3. Des débuts « individuels » ?
N'est-il pas possible, contrairement à ce que la
sociologie de l'art et la sociologie interactionniste affirment, de
considérer qu'il existe des débuts individuels ?
L'intérêt d'une analyse fondée sur les discours des acteurs
est de justement considérer leurs représentations. Il faut
chercher à comprendre pourquoi et comment celles-ci se sont construites.
Il serait de fait incorrect de ne pas nous pencher sur les voix dissidentes,
qui considèrent ne pas avoir eu de mentor et qui se seraient donc
engagées de manière autonome dans le graffiti. À cet
égard, beaucoup de graffeurs se définissent comme
complètement autodidactes : les jumeaux Ashekman, Potato Nose, Yazan,
Spaz, Exist, Sup-C... Si l'on s'attache aux discours de Spaz et Exist en
particulier, on a, à première vue, l'impression que leur
engagement dans le graffiti relevait d'un choix absolument personnel.
L'apprentissage de la pratique ne se serait réalisé que de
manière solitaire et par des recherches sur internet. Pourtant, Exist
reconnaît aisément l'influence de ses frères, mais ils
n'ont pas agi comme des mentors, n'étant pas graffeurs ; il aurait donc
choisi lui-même cette activité (« I had no mentor, though
I'm proud I didn't have any help to get into it »). A
posteriori, cette idée d'avoir commencé seul devient une
fierté, en accord avec l'imaginaire du hip-hop entendu comme Way of
living. Mais qu'est-ce qui, dans sa pratique, lui permet exactement
d'affirmer cela ? Dans les entretiens, il considère avoir
commencé le graffiti il y a quatre ans, se «
débrouillant seul » dans un apprentissage qui s'approche
de l'incrémentalisme :
I started sketching and then noticed that it would be followed
by trying things on walls with spray paint, it's obviously not the same as
using a pen and a paper so I had to find the closest shitty paint shop got some
bombs and visited some abandoned buildings in the village where I can practice.
And... it was difficult because, well... graffiti belongs to the city where the
chances of interaction exist but I had some thoughts
60 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 98.
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and feelings and ego telling me « you need to prove
something », get up, paint more... So managed to train there until I moved
to Beirut where it got easier to paint and practice more.
S'il semble effectivement ne pas avoir eu de mentor, deux
pistes de réflexions peuvent être abordées.
Premièrement, la difficulté avec laquelle il date son
entrée dans le graffiti, et l'enjeu qu'il peut y avoir dans le «
choix » de celle-ci. Deuxièmement, les difficultés qu'il
relate et qui sont liées à cet enjeu de datation posent la
question de savoir si, et quel effet l'absence de mentor a pu avoir sur sa
pratique. Concernant le premier point, on peut justement noter qu'il fait une
distinction entre le moment où il déclare avoir commencé
à graffer, soit il y a quatre ans, et le moment où il a
commencé à peindre « properly » et à
intégrer la scène graffiti, il y a deux ans donc. Des
difficultés rencontrées entre ces deux périodes
découlent à la fois cet enjeu de datation et une fierté
personnelle. Avoir commencé sans mentor représente effectivement
une forme de fierté, tout autant que cela a impacté
négativement sa progression : « Actually I started the wrong
foot, I first noticed the big murals not the core of graff which is the tag and
so on, but then got slapped in the face like « nah man you're doing it
wrong... » until I got on the right track and started evolving baby
steps. »
Le problème de la délimitation sociologique des
étapes de la carrière réapparait : la difficulté
tient à concilier des séquences communes à tous et
définies par un ensemble de facteurs particuliers, sans occulter les
représentations des acteurs et la définition de leurs propres
étapes. En définitive, nous ne devons pas nous-mêmes
imposer une grille analytique fermée et tenter d'y faire entrer tous les
graffeurs, à l'image d'un tiroir dans lequel on rangerait avec force un
objet trop gros ou non adapté à celui-ci. Il est
nécessaire de conserver une analyse souple de la notion de
carrière, permettant de rendre compte de la complexité du
réel, plutôt que de tenter d'adapter ce réel à des
conceptions rigides et finalement inadéquates. Quoi qu'il en soit, si
l'étape de l'engagement pour ces acteurs semble plus floue et
distillée dans le temps, le facteur collectif retrouve de l'importance
dans le maintien et l'apprentissage de la carrière. La relation
décisive entre Wyte, Abe et SMOK dans leur engagement, tout comme la
relation fraternelle d'Ashekman permet d'inscrire l'activité dans un
processus collectif pratiquement dès l'origine. Qu'en est-il des
graffeurs tels qu'Exist, ou Spaz, dont les débuts semblent individuels ?
Même sans mentor « attitré », la dynamique de groupe a
joué ; Exist reconnaît que son intégration à la
scène s'est faite lorsqu'il a pu rejoindre les crew RBK, ACK et, plus
récemment, REK. Quant à Spaz, s'il considère avoir
débuté sans jamais savoir « that graffiti was the name
of it », sa rencontre avec Sup-C puis Exist, lui a permis de
commencer à peindre sur des murs, de découvrir ce qu'était
un perso et que c'était « son truc » («
I was introduced to characters and I found that it is my thing
»). Pour eux, la colocation a très largement contribué
à développer leur activité, à aller peindre
à un rythme hebdomadaire et à dessiner quotidiennement.
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