Le pouvoir de Standard and Poor's, illustration de la raison néolibérale( Télécharger le fichier original )par Elise Fraysse Université Lumière Lyon 2 - 2012 |
B) La fuite du politique, facteur d'un désir d'indépendanceLa nature privée de Standard and Poor's lui a conféré une certaine légitimité (elle se situait dans le marché), ainsi qu'une certaine indépendance vis-à-vis des Etats. La question est de savoir si ce mode de fonctionnement a eu une influence sur les Etats eux-mêmes. Ceux-ci, encore loin d'être gouvernés uniquement par le profit, se gouvernent traditionnellement par la politique. Or,la raison néolibérale, en fondant la société sur la liberté individuelle, et non plus sur la discussion collective ou l'intérêt général, est « une philosophie politique de la sortie dupolitique »151(*). Pour les néolibéraux, la politique ne fait que biaiser les choix qui devraient être régis par l'utilité, l'efficacité. L'Etat ne recule pas nécessairement ; il doit être épuré de la politique, c'est-à-dire que la capacité de commandement du politique doit être réduite152(*). En revêtant le statut de société commerciale, Standard and Poor's, hors des Etats, est également hors de la politique. Les agences de notation ne font pas de politique en notant les Etats ; elles font plus que cela : elles incitent ces derniers à s'émanciper de la politique, mode traditionnel de gouvernement. Elles participent donc à ce processus de modification de l'identité de l'Etat, qui ne faisait qu'un avec la politique, en les encourageant, on l'a dit, à modifier ses lois, ses comportements afin de gouverner selon des principes d'efficacité, d'efficience et d'utilité.En dépossédant l'Etat de la production d'un bien public qu'est la notation et la fixation des taux d'intérêt, Standard and Poor's participe à changer la nature même de l'Etat : d'un Etat politique, il devient un Etat administratif153(*). « L'Etat est certes présent mais dépolitisé »154(*).Ainsi, elle inculque la sortie du politique puisqu'elle considère l'Etat comme une entreprise, en prônant politique du résultat, et en lui demandant de respecter un pourcentage donné de croissance et de limiter l'accroissement de sa dette155(*). S'il y a là certainement un signe que Standard and Poor's influence la politique économique dans un objectif néolibéral, ce n'est toutefois pas le pan le plus important et le plus révélateur. La plus grande influence de la signature néolibérale est celle qui se fait le plus discrète. Standard and Poor'scontribue indirectement à modifier le comportement de l'Etat et de ses dirigeants, sans que personne ne s'en aperçoivent, pas même ces derniers. Il existe une illustration de cela dans la réaction des dirigeants face au mode de rémunération de Standard and Poor's :ce dont les Etats se plaignent, majoritairement, ce n'est pas que Standard and Poor's s'immisce dans leur politique, mais c'est qu'elle n'est pas assez indépendante, qu'elle est en proie aux conflits d'intérêts. En effet, Standard and Poor's est principalement rémunérée selon le principe de l'émetteur-payeur. Selon ce principe, ce sont les entités qui payent Standard and Poor's pour que celle-ci leur attribue un rating. En d'autres termes, c'est l'émetteur d'obligations, c'est-à-dire celui qui cherche à financer une partie de sa dette, qui devra payer Standard and Poor's pour que celle-ci lui attribue une note, disponible pour les investisseurs potentiels. Il y a donc un risque non-négligeable156(*) ; Standard and Poor's peut être amenée à adapter ses analyses en fonction de la rémunération attendue. Cette préoccupation est majeure pour les auteurs qui traitent de la notation financière, les spécialistes, les institutions internationales et surtout les politiques157(*). Ainsi, l'Etat a réussi à endogénéiser le fait qu'il devait se conduire à la façon d'une entreprise : ce qui l'importune le plus, ce n'est pas de perdre sa capacité de gouverner par la politique, mais d'être soumis à une agence dont l'impartialité fait défaut. Une entreprise pourrait formuler la même critique - elles le font d'ailleurs -alors qu'elle ne pourrait jamais reprocher à Standard and Poor's le fait qu'elle lui aliène ses choix politiques. Si la mission première de Standard and Poor's, en tant que société commerciale, est de multiplier ses revenus, elle a toutefois tendance à devenir plus que cela. En effet, elle détient aujourd'hui une place importante, qui dépasse celle traditionnellement assumée par une entreprise. Ainsi, c'est quasiment une mission d'intérêt général qui revient à Standard and Poor's, celle-ci s'ajoutant à sa mission privée qu'est defaire du profit. En effet, ses ratings sont considérés comme des éléments indispensables pour déterminer les taux d'intérêt qui s'attacheront à l'emprunt opéré.Pour les Etats, cette dernière mission doit s'opérer de façon objective ; elle ne doit pas être biaisée par l'appât du gain. Ainsi, dans un certain sens, les Etats veulent, en réduisant les risques de conflits d'intérêts, reléguer sa mission de maximisation des profits au second plan, et mettre en valeur sa mission « publique ». Peut-être est-ce là une façon timide de publiciser quelque peu l'action de Standard and Poor's. Si nul ne peut servir deux maitres à la fois sous peine de perdre toute sa crédibilité et sa légitimité, Standard and Poor's a donc dû choisir entre poursuivre au mieux sa mission d'entreprise ou poursuivre sa mission dite « publique ». Remplacer de telles agences par des agences publiques, sans pour autant être sous le joug de la politique, aurait conduit à aller un peu plus loin encore dans le paradigme néolibéral. Mais les agences de notation demeurent - du moins pour l'instant - des entités privées, qui toutefois exercent, presque spontanément, d'une mission de production de biens publics. Standard and Poor's ne s'inscrit pas totalement dans le paradigme néolibéral dans la mesure où les avis qu'elle rend ne le sont pas au nom de l'Etat. Pour autant, il semble que les nouvelles réglementations initiées par les Etats aillent en ce sens158(*). * 151Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op. cit., p. 24 * 152Valentin (V.), Les conceptions néolibérales du droit, op. cit., p. 236 * 153 Lombard (Martine),Institutions de régulation économique et démocratie politique, op. cit., p. 530 ; Zoller (Elisabeth), Les agences fédérales américaines, la régulation et la démocratie, RFDA 2004, p. 757 * 154Valentin (V.), Les conceptions néolibérales du droit, op. cit., p. 242 * 155 Standard and Poor's, Communiqué de presse : République française : note non-sollicitée à long terme abaissée à « AA+ » ; la perspective est « négative », 13 janvier 2012 * 156 Standard and Poor's, Guide to Credit Rating Essentials - What arecredit ratingsand howdo they work?, 2011, p. 9 * 157Lemarié (Alexandre), Agences de notation : quelles réformes proposent les candidats pour 2012 ?, Le Monde 18 janvier 2012 ; Audit (Mathias), Aspects internationaux de la responsabilité des agences de notation, Revue critique de droit international privé 2011 p. 581 ; Auby (Jean-Bernard), À propos des agences de notation, Dr. Adm. n°10, Octobre 2011, repère 9 ; Gaillard (Norbert), Les agences de notation, La découverte, Repère, 2010, p. 92 ... * 158 Voir infra. Chapitre 2, Section 2, Paragraphe 2. |
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