« Toute discussion de la notion de patrimoine
convoque plus ou moins la relation de celui-ci avec l'histoire et avec la
mémoire comme deux formes de rapport au passé
»54. Le rapport entre la mémoire et l'histoire est
conflictuel. Charles Péguy décrit ce rapport conflictuel par le
célèbre passage de Clio qui explique le rapport par une
métaphore géométrique qui consiste à
considérer l'histoire comme une ligne longitudinale, du fait qu'elle
passe au long de l'événement pour le redécouvrir et la
mémoire comme une ligne verticale, du fait qu'elle soit dans
l'événement. Les deux forment un angle droit où l'histoire
est parallèle à l'événement et la mémoire
lui est centrale et axiale. Leur association au passé est une source de
confusion, car malgré ce point en commun, les deux notions demeurent
très différentes et même
54 DAVALLON Jean, «tradition, mémoire,
patrimoine », in. SCHIELE Bernard (dir.), patrimoines et
identités, Québec, 2002, Musée de la civilisation du
Québec, P51.
55
Le monument historique et ses abords, un lieu de
cristallisation de la mémoire CHAPITRE
collective DEUXIEME
opposées. Chronologiquement, il est impossible de
mettre l'une avant l'autre, ce qui fait que le rapport mémoire-histoire
est étanche et chacune renforce l'autre. Le conflit n'est donc pas le
résultat d'une fatalité chronologique, mais bien dans les modes
opératoires de sélection et d'analyse des
événements du passé.
La mémoire est une faculté humaine dont le
retenu du passé est appelé souvenirs. C'est une expérience
personnelle, même s'il s'agit d'une mémoire collective car le
frottement de l'individu avec sa société est aussi un acte
personnel. L'histoire est plus scientifique, donc c'est évident de la
juger comme froide et analytique en la comparant avec la première. La
mémoire est vécue, mais partielle, par contre l'histoire est
recherchée et globale, même si elle reste perpétuellement
inachevée. Mais la différence n'arrête pas au seuil du
degré de la totalité de la présence du passé dans
le présent, la différence est bien de nature de
représentation du passé, car l'histoire cherche la
vérité, une vérification et une redécouverte de la
réalité du passé, nommée par Philippe Barriere, une
vérité d'adéquation. La mémoire cherche
une vérité de découverte de soi en rapport avec la
société, elle a une valeur identitaire et nommée par le
même auteur, une vérité de dévoilement. «
C'est à la fidélité que s'attache la mémoire.
C'est à la vérité que travaille
l'historien»55.
Le fameux Pierre Nora, explique cette différence
conflictuelle d'une façon très élaborée. Il
écrit que : «La mémoire est la vie, toujours
portée par des groupes vivants et, à ce titre, elle est en
évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de
l'amnésie, inconsciente de ses déformations successives,
vulnérable à toutes les utilisations et manipulations,
susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations. L'histoire est
la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui
n'est plus. La mémoire est un phénomène toujours actuel,
un lien vécu au présent éternel ; l'histoire, une
représentation du passé. Parce qu'elle est affective et magique,
la mémoire ne s'accommode que de détails qui la confortent ; elle
se nourrit de souvenirs flous, télescopants, globaux ou flottants,
particuliers ou symboliques, sensible à tous les transferts,
écrans, censure ou projections. L'histoire, parce que opération
intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La
mémoire installe le souvenir dans le sacré, l'histoire l'en
débusque, elle prosaïse toujours. La mémoire sourd d'un
groupe qu'elle soude, ce qui revient à dire, comme Halbwachs l'a fait,
qu'il y a autant de mémoires que de groupes ; qu'elle est, par
nature,
55 BARRIERE Philippe, op. Cit. P18.
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LA BASILIQUE ST-AUGUSTIN ET SES ABORDS A ANNABA
Pour une reconnaissance politique et sociale des valeurs des
abords du patrimoine bâti en Algérie
multiple et démultipliée, collective, et
individualisée. L'histoire, au contraire, appartient à tous et
à personne, ce qui lui donne vocation à l'universel. La
mémoire s'enracine dans le concret, dans l'espace, le geste, l'image et
l'objet. L'histoire ne s'attache qu'aux continuités temporelles, aux
évolutions et aux rapports des choses. La mémoire est un absolu
et l'histoire ne connaît que le relatif
Au coeur de l'histoire, travaille un criticisme
destructeur de la mémoire spontanée. La mémoire est
toujours suspecte à l'histoire dont la mission vraie est de la
détruire et de la refouler. L'histoire est délégitimation
du passé vécu... »56.
Mais quelle est la raison de ce conflit ? La principale
raison est celle de la « fin de l'histoire-mémoire »
annoncée par Pierre Nora, qui est due à
l'accélération de l'histoire exprimée en changement
progressif et rapide du monde contemporain et, donc en parallèle, un
passé définitivement mort, une rupture d'équilibre. Ce que
Pierre Nora veut expliquer est la rupture avec le passé par la
concentration sur le présent et l'intérêt pour l'avenir. La
mémoire est déchirée, elle n'est plus vécue. On est
devenu obsédé par la mémoire parce qu'il n'y en a plus.
Nos sociétés sont condamnées à l'oubli, le besoin
à l'histoire devient vital pour rattraper la rupture.
Le rapport conflictuel entre les deux notions débouche
dans une problématique de lieu par la curiosité de la
société pour les lieux où se cristallise la mémoire
collective liée, en particulier, à un moment ou un
événement dans l'histoire. On devient obsédé par
les lieux de mémoire pour la simple raison qu'il n'y en a plus de
milieux de mémoire. La mémoire devient, donc, saisie par
l'histoire. «Tout ce que l'on appelle aujourd'hui mémoire n'est
donc pas de la mémoire, mais déjà de l'histoire. Tout ce
que l'on appelle flambée de mémoire est l'achèvement de sa
disparition dans le feu de l'histoire. Le besoin de mémoire est un
besoin d'histoire »57. Ce passage ou inclusion de la
mémoire en l'histoire est un passage vers le coté opposant.
Pierre Nora nomme la mémoire, comme on l'a vu avant, la mémoire
«vraie », cela implique que la mémoire saisie par l'histoire
est une fausse mémoire, pour le fait qu'elle a perdu sa chaleur du
vécu. Moins la mémoire est vécue, plus elle
nécessite des repères tangibles d'une existence qui ne vit plus
qu'avec eux. La mémoire saisie par l'histoire, un aboutissement de la
contemporanéité, est une mémoire archiviste qui s'appuie
sur le matériel et son image.
56 NORA Pierre, «les lieux de mémoire
», Paris, Vol. 1 : la république, 1984, Gallimard, P19-20.
57 Ibid., P25.
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Le monument historique et ses abords, un lieu de
cristallisation de la mémoire CHAPITRE
collective DEUXIEME
Cela explique l'intérêt grandissant au
patrimoine bâti. «L'explosion patrimoniale» que nous
connaissons est un résultat de l'inclusion de la mémoire en
l'histoire. Les sociétés sacralisent « la
commémoration patrimoniale »58 pour établir un
court-circuit avec un passé mort. C'est grâce à l'histoire
qu'un lieu de mémoire est apprécié ainsi, en
remplaçant la commémoration de célébration. Ces
lieux d'une signification historique sont le résultat de la
matérialisation de la mémoire, principalement, par le biais du
patrimoine bâti. Mais le patrimoine bâti à deux supports :
un espace signalé et un temps évoqué. Suivant cette
logique, le patrimoine bâti est un générateur de
mémoires collectives à partir de sa signification historique du
temps passé. Ses abords, dans ce cas, justifient la spatialisation de la
mémoire, en question, en créant un lieu de mémoire.