.

Le graffiti agit comme une domestication de soi sur ses acteurs. L'augmentation des contacts, clients, soit du réseau social d'un graffeur le force à s'adapter à ses récepteurs. Cela lui permet de s'intégrer et de faire valoir une réputation d'artiste à même de le replacer dans ce champ social.

Toutefois, les graffeurs proviennent de milieux sociaux non populaires. Le rôle inclusif du graffiti se perçoit dans la manière dont une pratique artistique permet aux acteurs de convertir des dispositions sociales héritées en position sociale effective, mais non figée.

L'intégration sociale permise par le graffiti ne se fait qu'au prix d'ajustements, et de création de conventions sociales plus qu'artistiques. Le rejet de ce qui est vendu au profit d'une figure de vandale traduit la difficulté à se considérer comme authentique dans un art tout en étant intégré à un milieu social plutôt élitaire.

En conséquence, une pratique initialement perçue comme « transgressive et distinctive » peut se révéler « intégrative et connective ».

À retenir

85 Non parce que la peur est ridicule, mais parce que cela traduisait, selon Meuh, une déconnection totale d'avec le pays dans lequel ils évoluent et où il n'y a pas à avoir peur de la police au Liban, le graffiti n'étant pas réprimé par la loi.

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