VII.2. L'affaiblissement des syndicats
Les remous qui évaluaient les rapports entre le CNR et
les syndicats pendant la révolution étaient sustentés par
une divergence des intérêts défendus. Le refus des
formations syndicales de légitimer la vision révolutionnaire du
syndicalisme avait été à l'origine d'une épreuve de
force qui avait incontestablement affaibli les syndicats. Vus comme des forces
concurrentes des CDR, les syndicats connurent une corrosion qui réduisit
leur capacité de manoeuvre sur le plan politique.
Se servant des CDR, le pouvoir dicta sa loi et somma les
syndicats de la respecter. La dictature à laquelle le CNR s'était
livré à l'égard des organisations syndicales avait offert
l'opportunité à ces dernières, jadis opposées quant
à leur position vis-à-vis du CNR, de se réorganiser pour
protester contre l'unilatéralisme de ce dernier qui exigeait leur fusion
aux structures populaires révolutionnaires.
Il demeure cependant qu'en dépit de cette constitution
de bloc syndical pour contrecarrer la politique du CNR, la condition syndicale
déjà pernicieuse n'avait pas connu une amélioration, pire
elle avait été aggravée par une répression dont les
CDR avaient été les meneurs.
La question syndicale sous le CNR constitue une pile
d'évènements complexes avec l'implication des partis politiques
souvent difficile à appréhender. L'analyse que nous proposons se
déploie en deux temps : d'abord la constitution du front syndical et la
répression des syndicats.
VII.2.1. De la division au front syndical : un syndicalisme
revolutionnaire contre la revolution
Notre analyse antérieure sur le monde syndical sous la
révolution dans la deuxième partie de notre travail nous
révélait une rivalité accrue entre les différentes
formations syndicales qui ne se réclamaient pas de la même
idéologie. Le CNR récupéra cette divergence
idéologique pour renforcer la conflictualité intersyndicale et
asseoir une base solide par l'intermédiaire des CDR auxquels il appelait
toutes les organisations à adhérer.
Effectivement, le soutien important des organisations
syndicales de gauche, surtout de la toute puissante CSB, avait offert
l'occasion au CNR de mettre sur le banc de touche les syndicats de tendance
réformiste. Le cas éloquent de la liquidation du SNEAHV est ici
intéressant à évoquer. Mais, il faut rappeler que cette
nécrose des syndicats dits réformistes servait indubitablement
aux desseins de la CSB qui connotaient la recherche d'hégémonisme
sur l'ensemble du monde syndical. C'est pour cette raison qu'elle avait
coopéré avec le CNR pour l'extirpation des syndicats rivaux du
débat politique.
Cependant, la crainte de voir surgir une organisation civile
et forte qui pourrait remettre en cause sa suprématie sur la conception
et la direction du processus révolutionnaire avait amené le CNR
à évincer les représentants du PAI-LIPAD, par ricochet de
la CSB du pouvoir.
L'épreuve de force s'était soldée par un
divorce total. L'officialisation de la primauté des CDR sur toute autre
organisation condamnait les syndicats à mourir politiquement. En effet,
cette disposition qui marquait la volonté de contrôle total de
l'Etat par le CNR marginalisait ipso facto tous les syndicats, ces
derniers qui faisaient et défaisaient pourtant les gouvernements dans le
passé. Au-delà de cet aspect, cette marginalisation constituait
un revers symbolique pour les syndicats en ce sens qu'ils perdaient le monopole
de représentation du monde des travailleurs et les CDR se faisaient
ainsi les héritiers des insurrections de 1966, de 1975 et de 1983 dont
l'aboutissement selon l'entendement du CNR était bien entendu
l'avènement de la révolution. En récupérant cette
mémoire politique, le CNR opérait un transfert de
légitimité qu'il tentait de renforcer par ses accusations contre
les syndicats, notamment contre l'opportunisme des dirigeants qui souvent,
utilisaient les postes syndicaux comme tremplins politiques.452
La disgrâce de la CSB et de son cavalier politique la
PAI/LIPAD constitue une nouvelle définition de l'évolution du
mouvement syndical au Burkina Faso. On a assisté à l'impulsion
d'une nouvelle dynamique syndicale qui avait étonné du fait de la
collaboration et de la solidarité qui la sous-tendaient. Jadis ennemis
inoxydables, les syndicats, tous exclus du système, se
concertèrent pour former un front contre le CNR. Le 28 janvier 1985, la
CSB cosignait avec d'autres syndicats une déclaration commune contre le
CNR.453
L'existence de ce front remonte au 09 octobre 1983. Deux mois
seulement après le déclenchement de la révolution, quatre
syndicats de travailleurs, le SNAID, le
452 Richard BENEGAS, 1993, Insoumissions populaires et
révolution au Burkina Faso, Bordeaux, CEAN, page 51.
453 Kabeya Charles MUASE, 1989, Syndicalisme et
démocratie en Afrique : l'expérience du Burkina Faso, Paris,
Karthala, page 204.
153 STOV, le SYNTER, le SYNTSHA et le syndicat des
étudiants, l'UGEV, publièrent une déclaration
déniant la compétence des régimes issus de coup d'Etat
à améliorer le sort du pays. D'après cette
déclaration, les coups d'Etat en même temps qu'ils visaient
à désamorcer les tensions sociales et à contrecarrer les
luttes des travailleurs dans les limites convenables au système
néo-colonial, tentaient de résister à la radicalisation et
au triomphe du mouvement démocratique et révolutionnaire, ce qui
signifiait que pour les travailleurs, élèves et étudiants,
le combat pour de meilleures conditions de vie et de travail restait de
mise.454
Le frondeur principal de ce mouvement était le SYNTER
reconnu comme un satellite du PCRV qui bien que se déclarant
révolutionnaire avait pris ses distances vis-à-vis du
CNR.455 Ceci étant, durant les quatre années de la
révolution, le SYNTER était devenu une caisse de résonance
du PCRV et le catalyseur de la résistance syndicale qui se tramait
dès le 09 octobre 1983. Il trouva inopportune la création des CDR
qui selon lui constituait une menace pour l'existence des
syndicats.456 En somme, toute la politique du CNR fut
désavouée par le tout nouveau SYNTER457 qui
lança des appels aux autres organisations à le rallier en vue
d'une résistance ferme au CNR.
Cependant, le dualisme du courant syndicaliste avait mis
à l'épreuve le SYNTER dans son projet d'unification des
syndicats. En effet, le parallélisme d'un courant syndical dit
réformiste et d'un autre dit révolutionnaire n'avait pas
facilité la politique d'unité de base du SYNTER avec les autres
mouvements syndicaux. Ainsi, le SYNTER qui se considérait comme
révolutionnaire avait très vite méprisé le camp
réformiste qu'il accusa d'opportuniste : « Face a la
débeicle du syndicalisme réformiste et de collaboration de
classes, l'unité combative des travailleurs dans une puissante centrale
révolutionnaire est une nécessité pour exiger de
meilleures conditions de vie, [...] veiller au maintien et a
l'élargissement des libertés démocratiques
».458 Le SYNTER brandit ici l'incompatibilité des deux
tendances. Il anima la déclaration du 09 octobre 1983 et négocia
avec d'autres syndicats de gauche non signataires comme la CSB. La
disqualification de cette dernière par le biais de l'éviction du
PAI/LIPAD du CNR l'avait finalement rangée du coté de la tendance
syndicale animée par le SYNTER. Ce fut le point de départ d'un
mouvement syndical révolutionnaire de masse contre le CNR.
454 OBSERVATEUR N°2692 du 10 octobre
1983 : « Déclaration syndicale commune du 09 octobre 1983
», page 10.
455 Au fait, la position de la déclaration
du 09 octobre 1983 était une reprise du point de vue du PCRV qui avait
affirmé déjà que le CNR était incapable d'un projet
de société parce qu'issu de la société de
bourgeoise et d'un coup d'Etat, et que de ce fait, il ne remettait pas en cause
la domination impérialiste. Pour le PCRV, le CNR était un
régime opportuniste et illégitime.
456 Kabeya Charles MUASE, 1989, Syndicalisme et
démocratie en Afrique : l'expérience du Burkina Faso, Paris,
Karthala, pages 206 et 207.
457 Le SYNTER avait été reconnu sous le
CSP I et avait tenu son premier congrès du 10 au 12 août 1983.
458 Kabeya Charles MUASE, 1989, op cit, page 205.
Le 28 janvier 1985, en plus de ceux de la déclaration
du 09 octobre 1983, six autres syndicats et la CSB cosignaient un
pronunciamiento commun contre le CNR.459 L'essentiel de cet
édit accusait le CNR d'empirer permanemment les conditions
catastrophiques de vie et de travail des masses laborieuses confrontées
à la misère, au chômage, à l'analphabétisme,
à la maladie et à la famine ; la déclaration critiquait
également la volonté du CNR de se présenter comme un
pouvoir des travailleurs, l'accusant illico d'être le sicaire
des organisations syndicales en s'appuyant sur les CDR.460
La faiblesse de ce front syndical était à n'en
pas douter sa représentation exclusivement révolutionnaire qui ne
faisait pas l'unanimité des travailleurs. En effet, trois grandes
centrales syndicales à savoir la CNTB, l'USTB et l'ONSL avaient
été mises à l'écart parce qu'opportunistes.
Même la CSB avait quitté le front une année après
parce que les autres syndicats lui reprochaient d'avoir coopéré
avec le CNR pour les étouffer.461 Ces dissentiments qui
globalisaient l'ensemble des syndicats jetaient sans doute du discrédit
sur le front syndical et devaient saper logiquement son efficacité
vis-à-vis du CNR.
Néanmoins, comme l'affirme Kabeya Charles MUASE, dans
la mesure où ces syndicats « rétifs » affichaient une
attitude défavorable au CNR, la date du 28 janvier 1985 marquait un
virage déterminant dans les rapports entre le mouvement syndical et le
CNR, « le premier mettant en cause l'ensemble de la politique du
second en ses points les plus sensibles ».462
L'interprétation de la date du 28 janvier 1985 est une expression crue
de l'échec de la politique syndicale du CNR. Elle a marqué la
rupture totale entre les syndicats et le CNR et le début de la
cristallisation d'une opposition syndicale large contre un pouvoir qui de plus
en plus perdait la cause des fonctionnaires. N'est ce pas de mauvais augure
quand on connaît bien les issues politiques que la crispation des
revendications syndicales a souvent créées ? Les dirigeants du
CNR, bien renseignés, ne se sont pas montrés dupes. Pour
empêcher ce mouvement syndical de large front de se développer, le
CNR opta pour la répression.
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