CONCLUSION
« L'homme à l'esprit clair est celui qui regarde la
vie en face, et se rend compte que tout en elle est problématique, et se
sent perdu. Vivre, c'est se sentir perdu (...) et celui qui l'accepte a
déjà commencé à se retrouver, à aborder sur
un terrain ferme. Instinctivement, de même que le naufragé, il
cherchera quelque chose où s'accrocher, et ce regard tragique,
absolument véridique, car il s'agit de se sauver, lui fera ordonner le
chaos de sa vie. (...) Celui qui ne se sent pas vraiment perdu se perd
inexorablement ; c'est-à-dire ne se trouve jamais, ne touche jamais de
ses doigts la réalité propre. » José Ortega y Gasset,
La Révolte des masses, 1929
Parvenu au terme de ce mémoire, il convient de rappeler
les limites auxquelles nous nous sommes confronté avant de proposer une
synthèse qui retracera les aspects principaux du sujet.
Limites
La rédaction de ce mémoire s'est heurtée
à différentes difficultés. Elles sont principalement au
nombre de quatre.
Premièrement, la partie expérimentale
(enquête de terrain réalisée de mai à juin 2012) a
précédé la partie théorique effectuée de
juillet 2012 à mars 2013. Or, il aurait été plus pertinent
d'acquérir une solide base de connaissances sur le sujet avant de
procéder aux entretiens, de manière à se focaliser sur les
points les plus importants. Fort heureusement, cette limite a pu être
corrigée de deux façons. Tout d'abord, nous avons pu recontacter
certaines personnes afin qu'elles nous apportassent des précisions sur
les points restés abscons. Ensuite, le stage effectué au
début de l'année 2013 à la Représentation militaire
française auprès de l'Union européenne a été
l'occasion d'affiner notre compréhension du sujet et de ses enjeux
à travers la rencontre d'experts du milieu de la sécurité
et de la défense privées.
Deuxièmement, il ne nous a pas été
possible de rencontrer des contractors ou des armed
contractors. Cela aurait été l'occasion de les questionner
sur leurs motivations et la réalité de leur métier. Il
aurait fallu également étudier les critères suivants :
sexe, âge, situation maritale, nombre d'enfants, métier
précédemment occupé (si militaire, quel armée
d'appartenance et
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quelle arme/spécialité ?), durée du
contrat, revenu mensuel dans l'emploi précédemment occupé,
revenu mensuel actuel, etc. A partir des résultats obtenus, il aurait
été possible d'établir une « sociologie des
contractors ». Une telle étude pourrait par exemple permettre
au ministère de la Défense de revaloriser la condition de
certains militaires dont la formation s'avère onéreuse et dont le
départ apparaît préjudiciable en termes de perte de
compétences (les spécialistes parlent d'ailleurs de soldier
drain pour qualifier cette fuite des militaires vers le secteur
privé).
Troisièmement, nous avons parlé en introduction
de « myopie stratégique » pour qualifier la position de la
France. Le pays se trouve actuellement au milieu du gué. En effet,
l'externalisation des forces armées, si elle déjà
amorcée, ne résulte pas d'une stratégie ferme et
définitive. Cependant, cette critique sera sans doute à nuancer
lors de la sortie du Livre blanc sur la Défense. Pour l'instant, ce
mémoire est limité par ce qui sera la stratégie
française en 2013. Il faudra du courage au ministère de la
Défense pour décider soit de revenir sur ses pas, soit de
renforcer le processus d'externalisation. Le seul mauvais choix, c'est toujours
l'absence de choix.
Quatrièmement, l'auteur de ce mémoire
n'étant encore qu'un élève en école d'officiers, sa
connaissance du sujet demeure davantage théorique que pratique. Or, nous
sommes persuadé que la véritable compréhension des choses
résulte toujours d'un va-et-vient entre la sphère du concept et
celle du réel.
Synthèse
Il nous semblait important de rappeler au début de
cette étude la longue histoire du mercenariat. Vieux d'environ 5 000
ans, celui-ci n'a jamais cessé d'accompagner les guerres, eussent-elles
lieu dans des contrées aussi éloignées que la Chine ou le
Japon. En outre, l'émergence des Etats-nations à partir de la fin
du XVIIIe siècle n'a pas sonné le glas du mercenariat. On a alors
préféré parler de « régiments étrangers
» ou de « légions » mais la réalité est
restée la même. Le XXe siècle a également
été marqué par ce phénomène à travers
deux personnages : celui du volontaire international dont André Malraux
représente la figure la plus emblématique et celui du «
chien de guerre » dont Bob Denard reste l'incarnation la plus
célèbre.
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Par ailleurs, ce mémoire a également voulu
montrer que le mercenaire était fréquemment associé
à des stéréotypes romanesques : tantôt homme libre
consacrant sa vie à combattre les injustices sur tous les continents,
tantôt voyou sans foi ni loi uniquement attiré par l'appât
du gain et l'ivresse du pouvoir. La vérité se trouve probablement
entre les deux extrêmes, plus près de l'un ou de l'autre selon les
hommes et les situations.
Cependant, les excès attribués à tort ou
à raison au mercenariat ont amené le droit international à
en faire un crime, non pas parce la moralité du mercenaire était
plus ou moins douteuse, mais parce qu'il représentait un
véritable facteur de déstabilisation politique.
Au niveau national, les législations se sont
également emparées du sujet. Certains Etats comme l'Afrique du
Sud ou la France ont une véritable politique de criminalisation du
mercenariat tandis que d'autres Etats comme la Grande-Bretagne, les Etats-Unis
ou l'Australie souhaitent simplement éviter qu'on porte atteinte
à leur statut d'Etat neutre en interdisant, sur leur territoire
national, l'enrôlement d'individus auprès de forces armées
étrangères.
En outre, mêmes si les législations
diffèrent d'un pays à l'autre, on constate depuis environ six ans
une volonté internationale de standardisation des pratiques des ESSD
à travers l'adoption de chartes éthiques et de codes de bonne
conduite. Et même si ces textes ne présentent pas de portée
juridique contraignante, ils contribuent néanmoins à
éloigner l'accusation de mercenariat qui pèse souvent sur ces
sociétés.
D'autre part, ce mémoire avait également pour
but de mettre en avant la spécificité de l'externalisation par
rapport à des notions proches bien que différentes comme la
privatisation et la sous-traitance. Ainsi, l'externalisation se distingue de la
privatisation car elle permet à celui qui y a recours de conserver la
maîtrise de l'établissement des politiques. L'externalisation
diffère également de la sous-traitance car elle consiste à
confier à un prestataire externe une capacité particulière
et non une simple tâche.
De plus, à l'instar de la décentralisation,
l'externalisation est considérée par l'Etat comme un autre moyen
de poursuivre ses missions de service public à un moindre coût et
avec une plus grande efficacité. Il apparaît difficile d'y voir
une tentative de déconstruction de la souveraineté
étatique dans la mesure où l'Etat reste le décideur
ultime. Toutefois, si cela demeure vrai lorsque le processus d'externalisation
s'inscrit dans une démarche d'addition
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capacitaire, il l'est moins dans le cadre d'une
démarche de substitution capacitaire. En effet, en
déléguant à une structure externe une certaine fonction,
l'Etat court le risque de ne plus pouvoir se la réapproprier lorsque le
besoin s'en fera sentir. Par conséquent, si sur le plan théorique
l'Etat semble conserver l'essence de la souveraineté, il se pourrait
bien qu'il n'eût pas toujours le choix.
Par ailleurs, il faut rappeler que l'externalisation est
souvent considérée comme la solution aux contractions
budgétaires subies par les armées, d'autant plus que les services
proposés par les ESSD couvrent toute la gamme des besoins en
matière de sécurité et de défense. Ainsi, on trouve
aussi bien des sociétés de soutien spécialisées en
matière opérationnelle et de renseignement que des
sociétés de logistique (castramétation, restauration,
habillement...) en passant par les sociétés de consultance
(formation et conseil).
Pourtant, les sociétés françaises
pèsent très peu sur le marché international des services
de sécurité et de défense, marché que se partagent
largement les ESSD anglo-saxonnes. Au total, sur environ 1 500
sociétés de sécurité privée à travers
le monde, la France en compte seulement entre 30 et 40. Parallèlement,
les dépenses d'externalisation sont également moindres en France.
A titre de comparaison, la Défense en Grande-Bretagne est
externalisée à hauteur de 25 %, soit cinq fois plus qu'en
France.
Toutefois, ce « retard » de la France ne doit pas
être forcément vue comme une lacune. En effet, les rapports de la
Cour des comptes font valoir que la rationalisation d'un service en «
régie optimisée » pourrait s'avérer plus
économique que son externalisation.
Les magistrats de la rue Cambon mettent ainsi le doigt sur le
coeur du problème, à savoir que le recours à des
prestataires privés n'est pas toujours synonyme de pari gagnant pour
l'Etat qui y a recours. Il peut être aussi bien un échec (cas du
ravitaillement en vol en Grande-Bretagne) qu'une réussite (cas du
soutien médical en Australie). C'est pourquoi, la France doit faire
preuve de prudence dans sa stratégie d'externalisation et bien soupeser
les avantages et les inconvénients propres au fait de confier tel ou tel
service à un prestataire extérieur.
Il est également utile de rappeler que la diminution de
la taille des armées occidentales a été une cause majeure
dans l'émergence des ESSD. Celles-ci sont alors apparues comme un
complément nécessaire aux troupes régulières.
Aujourd'hui, la diversité des services qu'elles
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proposent en fait un atout considérable. De plus, ces
sociétés sont aussi bien capables de protéger des
personnes et des infrastructures en zone instable que d'intervenir dans le
cadre de missions lancées par des organisations intergouvernementales
telles que l'ONU ou l'UE. Le mythe de l'amateurisme des ESSD n'a donc plus lieu
d'être. En effet, leur intervention a été saluée
dans de nombreux domaines. La lutte contre la piraterie en constitue l'un des
exemples les plus manifestes.
Le recours à des prestataires privés dispense
également les Etats d'engager des personnels ou de mobiliser des
infrastructures pour des besoins ponctuels. Il s'agit d'ailleurs d'un
véritable avantage stratégique en termes de
réactivité car la main-d'oeuvre privée est disponible
quasi-instantanément et évite aux autorités publiques de
recruter et d'entraîner les personnels correspondants. L'externalisation
est également une commodité en termes de flexibilité dans
la mesure où l'Etat n'est pas engagé au-delà de ses
besoins : comme convenu par contrat, la fin de la mission entraînera la
fin de l'engagement du contractor.
Par ailleurs, la promesse de gains économiques n'est
pas une chimère lorsqu'on recourt à des ESSD. Cependant, elle ne
demeure vraie que lorsque certaines conditions sont remplies. En premier lieu,
il faut qu'il y ait une « concurrence libre et non faussée ».
En second lieu, l'intérêt économique de l'externalisation
est avant tout pertinent dans le cas des missions ponctuelles.
Néanmoins, si les avantages sont nombreux et
variés, les limites le sont aussi.
En premier lieu, elles touchent à la question de la
souveraineté nationale et à la possibilité pour
l'armée d'être en mesure de ré-internaliser un service en
cas de besoin. Dans ce cadre, il apparaît que penser l'externalisation
à l'aune du concept de « coeur de métier » (concept
emprunté au monde de l'entreprise) n'est pas toujours pertinent car cela
reviendrait à faire fi des spécificités
opérationnelles propres à l'institution militaire. En effet,
certaines fonctions secondaires sont directement liées au coeur de
métier. Externaliser ces fonctions périphériques
reviendrait alors à diminuer dangereusement la capacité de la
France à conduire des missions de souveraineté nationale.
Dans un second temps, l'externalisation est trop souvent le
fruit de l'urgence de la situation. Or, il doit s'agir d'un processus choisi et
non subi. De plus, l'externalisation doit s'inscrire
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dans une démarche durable afin que ce qui est
profitable aujourd'hui le soit également demain.
Troisièmement, les limites à l'externalisation
sont aussi d'ordre économique et social. A ce titre, les incertitudes de
la Cour des comptes et l'impossibilité d'établir un lien de
corrélation direct entre gains économiques et processus
d'externalisation doivent être pris très au sérieux.
L'absence de comparaisons objectives est également un problème
auquel il faudra remédier. D'autre part, il importe de prendre
conscience que si les ESSD sont de plus en plus professionnelles, elles ne
pourront jamais présenter le même niveau de garanties que les
forces armées car elles sont limitées par deux facteurs. Tout
d'abord, appartenant pour la plupart au secteur privé concurrentiel,
elles peuvent faire faillite, ce qui n'est pas le cas d'un Etat. Ensuite, les
ESSD françaises sont réglementées par les principes du
Code du travail (droit de retrait, droit de grève, semaine de 35
heures...) et non par ceux du Code de la défense (« esprit de
sacrifice », disponibilité « en tout temps et en tout lieu
»...). Dès lors, il importerait de prévoir un droit du
travail spécifique aux ESSD, ce qui apparaît toutefois peu
probable. On imagine également que les sociétés
privées françaises ne s'embarrasseront pas d'employés
français et auront plutôt tendance à recourir à de
la main-d'oeuvre issue de pays où les règles du droit du travail
sont moins contraignantes.
Dernièrement, les freins à l'externalisation en
France sont aussi d'ordre culturel. L'inconscient collectif entretient un
rapport spécifique à la res militaris et à
l'argent. Pour beaucoup, la mission d'intérêt
général dévolue aux militaires et la noblesse
traditionnellement attachée au métier des armes (noblesse des
personnes mais aussi des valeurs) semblent irréconciliables avec la
logique de profit propre au secteur privée. De plus, il apparaît
que ces réticences sont également d'ordre plus
général, dans la mesure où la culture
helléno-chrétienne voit davantage dans l'accumulation des
richesses une perversion plutôt qu'une perfection morale.
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