INTRODUCTION
« Être une puissance mondiale, cela signifie
être une puissance maritime » selon Georges Leygues, qui fut
ministre de l'Intérieur puis plusieurs fois ministre de la Marine entre
1917 et 1933. Cette phrase, prononcée à une époque de
conflits entre puissances belliqueuses, devait s'entendre de l'importance des
États de disposer d'une flotte militaire et commerciale puissante, ceci
afin de contrôler les zones stratégiques du globe. Près
d'un siècle d'industrialisation plus tard, l'enjeu maritime reste
toujours autant de taille : à l'heure de la raréfaction des
ressources énergétiques, l'homme s'est progressivement
tourné vers la mer, jusque-là essentiellement destinée
à la navigation, pour y puiser de nouvelles réserves
d'énergie. Si l'exploitation de son sous-sol n'est pas un
phénomène nouveau (les plates-formes pétrolières se
sont multipliées dès les années 50), la flambée des
prix du pétrole causée par les chocs pétroliers a
provoqué un regain d'intérêt des États pour
l'éolien, source possible d'indépendance
énergétique.
En parallèle, la prise de conscience collective de la
catastrophe environnementale provoquée par l'industrie traditionnelle,
cumulée à la demande croissante en électricité (il
est estimé que la demande énergétique mondiale sera
multipliée par deux entre 2010 et 2050), ont convaincu plusieurs pays
d'Europe du nord d'engager leur transition énergétique. Cette
politique s'est traduite par le déplacement de la production
d'énergie vers la mer, avec la construction de parcs éoliens
dès les années 90. Le Royaume-Uni, le Danemark, l'Allemagne et
les Pays-Bas se sont ainsi érigés en leaders mondiaux de
l'énergie éolienne offshore. Au vu de ces
expériences fructueuses et au fur et à mesure de la baisse du
coût de l'électricité issu de l'éolien
offshore, d'autres pays ont commencé l'installation de parcs
aux dimensions toujours plus importantes. De nouvelles techniques de production
d'électricité ont également émergées, telles
que les éoliennes flottantes, les hydroliennes, les dispositifs
houlomoteurs ou encore les engins utilisant l'énergie thermique de la
mer, toutes regroupées sous l'appellation « énergies marines
renouvelables » (EMR). Parmi ces technologies, l'éolien
offshore posé reste actuellement la seule
opérationnelle.
Les éoliennes dites « posées » sont,
de la même manière que pour les éoliennes terrestres,
destinées à transformer l'énergie mécanique du vent
en électricité. Elles sont composées d'un mât
fixé au fond marin, d'une nacelle abritant les composants
mécaniques et électriques, et d'un rotor assorti de trois pales.
Il existe déjà 66 parcs éoliens offshore en
activité installés en Europe, dont le plus grand est celui de
London
2
Array, situé au large de l'estuaire de la Tamise.
Achevé prématurément en 2012 (il était prévu
que le parc soit deux fois plus grand que celui actuel), il s'étend sur
100 kilomètres carrés et se compose de 175 turbines de plus de
120 mètres, pour une puissance totale de 630 MW. En avril 2015, la barre
des 3 000 éoliennes offshore installées en Europe a
été dépassée, pour un total de 10 000
MW1. Au-delà de l'Europe, il est à noter que la Chine,
qui entame progressivement des actions de grande envergure en faveur de
l'environnement, s'est également dotée de trois parcs
éoliens en mer depuis 2010, représentant une puissance totale de
près de 400 MW. De même, les Etats-Unis ont validé la
construction du parc Cape Wind, situé à 8 km des
côtes dans le Massachusetts. Composé de 130 éoliennes, il
est destiné à fournir 75 % de l'électricité du Cap
Cod et des îles Martha's Vineyard et Nantucket2.
Cependant, l'éolien posé présente comme
limite de ne pouvoir être installé qu'en eaux peu profondes (40
mètres maximum). Cette contrainte est relativement absente en Europe du
nord, où la profondeur reste faible sur plusieurs dizaines de
kilomètres, mais elle apparaît vite sur le front océanique
ou en Méditerranée, où s'y ajoute une concurrence pour
l'espace conséquente. A l'issue de deux appels d'offres
réalisés en 2011 et 2012, la France a toutefois autorisé
le lancement de programmes éoliens posés sur 5 sites
différents (Tréport, Fécamp, Courseulles-sur-mer,
Saint-Brieuc, Saint-Nazaire et Veulettes-sur-mer), pour un total de 3 000 MW,
soit la moitié de la puissance éolienne attendue en France pour
2020.
Malgré cela, l'éolien flottant présente
plus d'intérêt en ce qui concerne l'Europe du sud. A l'inverse de
l'éolien posé, les éoliennes flottantes en projet sont
construites sur des flotteurs amarrés au fond marin. Celles-ci sont donc
prévues pour être installées dans des zones dont la
profondeur peut atteindre 200 mètres, ce qui étend
considérablement le nombre de zones aménageables. A l'heure
actuelle, aucun parc de ce type n'a encore été construit.
Cependant, un premier prototype WindFloat a été
installé en 2011 à 5 km au large des côtes
d'Aguçadoura au Portugal3. En France, l'éolienne
Winflo est en conception, prévoyant l'installation du premier
parc éolien flottant au large du Croisic d'ici 2020, pour un budget de
35 millions d'euros. Un deuxième projet plus ambitieux, le projet
Vertiwind, financé par EDF Énergies, prévoit
l'installation d'éoliennes flottantes à axe vertical d'ici 2017,
moins coûteuses et moins grandes pour une performance similaire aux
éoliennes à axe horizontal, au large de Fos-sur-mer. Le budget
total du projet est de 130 millions d'euros, dont 37 millions proviennent de la
commission
1 « Le marché de l'éolien en mer atteint le
cap des 3 000 turbines en Europe », Les Échos
19/08/2015
2
capewind.org
3
principlepowerinc.com
3
européenne4.
Les hydroliennes, quant à elles, sont des engins
exploitant les courants marins. Leur capacité de production
d'électricité est deux fois supérieure à celle des
éoliennes offshore et sont destinées à être
immergées, ce qui présente de nombreux avantages. La technologie
hydrolienne est cependant encore mal connue : en France, les prototypes
Orca et Beluga sont les plus prometteurs mais ont tous les
deux accumulés du retard. Sabella, prévoit d'implanter
la D10, hydrolienne de 10 m de diamètre, dans le Fromveur, où les
courants marins sont forts. Après assemblage, la machine sera en
principe immergée en 2015 et reliée à Ouessant pour un
test d'un an.
A un stade encore moins mature se trouvent les systèmes
houlomoteurs, théoriquement deux à trois fois plus performants
que les éoliennes offshore, et destinés à
utiliser l'énergie fournie par les vagues. Dans le monde, il existait en
2012 une cinquantaine de projets houlomoteurs, dont la quasi-totalité
sont flottants, selon l'Agence internationale de l'Énergie. Le prototype
houlomoteur français Ceto, installé au large de La
Réunion, semblait très prometteur, mais le projet a
également accumulé du retard en raison de la destruction des
engins en 2014 par le cyclone Bejisa. DCNS et Fortum se sont également
engagés à expérimenter en France le système
houlomoteur WaveRoller développé par AW Energy en baie
d'Audierne. Le calendrier du projet est prévu en 3 phases. La
fabrication des modules et l'obtention des autorisations sont prévues
pour 2015, l'installation et le début du test pour 2016.
Enfin, des dispositifs ont été inventés
permettant de transformer l'énergie thermique de la mer (ETM) en
électricité. Ils sont basés sur le pompage d'eau profonde
vers la surface, le choc thermique étant destiné à
produire de la vapeur alimentant une turbine. De tels dispositifs n'ont
vocation à être installés qu'en zones tropicales mais
constituent un potentiel intéressant, d'autant plus que la France occupe
une place de choix dans le marché éolien : avec une surface de 11
millions de kilomètres carrés (3 500 km de côtes), elle
dispose du deuxième plus grand domaine maritime du monde,
derrière les États-Unis5, et près de 20% du
potentiel éolien flottant européen.
Sur le plan juridique, l'intérêt porté aux
EMR remonte à la Convention de Rio des 3-14 juin 1992 sur le climat,
conduisant à la signature de la Convention cadre des Nations-Unies sur
le changement climatique qui impose aux États industrialisés une
réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre aux
niveaux de 1990. Le protocole de Kyoto a suivi en 1997, mettant en place des
objectifs contraignants pour réduire les gaz à effet
4 Pôle mer Méditerranée
5 « Pourquoi la France doit enfin se doter d'une politique
maritime », La Tribune, 7 juillet 2014
4
de serre. L'Union Européenne l'a approuvé le 25
avril 2002, avec comme objectif une réduction de 8% sur la
période 2008-2012 par rapport aux niveaux de 1990. Afin d'atteindre cet
objectif, l'UE a adopté la directive 2001/77/CE6 sur la
production d'électricité à partir de sources
d'énergie renouvelables, qui a été abrogée par la
directive fondamentale du 23 avril 20097. Celle-ci vise à
porter à 20% à l'horizon 2020 la part de l'énergie
provenant de sources renouvelables sur l'ensemble de l'Union. L'objectif est
variable selon la situation d'origine des États : la France est ainsi
tenue de porter à 23% la part de production d'électricité
renouvelable dans sa production globale. Cette directive est d'une importance
particulière en ce qu'elle est la seule en matière
d'environnement à fixer des objectifs contraignants d'une telle ampleur
pour les Etats membres. Ces derniers s'engageaient de plus à transposer
la directive dans leur droit interne avant décembre 2010, ce qui a
été fait au travers de la loi dite « Grenelle II »8
portant engagement national pour l'environnement.
Le constat est donc le suivant : la France est dotée de
centres de recherche et développement très performants
constituant un laboratoire d'idées majeur dans le domaine des EMR. Elle
dispose en outre d'une situation géographique extrêmement
favorable à un développement massif de parcs EMR sur son
territoire. Enfin, ses engagements internationaux et sa politique
environnementale en matière d'EMR semblent attester de sa volonté
d'opérer un virage écologique concernant ses méthodes de
production énergétique. Pourtant, il faut bien avouer qu'en 2015,
aucune éolienne en mer n'a été installée, et
presque tous les lancements de prototypes EMR ont été
repoussés. Quelles sont les explications à ce retard significatif
sur nos voisins européens ? Pourquoi aucun MW n'a été
installé depuis le premier appel d'offres lancé par le
gouvernement en 2004 ? De nombreuses raisons peuvent être
avancées, mais les plus pertinentes ne sont assurément pas
d'ordres économique ou technique : l'élément principal qui
constitue un frein au développement des EMR en France depuis maintenant
plus de 10 ans est le droit. Le principe des EMR implique ni plus ni moins de
faire intervenir des industriels historiquement amenés à produire
sur terre (EDF, GDF, Areva...) à mettre en place des technologies en
mer. Or, si le droit commun s'applique sur les côtes, il devient un droit
résiduel en mer, les spécificités du milieu marin
nécessitant de le remplacer par les règles du droit maritime.
6 Directive 2001/77/CE du Parlement européen et du Conseil
du 27 septembre 2001 relative à la promotion de
l'électricité produite à partir de sources
d'énergie renouvelables sur le marché intérieur de
l'électricité
7 Directive 2009/28/CE du Parlement européen et du
Conseil du 23 avril 2009 relative à la promotion de l'utilisation de
l'énergie produite à partir de sources renouvelables
8 Loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement
national pour l'environnement
5
Il ressort que certains pans entiers du droit maritime
privé restent à adapter à l'apparition de techniques de
production inédites dans un milieu inédit. Dès lors,
comment inciter les investisseurs à se lancer dans de tels projets
pharaoniques sans leur apporter un cadre légal stable leur permettant
d'établir un programme financier fiable ? La notion même «
d'installation EMR », « d'engin » ou « dispositif EMR
» est inexistante en droit français. Quel régime doit-on
alors leur appliquer ? Doit-on raisonner par analogie en les rapprochant
d'entités juridiques existantes, ou doit-on leur créer un
régime propre prenant en compte leurs spécificités
techniques ? Et selon le choix qui sera fait, quelles règles du droit
maritime privé devront être appliquées ? Les parcs
éoliens, comme la plupart des engins EMR, vont constituer des obstacles
plus ou moins visibles à la navigation et vont concurrencer l'espace
maritime. Une fois installés, ce ne sera donc qu'une question de temps
avant qu'un navire entre en collision avec un engin. Quelles seront les
règles de responsabilité à mettre en oeuvre dans cette
situation ? Faudra-t-il instaurer des règles de circulation
particulières dans les parcs ? Les règles de l'assistance
maritime pourront-elles s'appliquer ? Quelles seront les répercussions
sur les contrats d'assurance ? Le volet social représente
également une part non négligeable des règles qu'il reste
à établir en matière d'EMR. Les parcs éoliens
construits en Europe représentent des mois de travail de longue haleine
en pleine mer, ce qui amène à se demander quel statut sera
applicable aux travailleurs participant à leur installation et
gérant leur exploitation.
Des solutions à certains de ces problèmes ont
déjà été trouvées à
l'étranger, comme en matière d'assurance, où les
compagnies britanniques ont opéré par « saucissonnage »
en empruntant à divers contrats existants. L'Angleterre étant le
leader incontesté en matière d'assurance maritime, on peut
supposer que la France se calquera sur les produits d'assurance d'Outre-Manche.
Ceci étant, les particularités du marché français
ne permettent pas de raisonner de la sorte sur toutes les matières. Il
est en conséquence impératif pour la France d'intégrer les
EMR dans sa législation au plus vite, au vu des projets qui devraient se
mettre en place prochainement.
Par ailleurs, force est de reconnaître que les projets
EMR en France en sont à un stade bien avancé ; la construction
d'éoliennes offshore devrait bientôt voir le jour. Pour
autant, leur construction sera l'aboutissement d'une procédure
administrative longue de 15 ans, qui conduit à se demander si cette
procédure ne devrait pas être simplifiée. Les investisseurs
doivent en effet passer par un véritable parcours du combattant durant
lequel un grand nombre d'autorisations doivent être
délivrées par les autorités compétentes. Certaines
autorisations sont délivrées sur la base d'appels d'offres :
les
6
investisseurs sont ainsi jugés sur leurs
capacités à assurer la construction et la gestion des parcs et
à prendre en compte l'existence des activités existantes, tout en
préservant l'environnement. Si de nombreux critères sont requis
afin d'assurer aux autorités de disposer d'opérateurs fiables,
celles-ci assurent-elles en retour aux investisseurs des garanties suffisantes
? Les EMR seront installées en mer, domaine public par excellence, sur
lequel l'État a la mainmise. La construction d'EMR par des acteurs
privés sur un domaine public n'entraine-t-elle pas un droit de regard
trop important de l'État ? Dans l'optique où les EMR seront
installées toujours plus loin des côtes, comment articuler ces
installations avec le droit international de la mer ? Enfin, des
préoccupations environnementales contraignantes accompagnent aujourd'hui
la prolifération des fermes éoliennes. Comment le
développement des EMR va-t-il composer avec l'existence des zones
naturelles protégées ? Et comment les Etats peuvent-ils faire
face à la création de nouveaux risques environnementaux
créés par l'utilisation des énergies marines ?
Dans ces conditions, le sujet amène la question
suivante : la France, en l'état actuel de son droit positif, a-t-elle
les moyens de développer de manière sécurisée son
marché des Énergies Marines Renouvelables afin de répondre
aux objectifs fixés par l'Union Européenne ? Il apparaît
que le droit maritime privé, avec les EMR, doit faire face à
l'apparition de nouveaux utilisateurs de la mer nécessitant leur
incorporation aux règles organisant les rapports privés en mer
(Partie 1). La France est également confrontée à un droit
public contraignant, tant administratif qu'environnemental, responsable de son
retard dans le développement des EMR et qu'il convient de simplifier
(Partie 2).
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