V.- MA VISION DU METIER
![](Regime-virtuel-equilibre-pour-jeunes-places12.png)
56
A partir d'une part de la proximité de terrain que j'ai
pu avoir, sur une période de dix-huit années, en France et en
Belgique, avec différents publics de jeunes ou moins jeunes, avec ou
sans difficultés d'insertion sociale, avec ou sans handicap, et d'autre
part de ma formation en éducation spécialisée, je me suis
conforté dans une sensibilité professionnelle orientée
vers l'aide aux jeunes dont les habilités du milieu d'origine sont
restreintes. Les expériences concrètes dans les domaines
socio-éducatifs que je viens d'évoquer, je les ai
accumulés sous différents régimes :
bénévolat, volontariat, stages professionnels ou encore emplois
salariés.
La réaction des gens qui m'interrogent sur mon
métier, à partir de l'idée préconçue qu'ils
en ont, me demandent « spécialisé en quoi ? ».
Sous-entendu, « dans quel domaine » ou « pour
quelle population ? ».
Mon but, en proposant ci-dessous ma vision du métier,
n'est pas de me présenter uniquement en tant qu'éducateur
spécialisé du secteur de l'Aide à la Jeunesse, mais de
décrire par ailleurs les singularités qui, à mon sens, me
sont communes avec d'autres éducateurs, de mon secteur ou non, et qui
fonde l'identité du métier.
Pour ce faire, je calquerai mes éléments de
définition sur les cinq fonctions que l'éducateur
spécialisé se doit d'assurer. Elles sont
énumérées dans le profil professionnel du bachelier en
éducation spécialisée en accompagnement
psycho-éducatif, tel qu'adopté le 27 avril 2006 par
l'Enseignement supérieur pédagogique de type court et
approuvé par le Conseil supérieur de l'Enseignement de Promotion
sociale.
1. Dans la fonction d'accompagnement et
d'éducation
Sans perdre de vue que le gros de mon quotidien réside
dans un tâtonnement pragmatique, il est néanmoins
courant que j'y conjugue de nombreux outils théoriques et
méthodologique des sciences humaines. Ceux-ci doivent
s'avérer éclectiques en raison d'une certaine
complexité que je dois démêler dans certaines situations
prises en charge, notamment lorsque le bon sens commun ou le pragmatisme me
dirigent vers une impasse en terme de pistes d'intervention.
Toujours est-il que Jozeph Rouzel m'inspirent souvent quand je
cherche des solutions. Cet éducateur, psychanalyste et formateur en
sciences sociales vise le développement d'une clinique du sujet dans les
« médiations éducatives ». Ces espaces
de transmission s'inscrivent, pour le bénéficiaire comme pour
l'intervenant, dans un processus de découvertes sensibles. La
57
créativité entraîne ces partenaires dans
la connaissance de l'humain avec toute sa dimension
symbolique, afin d'« entrer dans le partage d'une vision
esthétique du monde » avec « de la noblesse et du
sens [...] pour que l'autre devienne adulte » (Delasse, 2009). Dans
l'un des S.A.A.E. où je prestais en tant que stagiaire, un «
atelier d'histoires » permettait aux enfants de développer leur
créativité en se projetant par la photographie. Avec un
éducateur, une réflexion collective se faisait
préalablement sur un scénario. Le thème n'était pas
imposé par l'intervenant, mais choisi par les jeunes. Il fallait aussi
penser à comment allait être les costumes. Loin de
l'empêcher de se confronter au principe de réalité et aux
autres, cette activité avait pour finalité d'aider l'enfant
à s'imaginer plus aisément dans un contexte social et à
trouver des alternatives aux situations problématiques auxquelles il
aurait pu être confronté à l'avenir, voire dans sa future
vie de sujet adulte.
L'éducation nouvelle, représentée
notamment par Makarenko39 et Freinet40 et à
laquelle j'aspire, s'oppose depuis longtemps à la vision rousseauiste en
renonçant à une toute puissance de l'autorité. Bien loin
de démissionner de cette façon de mon rôle éducatif,
j'apprends à construire un lien de confiance basé sur une
autorité ajustée. Cette autorité renvoie à
ma capacité d'être à l'écoute des désirs
propres de l'autre, en négociant leur actualisation au regard du temps
et des moyens disponibles. Ainsi, quand je travaillais en milieu de la
psychiatrique, Simon, 28 ans, semblait stagner dans un état de survie et
ne pas trouver de sens dans les activités que le service lui proposait.
En reconnaissant que ces activités ne correspondaient pas à son
niveau d'aptitude mentale et intellectuelle, je m'étais mis à son
diapason. Son réel besoin, en fonction de ses capacités, se
trouvait dans un épanouissement à travers un travail ou une
formation. Il désirait aussi rencontrer davantage de gens de sa
génération à l'extérieur de l'institution, pour
éventuellement se lier d'amitié avec des « personnes qui ont
une vie normale », pour ne plus avoir « l'impression d'être un
handicapé », comme il disait. Il était enchanté
d'entendre de ma bouche qu'il était temps de passer à autre chose
et que quelqu'un allait enfin lui donner des pistes concrètes pour
l'aider à réaliser des projets qui lui tenaient à
coeur.
Pour rendre les jeunes acteurs de leur propre existence, ai-je
éthiquement le droit de les formater dans la matrice
néolibéral pour obtenir des individus « autonomes »,
autrement dit : performants, productifs, et donc rentables ? Pour remettre au
centre du débat la personne en tant que sujet, « il ne
s'agit pas d'être ''fort", mais [...] d'assumer ensemble la
fragilité propre à la vie » (Benasayag &
Schmit, 2003 : 118-119). Ainsi, plutôt que d'enfermer les personnes
bénéficiant de notre prise en charge dans des catégories
(« caractériel », « débile », «
dépressif », « borderline », ...) qui les empêchent
de s'élever, il s'agit de découvrir avec eux les
potentialités « qu'[ils sont] susceptible[s] de s'approprier
une fois que l'unidimensionnalité de l'étiquette est
laissée de côté et que la multiplicité advient
» (ibidem, pp114-115). Un ancien étudiant du CPSE, donnant
à un enseignant sa définition de l'autonomie, disait qu'«
Etre autonome, c'est être capable de reconnaître et
d'accepter que l'on a besoin d'aide et d'être capable de la
demander ». Personnellement, j'appelle cela une capacité
d'interdépendance.
Toujours au niveau des aptitudes personnelles, je crois que
chacun - quel que soit ses difficultés, son âge, ses conditions
d'existence - possède un potentiel enfoui. L'un de mes rôles
éducatifs est donc de pointer chez l'usager des ressources
dont il n'a pas ou peu conscience. Une fois une compétence
clairement vérifiée ou définie avec le
bénéficiaire, je vais pouvoir lui suggérer des moyens
concrets pour l'exploiter.
Accompagner, éduquer, c'est promouvoir ce passage
évoqué par J. Rouzel : un travail de cheminement entre un lieu
d'origine et le lieu de l'apprentissage social et de la
39A. S. Makarenko (URSS, 1888-1939) voulait
acheminer vers une nouvelle société, sans classe, un homme
nouveau qui s'éduque et trouve son identité dans le sentiment
d'appartenance à une collectivité. Il s'agit d'une
pédagogie non pas de la réflexion, mais de l'expérience et
de l'observation.
40La pédagogie de Célestin Freinet
(France, 1896-1966) pourrait se résumer au postulat que l'on
intègre convenablement que ce que l'on transforme ou manipule. Le savoir
doit s'ancrer dans le vécu empirique de l'enfant pour avoir un sens.
58
citoyenneté. Dans cet espace je suis, en tant que
passeur de sens, chargé de remettre à l'autre
l'équipement nécessaire à la création de sa propre
existence.
|