Le pouvoir de Standard and Poor's, illustration de la raison néolibérale( Télécharger le fichier original )par Elise Fraysse Université Lumière Lyon 2 - 2012 |
Paragraphe 2. De par sa composition : des « experts »En étant composée uniquement d'experts financiers, Standard and Poor's arbore un discours prétendument immunisé de la politique (A), en toute indépendance, ce qui a tendance par là même à l'immuniser contre de potentielles sanctions politiques et juridiques en provenance des Etats (B).
A) Un discours prétendument immunisé de la politiqueLa finance est une discipline particulièrement complexe, et qui semble encore se complexifier avec le temps, par la démultiplication du nombre d'acteurs présents et la technicité des mécanismes. Ainsi, les politiques eux-mêmes sont dans l'incapacité ou se croient dans l'incapacité - en dépit de leurs études souvent très longues - de comprendre tous les mécanismes qui animent les marchés. C'est ainsi que les experts ont pris de plus en plus de place au sein de la société, et de plus en plus de pouvoir. Ni l'Etat, ni la politique ne sont des incapables. La question se pose encore de savoir si c'est l'Etat, modeste159(*), qui s'est dessaisi de certaines de ses compétences et a renoncé à prendre des initiatives, ou si, au contraire, il a été dépossédé par les nouvelles forces inhérentes au marché, plus crédibles. Les avis de Standard and Poor's, on l'a dit, sont bien plus que de simples opinions. Elle prétend, via ses ratings et ses recommandations, diffuser une doxa néolibérale ; faire croire que pour un problème, il existe une seule solution, et que celle-ci est issue du marché. Les employés de Standard and Poor's ne sont donc pas des journalistes, qui prodigueraient leur avis subjectif sur un sujet donné ; ils doivent, pour émettre leurs opinions, se référer à leurs connaissances précises dans le domaine de la finance. Ils sont ainsi l'expression d'une raison qui se veut scientifique. Ils se réfèrent d'ailleurs à des critères précis, à des calculs160(*) ; leur marge d'appréciation est faible par rapport à la méthodologie qu'ils s'imposent. Ainsi, comme le note Sabine Montagne, « les agences contribuent ainsi à la construction de la doxa économique et ceci en utilisant l'ambiguïté de leur statut originel. D'un côté, elles insistent pour que la notation conserve son statut traditionnel d'opinion [...] mais d'un autre côté, la notation fait autorité parce qu'elle a gagné un statut de vérité, un statut de fait »161(*). Peu importe finalement que Standard and Poor's estime que ses ratings sont de simples opinions, au sens français du terme, puisque ce qui compte, c'est de savoir comment les investisseurs les perçoivent. Or, du point de vue des investisseurs, les ratings sont l'expression d'un avis scientifique, non-contestable - en témoigne leur reprise dans les règles prudentielles internationales. C'est une donnée fondamentale, qui oriente fortement leur prise de décision. En effet, les ratings et avis de Standard and Poor's sont « basés sur des analyses de professionnels expérimentés »162(*). Le vocabulaire utilisé est particulièrement éloquent ; Standard and Poor's met en exergue le fait que ses clients peuvent accorder toute leur confiance à ses avis, dans la mesure où ceux-ci sont le fruit d'une analyse poussée, d'une expertise approfondie. La composition de Standard and Poor's va également dans ce sens puisque que seuls des experts de la finance en font partie. Par exemple, Douglas L. Petterson, le Président de Standard and Poor's, a auparavant fait carrière dans le domaine de la finance puisqu'il était le chef opérateur de Citibank, filiale de Citigroup, une banque particulièrement importante qui opère dans une centaine de pays163(*). La qualification des membres de Standard and Poor's est perçue comme un gage d'indépendance vis-à-vis du politique, et ainsi porteur de vérité. C'est presque oublier que les experts de Standard and Poor's restent des hommes, idéologisés et subjectifs, et que l'économie et la finance ne sont pas des sciences exactes. Standard and Poor's et les autres agences de notation, enintervenant dans des domaines aussi cruciaux que la fixation des taux d'intérêt, laissent croire que certains domaines sont exempts d'enjeux politiques. Elle participe ainsi au renforcement du néolibéralisme : « Et s'il n'était, en réalité, que la mise en pratique d'une utopie, mais une utopie qui, avec l'aide de la théorie économique dont elle se réclame, parvient à se penser comme la description scientifique du réel ? »164(*) disait Pierre Bourdieu en parlant de celui-ci. En ce sens, pour les plus critiques, le discours de Standard and Poor's serait une imposture puisqu'il se revendique comme scientifique tout en étant chargé de standards néolibéraux165(*). Ainsi les investisseurs et les Etats accordent un rôle fondamental à Standard and Poor's, car ils sont persuadés que celle-ci est bien plus qu'une entreprise qui cherche le profit ; ils accordent à ses avis une valeur scientifique et ainsi, quasi-inébranlable. Il y a là le sceau de la raison néolibérale, qui « expulse la politique pour y mettre à sa place non pas une idéologie, mais une raison instrumentale, c'est-à-dire une raison qui s'appuie sur la science, en l'espèce l'économie »166(*). En cela Standard and Poor's prône la sortie du politique, puisqu'elle tend à remplacer les choix politiques, imprégnés d'idéologie, par un choix dicté par la technique, par une raison indiscutable. C'est la sortie de la délibération, du choix collectif, évacuée par « la prétention insidieuse de la raison économique à se poser comme un gouvernement rationnel du monde »167(*). La conjonction du fait que les ratings ne sont pas perçus comme de simples opinions et du fait que Standard and Poor's est perçu comme un expert scientifique participe au mouvement engrangé par le néolibéralisme, qui fait glisser d'un gouvernement par la politique à un gouvernement contre la politique. La conséquence pratique est que « cela revient à substituer au pouvoir des élus celui des experts »168(*). L'homme de Standard and Poor's n'est plus perçu comme un homme en tant que tel, mais comme un instrument, chargé d'appliquer les critères qui seraient définis par le marché lui-même. Standard and Poor's se fait donc le relai de la raison néolibérale ; elle en est la bouche mais elle la nourrit également. En substituant à la volonté délibérative des hommes politiques élus une méthodologie précise basée sur des critères, des chiffres et mis en oeuvre par des spécialistes, Standard and Poor's contribue, à l'instar du néolibéralisme, à « la montée en puissance des normes techniques à prétention universelle »169(*) et ainsi à la substitution de « l'administration des choses au gouvernement des Hommes »170(*). * 159Pollin (Jean-Paul), L'Etat dépossédé, in Actes des Rencontres Économiques d'Aix-en-Provence 2011, Le monde dans tous ses Etats, p. 269 * 160 Voir annexe 1. * 161Montagne (Sabine), Des évaluateurs financiers indépendants ? Un impératif de la théorie économique soumis à l'enquête sociologique, Cahiers internationaux de sociologie, 2009/1 n° 126, p. 143 * 162Standard and Poor's, Guide to Credit Rating Essentials - What arecredit ratingsand howdo they work?, 2011, p. 3 * 163 Standard and Poor's, Management profiles, 2012, en ligne : < http://www.standardandpoors.com/about-sp/management-profiles/en/eu> * 164 Bourdieu (Pierre), Le néo-libéralisme, utopie (en voie de réalisation) d'une exploitation sans limites, in Contre-feux, Raisons d'agir, Paris, 1998, p. 108 * 165Dardot (P.), La nouvelle raison du monde, op. cit., p. 315 * 166Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit., p. 249 * 167Idem. * 168Pollin (Jean-Paul), L'Etat dépossédé, in Rencontres Économiques d'Aix-en-Provence 2011, op. cit., p. 265 * 169Supiot (Alain), Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, op. cit., p. 230 * 170Ibid., p. 227 |
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