VI.2.3. La lutte contre la prostitution
La morale révolutionnaire considéra la
prostitution comme une pratique avilissante et intolérable dans une
société qui cultivait l'intégrité morale. Or, cette
pratique était bien présente dans les centres urbains, surtout
dans la ville de Ouagadougou
Selon un recensement mené par les CDR dans neuf
secteurs, 629 prostituées dont 86% étrangères
(Ghanéennes et Togolaises) s'appliquaient à deux types de
prostitution dans la ville de Ouagadougou : la prostitution professionnelle
pratiquée par les étrangères et la prostitution
occasionnelle exercée par les Burkinabé.423 L'ampleur
de la prostitution, surtout professionnelle était telle que Bruno JAFFRE
l'avait décrite misérablement en ces termes : « Une
prostitution particulièrement misérable. De jeunes femmes, le
plus souvent Ghanéennes ou Togolaises assises devant une toute petite
chambre cachée par un rideau, attendaient les clients pour des passes
leur rapportant 200 a 400 francs CFA maximums. On les appelait "tabourets"
424 ».425
A partir de l'année 1985, le CNR entreprit de combattre
ce fléau qui faisait la honte de la société
burkinabé. Il définit la prostitution comme une norme
d'exploitation qui était en adéquation avec le système
capitaliste. C'est parce qu'il y avait des injustices dans la
société que la prostitution était pratiquée. Il
était donc fondamental de créer une société
nouvelle faite de justice et d'égalité. L'édification de
cette société était indissociable de la lutte contre le
fléau de la prostitution.
Thomas SANKARA accusa l'homme d'être le responsable de
la prostitution ; la femme est seulement vue comme victime. Dans son discours
prononcé le 08 mars 1987, il affirma : « La prostitution [...]
n'est que la quintessence d'une société oft l'exploitation de la
femme est érigée en regle. Elle symbolise le mépris que
l'homme a de la femme. De cette femme qui n'est autre que la figure douloureuse
de la mere, de la sour ou de l'épouse d'autres hommes dont chacun de
nous tous. C'est en définitive, le
422 Ludo MARTENS, 1989, SANKARA, COMPAORE et la
révolution, Paris, EPO International, page 23.
423 Voir le rapport de la 1ère
conférence des CDR, page 90.
424 Parce qu'elles s'asseyaient sur des tabourets devant leurs
portes pour attendre les clients.
425 Bruno JAFFRE, 1989, Burkina Faso : les
années sankara, Paris, L'Harmattan, page 31.
138 mépris inconscient que nous avons de
nous-m-emes. 1l n'y a de prostituées que la oft existent des 0'
prostituteurs » et des proxénètes
».426
Le CNR employa les CDR pour lutter véritablement contre
le fléau. Ceux-ci commandèrent d'abord des opérations
dites kokoko qui consistaient en des contrôles inopinés
de pièces d'identité et de pièces d'état civil de
mariage dans les chambres de passe ; toute femme sans pièce prise entre
20 heures et 2heures du matin était présumée
prostituée et gardée à vue à la permanence
jusqu'à ce que le contraire soit prouvé.427 Il
s'ensuivit des bavures, ce qui amena l'abandon de ces mesures
policières.
La tenue de la 1ère conférence des
CDR constitua une opportunité pour le CNR dans la conception de son
action anti-prostitution. Elle préconisa des actions préventives
d'une part et des actions curatives d'autre part.
Les actions préventives consistèrent à la
sensibilisation sur les risques de la prostitution, à l'éducation
sexuelle dans les écoles et secteurs, à l'actualisation de la Loi
N°11/64/AN du 4 août 1964 portant réglementation de la
circulation des mineurs et fréquentation des dancings, salles de
cinéma ..., l'interdiction de la projection des films
pornographiques.428 Les CDR géographiques furent
sollicités pour faire respecter ces mesures.
Quant aux actions curatives, elles devaient aider à
trouver des emplois aux prostituées et permettre leur réinsertion
sociale.429 Le CNR décria le chômage comme une des
causes essentielles de la propagation de la prostitution. Il était
impératif donc de concevoir des activités professionnelles pour
les prostituées afin qu'elles délaissent leur "service" : «
La lutte contre le fléau de la prostitution est indissociable de la
transformation qualitative et l'édification d'une société
nouvelle [...] dans laquelle des membres s'épanouiront par l'exercice
d'activités productives et plus saines », déclarait
Thomas SANKARA le 08 mars 1986. Les activités proposées furent
entre autres la couture, la coiffure, le tissage, le commerce.
Mais, cette option du CNR se heurta à des
résistances curieusement de la part des prostituées. SANKARA en
personne tenta une sensibilisation directe, mais se vit très vite
couvert de ridicules. Lors d'un entretien avec les prostituées, il
exposa un plan visant à donner un travail à toutes celles que la
précarité de la vie poussait à se prostituer. Elles lui
répondirent que leur activité ne se limitait pas à
l'équation financière ; sans doute, il fallait prendre en compte
le besoin de jouir de sa génitalité. Les ayant bien comprises,
Thomas SANKARA proposa de les marier. Ironiquement elles
426 Thomas SANKARA, discours du 08 mars 1987 : «
Libération de la femme, une exigence future » in Bruno
JAFFRE, 1989, op cit, page 304.
427 Matthias S. KANSE, « Le CNR et les femmes
: de la difficulté de libérer la moitié du ciel
» in POLITIQUE AFRICAINE N°33, 1989, Retour au Burkina, Paris,
Karthala, page 69.
428 Voir le rapport de la 1ère
conférence des CDR, page 90.
429 Ibidem.
139 rétorquèrent que certes, il avait bien les
moyens de les nourrir toutes, mais il n'était pas évident qu'il
arrivât à les satisfaire toutes.430
Figure 15: Lutte contre la prostitution : rencontre du
Président Thomas SANKARA avec les prostituées au Mess des
Officiers le 18 mai 1987. Source : Présidence du Faso - Archives
Nationales Cotes : 6 fi 754, 6 fi 756, 6 fi 757, 6 fi 758, 6 fi 759, 6 fi 760,
6 fi 761.
430 Ludo MARTENS, 1989, SANKARA, COMPAORE et la
révolution, Paris, EPO International, page 27.
Malgré ces résistances significatives provenant
des protagonistes, le pouvoir insista dans sa résolution et prit
d'assaut les localités de la ville où la prostitution battait son
plein. Il détruisit le quartier Bilbambili réputé
être le haut lieu de la prostitution, dans le cadre de la politique
d'urbanisation. Cette destruction asséna un coup décisif à
la prostitution dont l'ampleur avait notablement décru.
Assurément, le phénomène n'avait pas été
totalement anéanti, mais la politique morale révolutionnaire
l'avait décisivement réduit à un stade où elle ne
pouvait s'exprimer que de façon plus clandestine.
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