B. Une place dans la société qui serait
déjà « acquise » et confirmée
par le graffiti ?
Nous pouvons considérer, à raison, que le
graffiti a une fonction d'intégration sociale pour ses agents. Pour
autant, cela ne rentre-t-il pas en contradiction avec ce que nous avons
développé tout au long de ce chapitre, à savoir que les
graffeurs proviendraient de milieux socialement intégrés ou, du
moins, peu marginalisés ? Ce que Baamara considère comme un
instrument d'intégration sociale à propos des jeunes
algériens ne peut-il pas se comprendre plutôt comme une
confirmation de dispositions sociales déjà acquises ? Enfin,
faut-il réellement trancher en faveur de l'un ou l'autre, plutôt
que de les considérer de manière complémentaire ? Il sera
question d'analyser cette apparente contradiction, à la fois en
réinterrogeant l'origine socioculturelle des acteurs et en la faisant
dialoguer avec la création de conventions sociales par ces derniers,
conventions qui apparaissent comme une tentative de conciliation entre
l'idéaltype du graffeur et sa réalité sociale.
1. Une origine socioculturelle pleinement
intégrée à la société libanaise
Sans revenir en détail sur l'origine socioculturelle
des graffeurs, notons qu'elle empêche de facto de leur appliquer
le qualificatif de déviant ou d'outsider du monde
social dans lequel ils s'insèrent par la pratique. Même d'un point
de vue artistique, la notion de « contre » ou « sous »
culture est problématique au Liban : si les acteurs, les artistes
beyrouthins, les sociologues ayant traité de ces derniers, les journaux
reconnaissent de manière consensuelle l'existence d'une scène
underground, celle-ci se perçoit très clairement, dans
la rue même, comme une scène underground à « ciel
ouvert ». Le graffiti apparaît plus comme une confirmation de
dispositions sociales héritées que comme une véritable
intégration à un univers qui serait inconnu aux graffeurs. Cela
peut aussi se comprendre comme une ascension sociale,
81 Ibid., p. 238-239.
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quoique moins observée : le statut d'artiste est-il
perçu comme un signe d'ascension sociale ou simplement une
différenciation sociale par rapport aux postes occupés par les
parents et proches ? Bien sûr, ce propos n'est ni exclusif ni
généralisable, puisque certaines différences sociales
persistent entre les graffeurs, quand bien même ils se positionneraient
tous au sein de la classe moyenne - moyenne ou haute. En fait, si l'on doit
combiner deux idées théoriquement antithétiques, ne
pouvant considérer l'une ou l'autre comme « porteuse de
vérité exclusive », une hypothèse émerge en
priorité. Il est toutefois nécessaire de noter que ce «
devoir » ne traduit pas tant une volonté de faire entrer dans des
cases des idées qui ne le pourraient pas, mais qu'au contraire cela
découle très directement des observations et entretiens
réalisés. Cette hypothèse tient à ce que cette
confirmation d'une place dans la société
déjà acquise serait en même temps une intégration :
le graffiti aurait pour fonction de transformer ces dispositions sociales
acquises en position sociale effective, et néanmoins jamais
définitive.
Cette hypothèse trouve une réalité dans
ce que le graffiti est une activité peu accessible pour ceux ne
bénéficiant pas des dispositions sociales que nous avons
développées. L'entrée dans l'activité permet de
développer un réseau social tel que nous l'avons
démontré, mais ces réseaux sont aussi permis parce que les
graffeurs proviennent de milieux ouvrant déjà la voie à ce
type de sociabilité. Ainsi, même la relation avec un client est
possible parce qu'une confiance, fondée sur une interrelation de
connaissance et de reconnaissance, existe : « un réseau de
relations, c'est un certain nombre de personnes qui vous connaissent
suffisamment pour remettre entre vos mains le sort d'une partie de leur projet.
L'élément primordial de ce réseau, c'est la confiance
»82. L'acquisition d'une expérience artistique,
ouvrant la voie à une reconnaissance artistique et sociale, ne s'active
que grâce à des connaissances préalables qui placent leur
confiance dans le talent du graffeur. Ces connaissances ne sont pas uniquement
le fruit d'un réseau directement hérité des parents, les
trajectoires peuvent être plus indirectes : il en va ainsi de Zed ou
d'Ashekman par exemple qui n'ont pas réinvesti directement le
réseau hérité du cercle de socialisation primaire, mais se
sont servi de celui-ci pour acquérir une reconnaissance sociale autre et
antérieure à celle de graffeur. Plus clairement, ces artistes
seraient reconnus et intégrés socialement comme tels par leur
activité annexe, la peinture pour Zed, le concept hip-hop pour les
frères Ashekman. Cette intégration préalable leur permet,
en sus, de faire valoir une reconnaissance dans le graffiti, artistique et
sociale. Pour revenir sur la notion première de disposition sociale,
rappelons que, d'accord avec Bourdieu et « de façon
générale, ce sont les plus riches en capital économique,
en capital culturel et en capital social qui sont les premiers à se
porter vers les positions nouvelles (proposition qui se vérifie,
semble-t-il, dans tous les champs, dans l'économie aussi bien que dans
la science) »83. De fait, ces dispositions sociales
décrites sous forme de
82 BECKER, Howard, op. cit., p. 106.
83 BOURDIEU, Pierre, Les règles de l'art.
Genèse et structure du champ littéraire, Paris,
Éditions du Seuil, 1998 (1ère éd. 1992), 567
p., p. 431.
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capital chez Bourdieu influent l'orientation des
acteurs vers le graffiti, qui fait office de « position nouvelle ».
Or, pour reprendre notre démonstration, largement inspirée du
travail de Layla Baamara, cette position nouvelle permet une intégration
sociale. Celle-ci pourrait alors s'envisager comme une affirmation de ces
dispositions sociales, qui se concrétisent en position sociale. Le
détour par le graffiti permet de transformer ces dispositions sociales
acquises en position sociale, qui n'est plus celle des parents bien qu'elle
s'en rapproche (et c'est, dès lors, une des raisons qui tend à
confondre deux dynamiques qui seraient différentes) mais bien celle du
graffeur en tant qu'individu. De manière extrêmement
schématique, ceci pourrait se résumer de cette manière
:
Milieu social d'origine
Permet l'acquisition d'une position sociale
Facilite l'engagement dans la pratique
Dispositions sociales héritées
Ce type de confirmation sociale de dispositions
héritées ne va pourtant pas sans poser de problèmes :
comment, effectivement, concilier une origine sociale non populaire
réaffirmée par une activité artistique dont l'imaginaire
se construit pourtant en opposition avec cette même origine sociale ?
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