Chapitre 1. Les obstacles au contrôle
Il n'était pas évident d'affirmer le principe
d'un contrôle juridictionnel des mesures de gel des fonds par le juge
communautaire. Un constat d'impuissance de sa part face aux obstacles à
franchir en vue d'un contrôle juridictionnel aurait consacré une
certaine immunité des mesures de gel. A la fois dans le cadre de la
« décentralisation » de l'exécution de la
résolution 1373 (2001) par la voie de la position commune 2001/931/PESC
qui contenait une liste propre à l'Union, que dans le cadre de la «
déconcentration » voulue par la résolution 1267 (1999), se
posaient deux problèmes majeurs. Les obstacles consistant en
l'immunité contentieuse des positions communes (section 1) et la
primauté des résolutions onusiennes (section 2) ont
été successivement franchis par le juge de Luxembourg.
Section 1. L'immunité contentieuse des positions
communes
Saisi de recours visant à l'annulation d'actes des
institutions communautaires à l'origine du gel des fonds des
requérants, le juge communautaire a d'abord fait état de son
137 TPICE, 12 décembre 2006, Organisation des
Modjahedines du peuple d'Iran (OMPI) c./ Conseil, aff. T228/02,
Rec. II-4665, point 155.
138 CJCE, 23 avril 1986, « Les Verts » c./
Parlement européen, aff. 294/83, Rec. 1350, point 23.
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impuissance face à l'absence de contrôle
juridictionnel prévu à l'endroit des positions communes à
la fois dans le titre V et dans le titre VI du traité sur l'Union
européenne (Paragraphe 1). Ces carences textuelles ne pouvant être
dépassées qu'au prix d'une révision des traités, le
juge de Luxembourg a pourtant posé dès 2007, le principe du
contrôle indirect des positions communes portant mesures de gel des fonds
(Paragraphe 2).
Paragraphe 1. Les carences du traité sur l'Union
européenne
Il importe d'analyser les lacunes inhérentes au
traité UE quant aux possibilités offertes au particulier d'avoir
accès au juge communautaire en vue du contrôle juridictionnel de
l'acte l'inscrivant sur une liste ou ordonnant le gel de ses fonds. La
dichotomie, désormais modifiée par le traité de Lisbonne,
entre traité UE et traité CE est parfaitement pertinente pour
l'analyse suivante étant donné que la quasi-totalité des
arrêts du Tribunal et de la Cour ont jusqu'aujourd'hui été
rendus sous l'empire de la version consolidée du Traité de
Maastricht (suite au Traité de Nice). Il convient dans la suite des
développements de distinguer nettement le titre V du titre VI du
traité sur l'UE.
En vertu du titre V, l'Union met en oeuvre une politique
étrangère et de sécurité commune (PESC) dont les
objectifs sont listés à l'article 11 UE, et dispose pour ce faire
d'instruments de droit dérivé propres pour certains aux
deuxième et troisième piliers, en vertu de l'article 12 UE. Parmi
ces actes, on trouve notamment les positions communes que le Conseil peut
adopter sur la base de l'article 15 UE139. Le titre V du
traité ne dit mot de la compétence de la Cour en matière
de contrôle juridictionnel des actes adoptés dans le cadre de la
PESC. Il convient alors de tirer comme conclusion que les actes adoptés
au titre de la PESC jouissent d'une immunité contentieuse patente. Cela
est d'autant plus manifeste que l'on sait que la position commune 2002/402/PESC
a pour seule base juridique l'article 15 UE.
Le titre VI du traité UE sur la coopération
policière et judiciaire en matière pénale contient
à cet égard plus d'informations quant à la
compétence de la Cour de justice. L'absence totale de contrôle
juridictionnel à l'endroit des actes du titre V (deuxième pilier)
est remplacée par un régime strict de mise en oeuvre de ce
contrôle à l'endroit des actes du titre VI (en partie le
troisième pilier).
139 L'article 15 UE dispose que « Le Conseil arrête
des positions communes. Celles-ci définissent la position de l'Union sur
une question particulière de nature géographique ou
thématique. Les États membres veillent à la
conformité de leurs politiques nationales avec les positions communes.
»
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Le Conseil est également compétent pour adopter des
positions communes au titre du troisième pilier en vertu de l'article 34
UE140. L'article suivant, l'article 35 UE, énonce à
proprement parler les compétences de la Cour de justice dans le cadre du
titre VI. La Cour voit ses compétences réduites tant sur le plan
du renvoi préjudiciel que sur le plan du recours en annulation.
Le premier paragraphe de l'article 35 UE pose le principe de la
compétence préjudicielle de la Cour mais le tempère
immédiatement par des conditions141. La première
constatation qui s'impose à la lecture de ce premier paragraphe est
qu'il ne mentionne pas les positions communes. Celles-ci se verraient-elles
ainsi exclues du contrôle ? Le fait qu'elles ne soient pas citées
expressément dans la liste des actes justiciables laisse effectivement
penser que le constituant ait entendu ne pas les inclure. Le renvoi
préjudiciel se voit encore plus circonscrit par les paragraphes 2 et 3
de l'article 35 UE. En effet, la compétence préjudicielle de la
Cour n'est pas automatique car elle est soumise à l'acceptation des
États membres au travers d'une déclaration142. En
outre, même une fois la compétence de la Cour reconnue par les
États, ces derniers peuvent l'aménager en se réservant la
faculté de poser des questions préjudicielles à la Cour ou
en rendant ce renvoi obligatoire143. Cela correspond finalement
à un retour à la logique interétatique et au bon vouloir
des États.
Quant au recours en annulation, celui-ci est
réservé à des requérants privilégiés
en vertu de l'article 35, § 6, UE. En effet, seuls un État ou la
Commission peuvent l'exercer. Le particulier se voit donc exclu de
l'accès à un contrôle de la légalité des
positions communes. Si l'on y ajoute le fait que la Commission ne peut agir en
manquement dans le troisième pilier, il ressort manifestement qu'il
persiste un déficit juridictionnel quant au contrôle des actes des
deuxième et troisième piliers. Cette compétence à
« géométrie variable » entraîne
indéniablement une brèche dans la protection juridictionnelle des
particuliers. La Cour a du dépasser ces limites matérielles qui
s'opposent à un contrôle complet dans le contentieux qui a
été porté devant elle.
140 L'article 34 § 2 UE dispose que : « [...] Le
Conseil, sous la forme et selon les procédures appropriées
indiquées dans le présent titre, prend des mesures et favorise la
coopération en vue de contribuer à la poursuite des objectifs de
l'Union. À cet effet, il peut, statuant à l'unanimité
à l'initiative de tout État membre ou de la Commission :
a) arrêter des positions communes définissant
l'approche de l'Union sur une question déterminée; [...]
»
141 Le premier paragraphe dispose que « La Cour de
justice des Communautés européennes est compétente, sous
réserve des conditions définies au présent article, pour
statuer à titre préjudiciel sur la validité et
l'interprétation des décisions-cadres et des décisions,
sur l'interprétation des conventions établies en vertu du
présent titre, ainsi que sur la validité et
l'interprétation de leurs mesures d'application. »
142 Article 35 §2 UE.
143 Article 35 §3 UE.
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Paragraphe 2. Le contrôle indirect des positions
communes
[a position commune, sans impliquer nécessairement de
mise en oeuvre particulière au plan national, exige néanmoins des
États membres qu'ils adoptent un comportement qui soit conforme à
celle-ci en vertu du principe de coopération loyale (article 10 TUE,
nouvel article 4 § 3 TFUE). [a Cour de justice a considéré
dans l'affaire Segi et Gestoras Pro Amnistia qu'une position commune
« n'est pas censée avoir par elle-même d'effet juridique
vis-à-vis des tiers »144. Cette affirmation «
fictive » corrobore parfaitement l'absence de recours juridictionnel en
vue de contester la légalité des positions communes par des
particuliers.
Dans l'affaire OMPI, l'Organisation des modjahedines
du peuple d'Iran145 contestait son inscription par la position
commune 2002/340/PESC146 sur la liste des personnes, groupes et
entités auxquelles la position commune 2001/931/PESC s'appliquait. Deux
séries de moyens pouvaient être dégagées de cette
demande d'annulation de l'acte d'inscription sur la liste, l'une sur la
compétence matérielle stricto sensu du
Tribunal147, l'autre sur la méconnaissance des
compétences de la Communauté par le Conseil en adoptant la
position commune en question.
A propos de sa compétence, la Cour constate qu'aucun
recours devant elle n'était prévu par le traité UE
étant donné les caractéristiques des positions
communes148. Elle affirme de surcroît que l'article 6, §
2, UE qui proclame le respect des droits de l'homme et des libertés
fondamentales n'est d'aucun secours en l'espèce du point de vue de la
compétence du juge de l'Union dès lors que l'ensemble du
système repose sur le principe des compétences
144 CJCE, 27 février 2007, Segi et Gestoras Pro
Amnistia c./ Conseil de l'Union européenne, aff. jointes C354/04 P
et C-355/04 P, Rec. I-1579 I-1657.
145 Selon Yves Moiny, cette organisation semble avoir
renoncé à toute action militaire depuis le mois de juillet 2001.
Voir « Le contrôle, par le juge européen, de certaines
mesures communautaires visant à lutter contre le financement du terroris
me », Journal de droit européen, mai 2008, n°149, p.
138.
146 Position commune 2002/340/PESC du Conseil du 2 mai 2002
portant mise à jour de la position commune 2001/931/PESC relative
à l'application de mesures spécifiques en vue de lutte contre le
terrorisme, JOCE n° L 116 du 3 mai 2002, p. 75.
147 MOINY Y., « Le contrôle, par le juge
européen, de certaines mesures communautaires visant à lutter
contre le financement du terrorisme », article préc., p.
138.
148 Selon la Cour, une position commune est définie
comme « un acte du Conseil, composé des représentants des
gouvernements des États membres, adopté sur la base des articles
15 UE, relevant du titre V du traité UE relatif à la PESC, et 34
UE relevant du titre VI du traité UE relatif à la JAI »,
TPICE, 12 décembre 2006, Organisation des Modjahedines du peuple
d'Iran (OMPI) c./ Conseil, arrêt préc., point 46.
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d'attribution (article 5 UE). En effet, l'article 6 UE ne
saurait constituer une voie de droit spéciale149. Par
conséquent, le Tribunal conclut à l'irrecevabilité du
recours en annulation150.
Quant à la méconnaissance par le Conseil des
compétences de la Communauté lors de l'adoption de la position
commune, le Tribunal se reconnaît compétent151, mais
conclut de façon décevante au rejet du recours car il estime que
la position commune n'a pas méconnu les compétences de la
Communautés152. Se refusant à faire oeuvre
prétorienne, la Cour se cantonne à des positions conservatrices,
et devient plus « spectatrice » qu' « architecte
»153. Elle aurait pu par ailleurs utiliser une méthode
d'« importation » des notions du pilier communautaire au
troisième pilier, ce qu'elle avait déjà effectué
par le passé154.
La Cour de justice, peu de temps après le
prononcé de l'arrêt OMPI, dans les affaires Segi et
Gestoras Pro Amnistia du 27 février 2007, a quant à elle
fait preuve d'une certaine ouverture, voire de « hardiesse
»155. Le Conseil avait inscrit les organisations Segi et
Gestoras Pro Amnistia sur la liste des personnes, groupes et entités
impliqués dans des actes de terrorisme. Elles étaient
soupçonnées d'appartenir à l'ETA. Suite à cette
inscription, elles avaient fait l'objet d'actions judiciaires conduisant
à l'emprisonnement de certains de leurs membres et à la cessation
de leurs activités. Après avoir tenté d'obtenir
réparation devant la Cour de Strasbourg, les deux organisations ont
intenté un recours en vue de l'annulation de la position commune portant
mise à jour de la position commune 2001/931/PESC.
La Cour juge qu' « [...] une position commune qui aurait,
du fait de son contenu, une portée qui dépasse celle
assignée par le traité UE à ce type d'acte doit pouvoir
être soumise au contrôle de la Cour. »156. Le juge
semble donc opérer un contrôle au fond, des effets de la position
commune, et cela peu importe la forme juridique de l'acte. Il déclare
finalement que « la possibilité de saisir la Cour à titre
préjudiciel doit donc être ouverte à l'égard de
toutes les dispositions prises par le Conseil, quelles qu'en soient la nature
ou la forme, qui visent à
149 BERRAMDANE A., « Les limites de la protection
juridictionnelle dans le cadre du titre VI du traité sur l'Union
européene », R.D.U.E., 2007, n° 2, p. 441.
150 TPICE, 12 décembre 2006, Organisation des
Modjahedines du peuple d'Iran (OMPI) c./ Conseil, arrêt
préc., point 56.
151 Ibid.
152 Ibid, points 59 et 60.
153 Pour reprendre l'expression de LABAYLE H. in «
Architecte ou spectatrice ? La Cour de justice de l'Union dans l'Espace de
liberté, sécurité et justice », R.T.D.E.,
2006, n° 42 (1).
154 CJCE, 16 juin 2005, Procédure pénale
contre Maria Pupino, aff. C-105/03, Rec. I-05285, points 42 et
s., à propos de la notion d'interprétation conforme.
155 MOINY Y., « Le contrôle, par le juge
européen, de certaines mesures communautaires visant à lutter
contre le financement du terrorisme », article préc., p.
138.
156 CJCE, 27 février 2007, Segi et Gestoras Pro
Amnistia c./ Conseil de l'Union européenne, arrêt
préc., point 54.
38
produire des effets de droit vis-à-vis des tiers
»157. C'est donc à la fois pour connaître des
recours en annulation que des renvois préjudiciels que la Cour se
déclare compétente et ainsi corrige les imperfections du «
régime à la carte de la compétence préjudicielle
fondée sur l'article 35 UE »158. Cependant, la Cour ne
consacre pas la garantie d'une protection juridictionnelle totale et
n'achève pas son raisonnement. Elle confirme ensuite dans l'arrêt
l'incompétence du juge communautaire pour connaître d'une action
tendant à la réparation d'un préjudice causé par
des positions communes adoptées par le Conseil dans le cadre du
troisième pilier. En résumé, elle accepte le principe du
contrôle sur le terrain de la légalité, mais refuse de
consacrer une quelconque responsabilité extra contractuelle de la
Communauté du fait des positions communes et en appelle au
constituant159.
Comme avec l'article 75 TFUE précité, les
auteurs du traité de Lisbonne ne sont pas restés sourds à
ces controverses. On constate dans le traité TFUE une nouvelle base
juridique à l'article 275160 où ont été
intégrées les avancées de la jurisprudence Segi.
Ce nouvel article réaffirme l'immunité contentieuse des actes
relatifs à la PESC mais consacre le contrôle juridictionnel de la
légalité des actes prévoyant des mesures restrictives
à l'encontre des particuliers dans la lignée du critère
introduit par l'arrêt Segi, « [...] qui visent à
produire des effets de droit vis-à-vis des tiers ».
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