2. La rencontre avec le mentor comme « point
d'entrée » dans la carrière
La notion de mentor a été
développée à propos de fait sociaux extrêmement
divers, allant de la carrière artistique, chez Lachmann, à
l'engagement politique des jeunes en France, chez Lucie Bargel. Dans les
travaux de cette dernière sur les carrières de militants au MJS,
le mentor revêt un rôle fondamental dans l'engagement et la
constitution de la carrière d'un individu : le mentor l'introduit
à et dans l'univers concerné, dispense un apprentissage
envisagé comme « un processus d'unification des dispositions et
des pratiques des membres »56, et préside à
la constitution d'un capital social au sein du milieu concerné.
L'analyse carriériste et interactionniste est éloquente une fois
appliquée à la sociologie de l'art, en particulier lorsque
Lachmann analyse le rôle, d'abord social, du mentor dans l'engagement des
graffeurs à New York :
55 Brummana est un petite commune située à 15
minutes en voiture, au nord de la capitale.
56 BARGEL, Lucie, op. cit., p. 79.
37
En l'absence d'Ulysse, parti pour la guerre de Troie,
l'éducation de son fils Télémaque est confiée
à un de ses amis dénommé Mentor. Ce vieil homme jouera le
rôle de précepteur et de conseiller de confiance pour le jeune
Télémaque. Aujourd'hui, le mot « mentor » est
utilisé comme nom commun pour désigner, dans son acceptation la
plus réduite, une personne qui partage son expérience, ses
connaissance avec quelqu'un de plus novice.
Rappel : qu'est-ce qu'un mentor ?
Le concept de carrière est utile pour suivre
l'influence des mentors et du public sur l'engagement des auteurs dans le monde
du graffiti. Becker a observé que le consommateur de marijuana «
doit apprendre la technique requise pour produire, en fumant, des effets
qui permettent une modification de la conception de la conception de la drogue
», tout comme l'artiste doit acquérir « les
compétences techniques, les qualités sociales et l'appareil
conceptuel qui rendent possible (et aisée) la production d'art.
» Dès lors, Becker prédirait que les novices apprennent
les techniques et la désirabilité du graffiti de mentors
déjà qualifiés, et donc que les concentrations
géographiques et sociales des auteurs de graffiti devraient se
reproduire dans le temps57.
Pour parfaire cette théorie, il ajoute que «
les apprentis tagueurs découvrent les motivations, et
acquièrent le savoir-faire spécifiques à cette discipline,
au contact d'un mentor aguerri ». Nous verrons plus tard quel type de
savoir-faire ces apprentis-tagueurs acquièrent, nous
intéressant ici à ce que fait la figure de l'initiateur à
la phase d'engagement du novice. La confrontation des données empiriques
à la littérature sur le sujet fait clairement apparaître la
rencontre avec le mentor comme le point d'entrée dans la carrière
par excellence. Meuh, Kabrit ou Wyte tendent à dater leur engagement
dans cette pratique au moment où ils rencontrent celui qui sera
désigné comme mentor. Nous pouvons nous pencher sur le cas
précis de Kabrit et de son mentor, Fish. Deux précisions doivent
auparavant être apportées pour comprendre cette rencontre :
premièrement, si cette rencontre apparaît comment
l'élément fondamental de l'entrée dans la pratique, cela
n'exclue pas que l'apprenti ait découvert l'existence du graffiti
à une date antérieure, comme nous l'avons montré.
Deuxièmement, il ne s'agit pas d'une relation à sens unique
où l'apprenti chercherait à attirer l'attention de l'initiateur,
mais bien d'une interaction entre les deux acteurs, le mentor participant
activement à sa désignation en tant que tel. Pour Kabrit, la
découverte de graffitis sur les murs de Beyrouth, dont ceux de Fish, a
eu l'effet d'un « détonateur ». La vue d'un graffiti de Fish a
attisé sa curiosité et conditionné son premier pochoir,
réalisé exclusivement pour attirer l'attention de celui qui
deviendra son mentor :
- Ça m'a vraiment surpris ça, c'est fou. Alors je
me suis dit « ok, je
vais, je fais mon premier tag à moi » et du coup
j'ai utilisé que des, que des bombes... J'ai utilisé des bombes
à l'ancienne, des bombes
industrielles des trucs de... de voiture à fond tu vois,
à 2000
|
(c) Raoul Mallat
|
57 LACHMANN, Richard, op. cit., p. 56.
38
(rires), à peine 1€ you know. Et j'ai tagué
ça, et j'avais mis mon, mon
pochoir juste à côté et du coup
c'était ma première intégration à la
scène. Y avait la grosse pièce de Fish, et de
Siska, que je t'avais montrée, c'était une des plus grandes
à Beyrouth et... ça l'est toujours autre que le gros block buster
d'ACK. Donc « Beirut an Haket » [ndlr. le graffiti de Fish],
« si Beirut parlait », qui est extraite euh, d'un livre je
pense (...) Et j'avais, hm, j'avais mis le pochoir juste au-dessus de ce tag,
deux semaines plus tard y a Fish qui me parle qui me parle sur Facebook, il me
dit « ah c'est toi ! ».
- Il savait déjà que c'était toi ?
Comment t'a-t-il trouvé tu penses ?
- J'sais pas, aucune idée... Euhm c'était
plutôt facile je pense, à
l'époque y avait quoi, y avait quatre ou cinq personnes
qui taguaient.
L'interaction réciproque entre le novice et le futur
mentor est ici explicite, à la fois parce que Kabrit a cherché
à attirer l'attention de Fish, et que ce dernier y a répondu.
D'autres manières « d'attirer l'attention » peuvent être
employées par les apprentis, à l'image de Meuh qui, pour
être remarqué, puis pour intégrer le crew ACK, taguait le
plus possible dans la rue. Ainsi la répétition, qui permet une
certaine visibilité, oriente et attire le regard des autres
graffeurs.
L'engagement dans la carrière ne se fait qu'à
partir du moment où l'initiateur intériorise sa fonction de
mentor, donc qu'il se labellise autant qu'il est labellisé. Sans nier
les affinités qui se nouent entre l'apprenti et le maître, cette
relation relève de l'échange réciproque : le jeune va
recevoir un enseignement et, en retour, le maître sera
rétribué sous forme de publicité et d'admiration. Cela
semble d'autant plus efficace que le nouvel entrant est jeune : «
« y' sont comme mon petit frère, y' me respectent ».
Exposer « aux gosses tout ce qu'on sait », et leur enseigner «
son style » est gratifiant pour un ancien et lui permet d'obtenir une
confirmation de ses qualités. En retour, les débutants parlent
autour d'eux de la capacité de leur « maître » à
manier la bombe de peinture »58. En conséquence,
l'engagement des graffeurs peut être conçu « comme un
produit de leurs liens avec leurs mentors » puis, à plus long
terme « avec leurs collègues et leur public
»59. Le caractère collectif, d'abord perçu
dans la relation apprenti - mentor, semble indispensable à
l'entrée dans le graffiti, tant du point de vue de l'apprentissage que
du soutien nécessaire dans une pratique qui va au-delà de la
distraction enfantine ou adolescente ; le graffiti ne peut effectivement «
se faire en dilettante et demande un investissement assez lourd en temps
(outre le temps passé sur le terrain, le temps de
58 Ibid., p. 62.
59 Ibid., p. 59.
39
réalisation des esquisses et tout ce qui
prépare le terrain, connaître le lieu, le thème, etc.)
»60. La composante collective et le rapport au mentor sont
encore renforcés dès lors qu'un « parrain » est
désigné, ce que Vagneron désigne par pionnier
lorsqu'il parle des premiers graffeurs d'Ivry. Fish est désormais
surnommé « Uncle Fish » par l'ensemble des graffeurs des crews
REK (fondé par Fish) et RBK (fondé par Meuh). S'il
reconnaît lui-même ne pas être le premier introducteur du
graffiti au Liban dans les années 2000, il est le seul à toujours
être actif et présent sur le territoire. Ce titre honorifique
n'est de fait pas contesté, et la symbolique de « l'ancêtre
commun » permet aux autres graffeurs de créer des repères
dans la construction d'une histoire du graffiti, de se rattacher à une
identité commune, ainsi qu'à une communauté de
pratiques.
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