3.2 MILIEU ET CONTRAT DIDACTIQUES :
Milieu et contrat didactique sont indissociables dans la
théorie des situations didactiques. Se poser la question des types de
milieux et de contrats les plus propices aux apprentissages est un invariant de
l'activité enseignante.
Pour l'auteur, les habitudes (spécifiques) du
maître attendues par l'élève et les comportements de
l'élève attendus par le maître constituent le contrat
didactique 38(Brousseau, 1980, p3).
Le contrat didactique témoigne des attentes qui lient
l'enseignant et les élèves aux objets de savoir pour que
l'enseignement et l'apprentissage puissent avoir lieu. Il présente trois
descripteurs (Chevallard, 1991) : la topogenèse, la
mésogenèse39 et la chronogenèse.
Les différents contrats didactiques vont se
déterminer par la répartition, explicite ou implicite, des
responsabilités de prise de décisions par rapport à
l'apprentissage entre le professeur et les élèves. Le contrat
didactique n'est pas un contrat véritable avec des clauses
précisant la nature des savoirs qui vont être enseignés
puisqu'au début de l'apprentissage,
38 Guy Brousseau. L'échec et le contrat.
Recherches, 1980, 41, pp.177-182. <hal-00483149>
39 Topogenèse : Partition de l'activité
entre le professeur et les élèves
Mésogenèse : Processus par lequel le professeur
aménage un milieu avec lequel il attend que les élèves
interagissent pour apprendre.
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Analyse didactique des effets d'un enseignement valorisant les
C.M.S sur les apprentissages. Une étude de cas en Education
Physique et Sportive.
l'élève ignore la nature réelle du savoir
qu'on veut lui faire acquérir. Il ignore ainsi où et comment on
veut le conduire.
En terme de chronogenèse, l'enseignant, parce qu'il est
en charge des situations qu'il organise, a toujours un temps d'avance sur
l'activité des élèves. Seul ou en équipe, il en est
responsable. Il est l'initiateur des pratiques des élèves.
Brousseau fait remarquer que lorsqu'un enseignement
échoue ou rencontre des difficultés, chaque parti se comporte
comme si un contrat avait été rompu. Le contrat didactique
comprend des paradoxes liés au grand nombre de contingences,
d'incertitudes qui le composent. Le professeur n'est pas assuré du taux
de réussite de ses élèves dans une situation
donnée. Les élèves ne vont pas d'emblée accepter le
travail proposé. Aussi, le savoir et le projet d'enseigner vont devoir
avancer sous un masque pour éviter la dilution des intentions. Ce
contrat didactique positionne inconfortablement le professeur : tout ce qu'il
entreprend pour faire produire aux élèves les comportements qu'il
attend, tend à les priver des conditions nécessaires à la
compréhension, et à l'apprentissage, de la notion visée :
si le maître dit ce qu'il veut, il ne peut plus l'obtenir.
Mais l'élève est, lui aussi, en
déséquilibre : s'il accepte que, selon le contrat, le
maître lui enseigne les résultats, il ne les élabore pas
lui-même, et donc, n'apprend pas. Si au contraire, il refuse toute
information de la part de l'enseignant, alors la relation didactique est
rompue.(Brousseau, 1987)40
Le contrat didactique s'impose à tous. Il est
intéressant de le repérer pour expliquer certains
dysfonctionnements de l'enseignement. Les incontournables et nécessaires
ruptures du contrat didactique peuvent être vues comme des indicateurs de
besoins de l'auteur de la transgression symbolique.
Ainsi, l'enseignant peut rompre la dévolution
installée péniblement s'il ressent une déviance ou un
risque d'échec de son enseignement. L'élève peut
s'opposer, détourner la situation demandée pour témoigner,
plus ou moins directement, de ses peurs, de sa difficulté
d'apprentissage ou de subjectivation*41.
Les termes du contrat sont régis par le style
éducatif de l'enseignant, la dynamique groupale de la classe, et, ils
s'opérationnalisent en filigrane dans les consignes, les critères
donnés et les dispositifs des situations proposées.
En conséquence, le milieu didactique, que l'enseignant
organise, détermine les termes du contrat didactique.
40 BROUSSEAU G. (1987), « Fondements et méthodes
de la didactique des mathématiques », Recherches en didactique des
mathématiques, n° 7.2. Grenoble : La Pensée sauvage. p.
66
41 * Subjectivation : travail psychique de construction
identitaire qui demande de consentir à se comporter en sujet
élève/ enseignant et de s'organiser pour rester identifié
comme tel si besoin.
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Analyse didactique des effets d'un enseignement valorisant les
C.M.S sur les apprentissages. Une étude de cas en Education
Physique et Sportive.
Notre ambition est de montrer que le passage par les C.M.S
limite les risques de rupture de contrat didactique. On peut parler
d'équilibration didactique : « On pourrait dire que le
système contrat, c'est à dire le système
stratégique disponible, assimile le milieu, alors que le système
milieu, c'est à dire le système stratégique virtuel dans
le milieu, obligera, dans le cas d'une situation adidactique, à une
accommodation du système contrat.» (Sensevy, 2011, p113).
Pour Sensevy, le milieu est un système de ressources
données par la situation, qui permet et oriente l'action des
élèves et du professeur.
Afin qu'un système didactique fonctionne, il faut
à minima qu'il existe un milieu. « À chaque instant, le
milieu apparaît comme un donné mais c'est en vérité
un construit permanent ». (Chevallard42, 1991,
p.94)
« La valeur des connaissances acquises ainsi
dépend de la qualité du milieu comme instigateur d'un
fonctionnement « réel », culturel du savoir, donc du
degré de refoulement adidactique obtenu » (Brousseau, 1989,
p.325).
Aussi, dans l'ingénierie, au travers de
l'activité de l'enseignant, l'action sur la topogenèse et surtout
la mésogenèse seront des axes forts de la réflexion.
Le milieu renvoie à la mésogenèse. Il est
adidactique à priori. En fonction de la façon dont
l'élève interagit avec le milieu ; l'enseignant va choisir
d'intervenir de manière claire, déguisée ou manifeste
(pratiques ostensives (Salin, 1999)). Ces régulations peuvent être
vues comme des tentatives prématurées d'institutionnalisation,
des compensations de la faiblesse de la dévolution (Sarrazy,
2007)43, ou encore une réaction à la tension que
procure à l'enseignant le fait de devoir laisser ses
élèves travailler sans un guidage permanent (le renvoyant ainsi
à la nature de sa présence, à sa condition professionnelle
voire personnelle).
Le professeur transpose ses intentions dans le milieu. Ainsi,
dans un milieu fortement adidactique, l'enseignant construit sa pratique et
celle des élèves afin qu'ils n'aient pas conscience du
problème posé, et identifient eux-mêmes les connaissances
nécessaires. L'enseignant facilite alors les conditions de la
dévolution. Pour cela, il joue sur la relation média-milieu pour
enrichir la qualité du milieu ; sa capacité à porter la
sémiotique des intentions du professeur. Le milieu n'est pas statique Il
évolue dans le temps selon les types de médiation qui sont
proposées (par l'enseignant, les médias, les autres
élèves).
Dans un milieu adidactique, l'enseignant se place au sein du
système de ressources données par la situation. Il est une
ressource pour orienter l'activité de ses élèves. Il lui
faut
42 CHEVALLARD Y. (1991), Concepts fondamentaux de la
didactique : perspectives apportées par une approche anthropologique.
Recherches en didactique des mathématiques, vol. 12 n°1, 73-111
43 SARRAZY B. (2007). Ostension et dévolution dans
l'enseignement des mathématiques ; Éducation et didactique,
vol 1 - n°3, p.31-46.
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définir les conditions de sa « mise en retrait
». Notre opinion est qu'il est souhaitable que l'élève
sollicite l'aide de l'enseignant en usant des méta-compétences
à organiser sa pratique. C'est la partie conative44 de
l'« apprenance » (Carré, 2005) que nous valorisons ici.
Ce passage d'un enseignant référent des savoirs
à un enseignant ressource des apprentissages n'est pas anodin. C'est une
bascule symbolique pour des praticiens de l'éducation habitués
à organiser, à être responsables en acte, à
anticiper. Cette bascule est le gage d'une intention de l'enseignant en
matière de dévolution. C'est un mouvement facilitateur de la mise
en place des milieux adidactiques. Mais c'est un mouvement qui peut être
couteux affectivement car l'enseignant doit accepter de laisser faire ses
élèves, et renoncer à des interventions directes.
En s'instrumentalisant, l'enseignant est placé dans une
situation délicate, où la subtilité avec laquelle il use
de sa compétence professionnelle est le gage des effets produit sur les
élèves dont il est responsable. Ainsi, bien qu'utilisé
depuis longtemps en E.P.S., cette mise en retrait de l'enseignant est souvent
discutable, notamment lors des évaluations.
"(...) l'enseignant n'a pas pour mission d'obtenir des
élèves qu'ils apprennent, mais bien de faire en sorte qu'ils
puissent apprendre. Il a pour tâche, non la prise en charge de
l'apprentissage, ce qui demeure hors de son pouvoir,- mais la prise en charge
de la création des conditions de possibilité de l'apprentissage."
(Chevallard, 1986)
Lorsque l'adidacticité est valorisée, le milieu
didactique est préparatoire tant à la dévolution
qu'à la différenciation pédagogique.
Dès le début, le milieu didactique est alors
porteur des conditions de l'institutionnalisation des savoirs.
En ce sens, nous rejoignons l'intention de Gérard
Sensevy (2011), qui, dans la théorie de l'action conjointe en
didactique, met en évidence l'importance de repenser les modes
d'interactions Elève-Enseignant :
« Le rapport de subordination qui préexiste
actuellement encore entre un professeur et ses élèves doit
devenir une véritable relation d'échanges mutuels et
féconds sur le plan de l'apprentissage. »
« Le rôle de l'enseignant passe de celui de
maître incontesté (ou incontestable ?) à celui d'un guide
efficace qui analyse la situation et saisit à chaque instant
l'évolution du rapport au monde de l'élève et celle du
contrat qui lie ce dernier à l'enseignant. »
« Du coup, l'acte d'enseigner change de nature : il
ne suffit plus seulement de connaître sa matière, ni même de
maîtriser différentes méthodes propres à la
didactique de la
44 Conation : ce qui oriente le choix ou l'action ; ce qui
participe de l'intention de l'élève dans sa démarche
d'apprenant.
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Analyse didactique des effets d'un enseignement valorisant les
C.M.S sur les apprentissages. Une étude de cas en Education
Physique et Sportive.
discipline, il faut agir plus finement en tenant compte
à tout moment des représentations des élèves.
» (Defrance, 2013, p.1, notes critiques)45
Enfin, cette réflexion sur le milieu didactique nous
amène à faire le lien avec la pensée de René Girard
qui, en 1961, propose une théorie du désir mimétique
(Girard, 1961)46. Il y expose que pour tout désir, il y a un
sujet, un objet et un médiateur (celui qui indique au sujet ce qu'il
doit désirer). Tout désir est donc triangulaire. Cette structure
reste stable quand la distance symbolique entre le médiateur et le sujet
n'est pas franchie ; elle perd sa stabilité, quand le médiateur
et son objet se rapprochent du sujet. Nous passons alors de la médiation
externe à la médiation interne.
«La transmission implicite et morcelée du
savoir ne permet pas la différenciation et l'autonomie pour
l'élève. (Médiation interne). (...)
L'explicitation des méthodes et des
démarches par l'enseignant permet l'appropriation des savoirs dans leur
signification. (Médiation externe)» (Ibid.)
Cette théorie du désir postule que tout
désir est une imitation (« mimésis ») du désir
de l'autre. René Girard (1961) prend donc le contre-pied de
l'«illusion romantique» (théorie associée à la
littérature et aux codes du récit), selon laquelle le
désir que tel sujet a, pour tel objet, serait singulier, unique,
inimitable (postulat de Freud puis de Lacan).
Le sujet entretient en effet l'illusion que son « propre
» désir est suscité par l'objet de son désir (une
bonne note, une performance maîtrisée) ; mais en
réalité son désir est suscité par un modèle
(présent ou absent : le savoir de l'enseignant) que le sujet admire et
finit souvent par jalouser.
Ainsi, nous ne savons pas ce que nous désirons, nous ne
savons pas sur quel objet (quelle nourriture, quel relation) porte notre
désir. Ce n'est qu'après coup, rétrospectivement, que nous
donnons un sens à notre choix en le faisant passer pour un choix
délibéré, alors qu'il n'en est rien.
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