Chapitre 1. Standard and Poor's : la concurrence comme
axiome de pensée
Sous l'empire du néolibéralisme, la concurrence
est le moteur du marché, ce qui signifie qu'elle est tant une condition
pour l'accomplissement efficace de celui-ci qu'un moyen de le
pérenniser. Conformément à ce schéma de
pensée, Standard and Poor's a fait de la concurrence son axiome de
pensée ; la globalisation du monde lui a permis de mettre les
différents acteurs du monde en concurrence (Section 1), et de
l'étendre à tous les domaines, permettant ainsi la diffusion de
la raison néolibérale (Section 2).
Section 1. La mise en concurrence, permise par la
globalisation de son action
Aucune concurrence n'est envisageable s'il n'y a pas
atomicité des acteurs, ou du moins, une pluralité d'acteurs
pouvant être mis en concurrence. En ce sens, concurrence implique
globalisation, qui doit s'entendre non seulement comme s'étendant
à toute la surface de la terre, et ainsi revêtir un champ
mondialisé (Paragraphe 1), mais également comme touchant une
pluralité d'acteurs, et ainsi promouvoir une conception fonctionnelle
des acteurs du monde (Paragraphe 2).
Paragraphe 1. Un champ horizontalement étendu : un
champ mondialisé
Standard and Poor's nécessite, pour mettre les
différents acteurs du monde en concurrence, l'existence d'un ordre
internationalisé, où les frontières sont abolies (A), mais
également un ordre spontané, qui soit régi par des
règles autres que celles du « monde » (B).
A) L'action de Standard and Poor's dans un ordre
internationalisé
Les années 1970 ont vu naître un monde nouveau ;
plusieurs évènements, s'ils paraissent anodins, ont
contribué à internationaliser le monde et ainsi à
modifier le rôle des acteurs du monde. Dans un premier temps,
l'éclatement en 1971 du système de Bretton Woods, dû au
refus des Etats-Unis de convertir les prêts en or, signe un basculement
idéologique puissant. En mettant fin au système de parité
stable entre les monnaies, celles-ci « se mettent à flotter au
gré de l'offre et de la demande »37, ce qui permet
l'avènement des marchés financiers. Mais c'est surtout, dans un
second temps, l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher et Ronald Reagan
en 1975 et 1979 qui entrainera un certain changement de paradigme dans la
relation entre l'Etat et l'économie. Ces dirigeants, et notamment Ronald
Reagan, illustrent deux grandes puissances et sont de ce fait
particulièrement influents sur la scène internationale. Ils
prônent entre autres le recours à la dette pour financer
l'économie et l'ouverture du financement des déficits publics
à l'épargne étrangère. Petit à petit, et
avec les progrès techniques, c'est alors un autre monde qui nait ; un
monde mondialisé, globalisé. Les flux entre les
Etats s'intensifient, et la majorité d'entre eux sont touchés par
le problème de la dette publique.
37 Brunel (Sylvie), Qu'est-ce que
la mondialisation ?, Sciences humaines, n°180, mars 2007
7
La dette publique des Etats, depuis le début des
années 1980, n'a cessé de croitre, et elle explose à
partir des années 1990. Un double-phénomène s'attache
dès lors à la dette : d'une part, elle se structuralise,
c'est-à-dire qu'un Etat doit emprunter de nouveau pour payer les taux
d'intérêt qui s'attachent à sa dette, au point de devenir
parfois le premier poste budgétaire38. D'autre part, la dette
publique s'internationalise, ce qui signifie que la dette d'un Etat est souvent
détenue par plusieurs entités étrangères. La dette
a donc suivi le processus d'interdépendance des Etats entre eux, qui
caractérise la mondialisation. Ainsi, à titre d'exemple, la dette
de la France est détenue à 68% par des entités
étrangères, mais principalement par des pays limitrophes. Le cas
des Etats-Unis est plus éloquent, puisque sa dette est majoritairement
détenue par la Chine, le Japon, le Royaume-Uni et la Suisse, et qu'elle
détient la dette de nombreux Etats39.
La dette a donc suivi ce processus de mondialisation, «
dans laquelle se retrouve tous les traits du néolibéralisme,
mais portés au carré »40. En effet, la
mondialisation ne connait pas de pouvoir central et elle pousse à
l'intensification des échanges et ainsi à une certaine
déterritorialisation du monde. Or, cela va à l'encontre de
l'idée même de souveraineté. Le territoire, unifié
par la souveraineté, cède sa place à l'espace global,
« strié, composé de lignes et de relations
»41 que Standard and Poor's, entre autres, est
chargé d'orienter. Le rôle originel de Standard and Poor's n'est
pas d'interagir avec des Etats ou des entités, mais d'orienter, voire de
conduire des flux, des relations. Si la souveraineté continue de
s'exercer, « elle voit certaines de ses relations échapper
à sa juridiction : non seulement elle ne les contrôle plus, mais
elle peut se voir sommée de rendre des comptes de sa politique publique
devant des arbitres privés »42.
Sans anticiper sur la question de savoir si l'Etat s'est fait
dépossédé de certaines de ses fonctions ou s'il s'est
lui-même dessaisi de certaines de ces compétences, on voit bien
que dans un monde où les relations ne sont plus organisées entre
souverainetés, où règne le polycentrisme43, il
est plus facile pour une entité privée d'émerger et de
rayonner sur le plan international. Si les relations ne s'organisent plus entre
territoires, la souveraineté n'est plus la condition préalable
pour se faire une place à l'échelle mondiale. L'avènement
de la raison néolibérale a permis de multiplier les acteurs du
monde, puisqu'elle « infinitise sans totaliser
»44, contrairement à la souveraineté. Le
contexte est donc propice au développement de Standard and Poor's, qui,
dès 1984, s'étend aux marchés européens en ouvrant
un bureau à Londres45. Dans les 20 années qui
suivront, ce sont 20 nouveaux bureaux qui seront ouverts à travers le
monde46. En somme, l'évincement du territoire comme espace de
référence et la « désintermédiation des
économies » 47 lui ont permis d'émerger et de
s'étendre.
38 Loi n°2011-1977 du 28 décembre 2011 de
finances pour 2012
39 Hypolite (Darmien), Qui détient les
dettes d'Etat ?, Le Figaro, 5 aout 2011
40 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op.
cit., p. 153
41 Ibid. p. 165
42 Idem.
43 Desrosières (Alain), L'État,
le marché et les statistiques Cinq façons d'agir sur
l'économie, Courrier des statistiques, Insee, décembre 2000,
n°95-96, p. 9
44 Garapon (A.), La raison du moindre Etat, op.
cit., p. 42
45 Standard and Poor's, A history of Standard and
Poor's, op. cit.
46 Idem.
47 Montagne Sabine, Des évaluateurs
financiers indépendants ? Un impératif de la théorie
économique soumis à l'enquête sociologique, Cahiers
internationaux de sociologie, 2009/1 n° 126, p. 140
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La mondialisation de la dette, c'est-à-dire son
internationalisation et les interdépendances qu'elle a
créé, a été de pair avec la croissance de Standard
and Poor's. Si, dans les années 1975, Standard and Poor's notait
à peine une dizaine d'Etats, ce chiffre n'a cessé d'augmenter
depuis la fin des années 1980 puisqu'il est passé de 18 Etats
notés en 1987 à 126 Etats notés en 201248, soit
environ 65% des Etats du monde. Le champ d'application et d'influence de
Standard and Poor's est dès lors relativement développé.
Il l'est d'autant plus qu'il existe des unsolicited ratings,
c'est-à-dire que Standard and Poor's peut décider d'attribuer des
notes à des institutions, et notamment des Etats, qui ne l'ont pas
réclamé, de sa propre initiative. C'est par exemple le cas de la
France, mais également du Royaume-Uni, des Etats-Unis, de
l'Allemagne49... L'action de Standard and Poor's est donc
internationale, en ce qu'elle a des incidences sur une grande partie des
nations du monde. Qui plus est, être noté par une agence de
notation devient une condition quasi-incontournable pour pouvoir emprunter de
l'argent sur le marché obligataire. Elle anime ainsi les processus
d'internationalisation de la dette et de globalisation du monde, qui
fragmentent encore un peu plus la souveraineté50, et lui
permet un peu plus de disposer d'une multitude d'acteurs. Cela est une
condition nécessaire pour que les Etats puissent être mis en
concurrence, c'est-à-dire pour que ces entités entrent en
compétition, voire en rivalité, en poursuivant un unique but :
réussir à emprunter de l'argent au meilleur prix.
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