MOI (m'adressant à tous) : «
Est-ce que vous savez pourquoi j'ai demandé à vous voir
pendant
cette réunion ? »
KIMMY (14 ans) : « C'est parce qu'il y
a un problème avec les ordinateurs ! »
MOI : « Oui... C'est un peu vrai... En
fait, il y a un problème avec leur utilisation plutôt.
Qu'est-ce
qu'on peut faire pour arriver à se mettre d'accord
ensemble sur l'utilisation de quelque chose, à
votre avis ? »
Caroline (15 ans) lève la main.
MOI : « Oui, Caroline ? »
CAROLINE : « Ben, on peut faire des
règles. »
MOI : « OK, à quoi servent les
règles ?... Quelqu'un d'autre s'il vous plaît ?...
Je m'aperçois que Benjamin et François, assis
côte à côte, parlent entre eux en riant. Certains de
leurs voisins rient ou sourient également. Pour faire
cessez ce que j'interprète comme une
distraction, je décide d'interpellé les deux
garçons.
MOI : « Par exemple Benjamin ou
François qui semblent avoir beaucoup de choses à nous dire.
»
BENJAMIN (11 ans) : « On s'en fout de
ton truc sur les ordis. »
39
THIERRY (s'adressant à Benjamin) :
« Oh, un autre genre s'il te plaît !... Et comme tu commences
à faire le biesse, j'aimerais justement que tu répondes à
la question d'Olivier. »
BENJAMIN (marmonnant) : « Non, j'm'en
fous !... »
THIERRY : « Dans ce cas, je ne veux
plus t'entendre parler, à moins qu'Olivier te le demande. Sinon, tu sors
!... Et c'est un avertissement qui compte pour les autres aussi.»
Benjamin baisse la tête.
MOI : « Alors, je
répète ma question .
· pour quelle raison est-il à
votre avis parfois important de faire des règles ?... On écoute
François, peut-être ?... »
François (11ans), sourire aux lèvres, confie
quelque chose d'inaudible pour moi à son voisin, Benjamin, qui manifeste
le même type de mimique faciale.
MOI : « François ?
»
FRANÇOIS : « Oui, Olivier ?
»
En contact regard avec François, je hausse les
sourcils et écarte les mains devant moi pour lui signifier que j'attends
qu'il s'exprime.
FRANÇOIS : « Ben, on fait des
règles pour dire ce qu'on peut faire et ce qu'on peut pas faire.
» MOI (en regardant François dans les yeux) :
« Ben, voilà qui est intéressant et bien vu !... Merci
François ! »
François m'adresse un léger sourire.
MOI (en balayant l'assemblée du
regard) : « Comme le dis François, des règles ou un
règlement c'est un texte qui précise ce qui est autorisé,
interdit, parfois toléré, spécialement lorsque des
personnes vivent ou travaillent ensemble au même endroit... Comme vous le
savez, les jeux que vous faites ensemble ont tous leurs règles qui
disent ce qui est permis ou interdit. Qui peut me dire ce qu'il y a comme
règlement pour bien vivre ensemble dans cette maison ? »
DAMIEN (15 ans) : « Ben, on n'a pas de
règles dans la maison. »
KIMMY (14 ans, soeur de Damien) : «
Ben si, t'es biesse toi ! On a eu des feuilles avec des règles quand
on est arrivé au Foyer ! »
MOI : « Tout à fait Kimmy !
Et ce document s'appelle un règlement d'ordre intérieur, qu'on
abrège par R - O - I. »
LILY (14 ans) : « Ah ouais, c'est le
truc que ton éduc référent et P...
(chef-éducatrice) te donnent quand t'arrive la première
fois avec ta mère ! »
MOI : « Oui, Lily. Et certains
enfants viennent à l'entretien d'accueil avec leurs deux parents
parfois. »
Une bonne moitié des jeunes présents me
regardent fixement pendant que je parle, d'autres font des apartés.
MOI : « Voilà, maintenant
j'aimerais bien que vous m'écoutiez tous attentivement .
· ce
que je vais expliquer est très important pour la suite. »
THIERRY (s'adressant à Damien qui
vient de commencer à parler à plus haute voix : «
Damien, il me semble que tu n'aies pas bien compris la consigne...
»
DAMIEN : « Si, mais ça me casse
les couilles son truc là. Et de toute façon ça ne sert
à rien. » THIERRY : « Toi tu
considères que ça ne sert à rien. Mais apparemment
ça intéresse d'autres qui participent ou font au moins semblant
de s'intéresser en se taisant. »
DAMIEN : « Moi,
j'préfère me casser parce que ça me saoule !
»
THIERRY : « Alors, vas-y
.
· tu te lèves, tu sors et que je n'ai plus de remarques
à te faire le restant de la soirée ! »
DAMIEN (dans un sourire « pincé
») : « Non, j'rigole ! »
THIERRY : « Mais moi j'rigole pas, mon
coco. Donc, tu sors et sans faire ton kéké, s'il te plaît,
sinon ça va mal aller pour toi. De toute façon j'avais
prévenu et je continuerai de sévir, s'il le faut.»
Damien se lève en gardant un sourire aux lèvres et quitte le
local en fermant doucement la porte derrière lui.
MOI : « Voilà .
· je
continue. Ce soir, nous voulons tenir compte de votre avis à tous pour
la création d'un règlement un peu particulier. Il s'agit d'une
charte. Quelqu'un sais ce que c'est une charte ? » J'attends quelques
secondes de grand silence et des lèvres qui se crispent dans mon
auditoire.
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MOI : « Personne ?... (balayage
de regard, en guise d'interrogation de ma part, des visages qui me
font face et restent figés) Bien. Alors ça
mérite une petite explication supplémentaire. »
En adaptant mon langage, je leur explique qu'une charte est
un texte officiel composé de compromis
normatifs, pour un fonctionnement spécifique, entre
des personnes ou des parties. Le contenu est
ratifié par les signatures individuelles des
contributeurs pour authentifier les accords communs.
J'illustre ma définition en l'appliquant au contexte
de la réglementation de l'usage des ordinateurs au
Foyer. Ensuite, je m'attache à les convaincre de
l'importance de leur contribution, non seulement
pour eux-mêmes, mais aussi parce que cette charte sera
au service de leurs successeurs.
Tout au long de mon explication, j'essaye de donner de la
consistance à mes propos par une
gestuelle bien marquée et en prononçant les
mots-clés avec plus d'intensité.
Pour finir, je les invite à s'exprimer oralement sur
les normes d'utilisation auxquelles ils pensent. Je
leur laisse quelques instants de réflexion avant
d'inviter Caroline, ma voisine de gauche, à prendre
la parole la première.
CAROLINE : « Je dois dire les trucs
qu'on peut pas faire ? »
MOI : « Oui, ce qu'on peut pas
faire, ce qui est permis aussi ou encore ce qu'il y a moyen de
négocier. »
CAROLINE : « Ah, OK !... Alors...
On peut pas aller sur les sites pornos... »
MOI (en regardant Caroline avant de balayer
de mes yeux l'auditoire un peu dissipé) : « Ah, parce
qu'il y en a qui vont sur des sites pornographiques ?
»
CAROLINE : « Oui, y a Damien...
»
MOI (interrompant Caroline) : «
Stop ! Je ne voulais pas de noms. De toute façon, je m'en
doute
que c'est généralement des garçons,
mais bon... Pas de racuspotage, s'il vous plaît !... Ensuite ?
»
CAROLINE : « Ne pas manger à
l'ordi. »
MOI : « Oui, très bien,
Caroline : on ne peut pas manger ou boire au-dessus, devant ou à
côté des
ordis... Autre chose, Caroline ?... »
CAROLINE : « Oui... On ne doit pas
toucher l'écran. »
MOI : « Très bien...
(je prends note) C'est vrai que les dames d'ouvrage se plaignent
souvent de
beaucoup de traces de doigts sur les écrans...
Autre chose, Caroline ? »
CAROLINE : « Ben voilà,
c'est tout. »
MOI : « Merci Caroline ! Ce que tu
nous proposes est intéressant. On va passer maintenant à
Fiona, puis à Lily et ainsi de suite dans le
même sens (avec mon index, je dessine une ligne devant
moi pour montrer le sens du tour de table)... Fiona, nous
t'écoutons ! »
FIONA (16 ans - la tête reposant sur
l'avant-bras gauche et le point de la main collé contre sa
joue) : « J'ai rien à dire. »
MOI : « T'es bien sûr, Fiona
? »
FIONA : « Oui. »
MOI : « Je te conseille d'en
profiter maintenant que tu as la possibilité de t'exprimer sur le sujet.
»
FIONA : « Oui oui, pas souci. Mais,
non merci Olivier. De toute façon, la plupart du temps, je fais
que de l'ordi chez Pierre, alors... »
MOI : « OK, tu es libre. Je n'ai
pas le droit de t'obliger à t'exprimer là-dessus. C'est ton
choix
après tout. »
FIONA (intonation mélodieuse) :
« Ben tu vois bien que tu finis par comprendre, Olivier !
»
MOI : « Merci Fiona. Suivante !
»
Je hoche la tête en direction de Lily pour
désigner son tour de parole.
LILY : « Ben ché pas.
»
MOI : « Allez, t'as bien une petite
idée !... N'importe : la première chose qui passe par la
tête, là,
de suite. »
LILY : « Ben ché pas moi :
on peut pas boire sur l'ordi ? »
MOI : « OK, boire, manger :
ça on l'a déjà dit... Autre chose ? »
LILY (souriant) : « Non c'est tout,
ahein ! »
MOI : « OK, merci Lily. Christelle
?... »
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CHRISTELLE : « Ben, on ne doit pas
tout le temps aller sur Facebook ou Youtube, mais on doit aussi aller sur le
site de T... P... ? »
MOI : « Tout à fait...
»
Je leur rappelle que le Foyer a un contrat avec l'ASBL qui a
fourni gracieusement les ordinateurs et s'occupe de leur maintenance et
administration au même titre. En échange les utilisateurs sont
tenus d'aller le plus souvent possible sur le site Internet de la même
ASBL, afin de s'inscrire à des activités que cette
dernière propose périodiquement (camps, jeux-concours pour gagner
des places, etc). Il y a aussi quelques jeux vidéo adaptés
à leurs différents âges.
BENJAMIN : « Ouais mais quand on y va,
y a jamais de place ou alors c'est des camps de nuls. » MOI
: « Oui, Benjamin, nous savons bien que les camps
intéressants sont vite complets. D'où l'importance de consulter
leurs propositions le plus souvent possible. En plus, y a parfois des
désistements. »
BENJAMIN : « Ouais, mais c'est nul
quand même. »
CAROLINE : « Benjamin, chui
peut-être pas toujours d'accord avec toi, mais là t'as bien raison
.
· y a toujours de la place dans les trucs débiles.
»
THIERRY : « Oui mais, oh les
gars-là ! Je vous signale que certains ont déjà
été au ski avec eux et qu'apparemment vous aviez trouvé
ça génial ! »
FIONA : « Thierry, tu peux nous
faire avaler ce que tu veux, en dehors de quelques exceptions, c'est quand
même la plupart du temps débile ! »
MOI : « Bon !... On ne va pas
s'éterniser là-dessus, car d'autres doivent encore parler. En
plus je te rappelle, Fiona, que tu n'avais rien à dire. Et, subitement,
comme par enchantement, t'as plein d'idées qui te viennent...
Fiona me regarde fixement, avec la tête inclinée
sur le côté.
MOI : « Merci à Christelle de
nous avoir rappelé notre obligation envers T... P... . Johanna ?
» Johanna, 16 ans, secoue sa tête de gauche à droite et
de droite à gauche.
MOI : « T'es sûr que tu ne veux
rien dire ? »
JOHANNA : « Non. »
MOI : « Quand tu dis "non" tu veux
dire que tu veux dire quelque chose ou que tu n'as rien à dire ?
»
JOHANNA (regardant par en-dessous de ses
lunettes en secouant encore la tête de la même façon que
précédemment) : « J'ai rien à dire.
»
MOI (en soupirant) : « Bien, merci
Johanna... On passe maintenant à l'autre côté en
commençant par le fond... Kimmy ?... »
KIMMY : « On doit utiliser un casque
si on écoute de la musique sur Youtube. »
MOI : « Pour le casque, il faut
bien reconnaître que tu es la seule à en avoir un. Et je trouve
ça bien respectueux vis-à-vis des autres de l'utiliser. Mais
comme il n'y en a plus près des ordis parce que certains les ont
cassés, il faudrait en racheter pour chaque ordi. En attendant, il
faudra toujours passer les musiques à tour de rôle. Ensuite ?
»
KIMMY : « On doit pas mettre le son
trop fort à cause des autres. »
MOI : « Oui .
· si
quelqu'un est dérangé par le son trop fort, il peut demander
à ce qu'on le baisse. Sinon, en dehors de ce qu'on doit faire ou ne peut
pas faire, est-ce que tu vois une permission ?... Par exemple, quand on rentre
de l'école, qu'est-ce qu'on peut faire sur les ordinateurs après
le goûter ? »
KIMMY : « On peut faire des devoirs.
»
MOI : « Très bien ! C'est la
réponse que j'attendais ! Vous pouvez faire des recherches sur Internet
pour certains devoirs d'école... Maintenant, j'aimerai qu'on passe aux
suivants, en restant dans le sens du roulement. François, vas-y !
»
FRANÇOIS : « Ben, on peut jouer
à des jeux sur Internet. »
MOI : « Et c'est ce que vous faites le
plus pendant votre temps libre, après le souper le mercredi et le
vendredi ; autant que vous voulez le week-end avec l'autorisation de
l'éducateur qui travaille MOI : « Et
Benjamin maintenant ? »
BENJAMIN : « On peut aller sur
Facebook ou télécharger des musiques. »
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MOI : « Télécharger des
musiques ou films est normalement punissable par la loi, vous devez le savoir :
c'est considéré comme du piratage. Maintenant, je sais que la
plupart des gens le font. Mais ça ne veut pas dire pour autant qu'il
soit permis de le faire. Tu as encore parlé de Facebook. Quelqu'un peut
nous dire à partir de quel âge on peut aller sur Facebook ?
»
CAROLINE : « Facebook, c'est que
à partir de 13 ans ! »
MOI : « Exact, Caroline, même
si j'en vois quelques-uns y aller à partir de 11 ans, sans vouloir les
citer... Benjamin, tu avais fini de nous faire tes propositions ?
»
BENJAMIN : « Non, j'avais pas fini.
»
MOI : « Alors vas-y tu as
normalement toujours la parole, excuse-moi de t'avoir interrompu. »
BENJAMIN : « On ne doit pas bouger l'ordi. On ne doit
pas s'exciter sur le clavier ou écrire dessus... (il
réfléchit) On ne doit pas débrancher les prises parce
que ça fait buguer les ordis. » MOI : «
Merci Benjamin !... Ben voilà, c'est bien intéressant tout ce
que vous avez tous dit ce soir pour la charte... Je vais être
honnête avec vous en vous disant que ce que vous avez dit correspond
presque entièrement à ce que j'avais déjà
imaginé, dans un premier temps, en réfléchissant aux
principaux points de cette charte... »
Sourire sur les lèvres de la majorité des jeunes
présents.
FIONA : « Ben tu nous prends pour des
barakis ou qwé ? »
MOI : « Pas du tout Fiona, et je sais
que vous avez tous beaucoup de qualités. Ce qu'y a, c'est que je
n'imaginais pas par avance que vous pensiez exactement aux mêmes
idées que moi... Voilà, OK ? Je vous remercie tous pour votre
attention, votre patience et votre participation... »
Ma conclusion est aussitôt coupée par le bruit
des jeunes qui se lèvent et semblent déjà viser la sortie
du local. Je hausse le ton pour faire surpasser le brouhaha qui est en train de
s'amplifier. Je leur crie que l'équipe tiendra compte de leurs
propositions, mais que nous ajouterons aussi des choses non-négociables
parce qu'elles sont super importantes pour leur sécurité et leur
santé.
2.3. Mon ressenti et mes attitudes
· Cela me convient que Thierry assure le recadrage des
comportements susceptibles de ralentir le déroulement harmonieux du
débat et, de cette façon, chacun de nous deux peut se cantonner
dans un rôle bien déterminer ;
· Je ne suis pas étonné des
réactions de Benjamin ;
· Je suis exaspéré par le comportement de
Damien.
· Je n'interviens pas par rapport à l'attitude
négative de Damien, pour ne pas interférer dans les interventions
de Thierry ;
· Je suis un peu décontenancé face
à la décision radicale et rapide de Thierry de mettre Damien
à la porte, mais je n'ose pas contrecarrer la résolution du
premier par cohérence éducative ;
· La dénonciation de Caroline, de surcroît
en situation de groupe, m'insupporte ;
· Je suis un déçu par le refus de
participation de Fiona, parce que je la sais dotée de ressources pour
s'exprimer oralement et en public ;
· J'ai tendance à employer parfois un ton un peu
ironique pour exprimer ma perception du désintérêt qui
flotte dans l'atmosphère de la réunion ;
· Je suis authentique quand je dis que je n'imaginais
pas que les idées énoncées correspondraient autant
à la plupart de celle que j'avais déjà
élaborées.
· Je suis en empathie* avec Johanna
;
· Je suis vraiment soulagé de voir qu'au moins
deux jeunes (Caroline et Kimmy) font l'effort de s'impliquer ;
· Je suis agacé d'entendre Fiona faire une
remarque à Thierry, alors qu'elle n'avait rien à dire lorsque
c'était son tour de parler ;
· Je me sens rabaissé par l'intonation
mélodieuse de Fiona ;
· Je suis agréablement surpris, vers la fin de la
réunion, du sérieux des suggestions de François et
Benjamin qui sont d'ordinaire des leaders négatifs en situation de
groupe ;