VI 2.2. Libérer la femme économiquement
Le CNR estima que l'émancipation de la femme passait
obligatoirement par son indépendance économique. Or, la femme
était pratiquement exclue de l'activité économique moderne
et seulement 5% des femmes étaient employées dans les entreprises
privées en 1983.411 Dans de nombreux secteurs de la vie
professionnelle, les femmes étaient émargées par le fait
des préétablis qui avançaient l'infériorité
de la femme et sa nullité à produire quelque chose de positif. La
situation était d'autant plus critique à cause du taux parlant de
la faiblesse de la scolarisation et de l'alphabétisation qui frappait
majoritairement les femmes. Bref, de façon globale, la situation
économique de la femme était délétère. Pour
le CNR, la responsabilité de cette précarité
économique incombait aux régimes antérieurs
célèbres par les systèmes d'exploitation qu'ils avaient
mis en place. La nécessité de promouvoir l'indépendance
économique de la femme devenait ainsi une mission exaltante pour le
CNR.
Pour ce faire, le CNR ouvrit l'accès des postes
politiques aux femmes. Depuis longtemps, ces responsabilités semblaient
être réservées exclusivement aux hommes. Le cas le plus
spectaculaire de cette ouverture fut l'entrée en force des femmes dans
l'équipe gouvernementale. A partir de 1984, les femmes
disposèrent désormais de portefeuilles ministériels
clés, une innovation extraordinaire sans doute pour bousculer les
mentalités : la gestion d'un ministère n'est pas seulement
l'apanage de l'homme, la femme peut le faire aussi, et même mieux. Il
s'agit alors d'une volonté manifeste de déboulonner tout un
système sectariste qui selon l'entendement du CNR s'accommodait bien aux
régimes capitalistes de naguère. Ainsi, à l'occasion du
renouvellement du gouvernement en août 1984, trois femmes devinrent
ministres : Adèle OUEDRAOGO au Budget, Rita SAWADOGO au Sport et aux
Loisirs et Joséphine OUEDRAOGO à l'Essor
135 familial et à la Solidarité nationale. En
1986, le nombre des femmes dans l'équipe gouvernementale passa à
cinq. Quatre femmes devinrent également hautscommissaires : Aicha TRAORE
dans le Passoré, Eve SANOU dans le Sanguié, Béatrice
DAMIBA dans le Bazèga et Germaine PITROIPA dans le Kouritenga.
La guerre à l'exclusivisme professionnel
écartant la femme fut ainsi déclenchée et força
même l'admiration du fait du caractère extraordinaire que
revêtaient les actions engagées. La femme possède les
mêmes aptitudes que l'homme. A titre d'exemple, cinq femmes suivirent la
formation de maçon et furent engagées par l'entreprise GDEIRI,
une société de construction.412 A Ouagadougou, 38
femmes, majoritairement analphabètes avaient appris à conduire
des poids lourds.413
Concomitamment, les CDR créèrent des entreprises
artisanales au profit de l'autosuffisance économique des femmes. Par
exemple au secteur 22, l'ONG SAHELSOLIDARITE subventionna avec l'aide des CDR
le montage d'une unité de fabrication de savon et de beurre de
karité ; la vente de ces produits devait alimenter la caisse d'une
coopérative créée par L'UFB.414
Malheureusement, les membres se partagèrent les rétributions de
cette oeuvre aux dépens des fonds collectifs. Il s'ensuivit une
désolidarisation des femmes du groupement, ces dernières
après avoir été bien formées optèrent pour
l'expérience individuelle.415
Cette banqueroute ne veut cependant pas dire que la
totalité des entreprises initiées ont échoué. Des
résultats satisfaisants s'en démarquent heureusement. Au secteur
30, les CDR obtinrent un moulin à mil d'une valeur de 5 millions
grâce aux cotisations infra sectorielles et au financement d'une ONG dont
l'exploitation généra des bénéfices que les CDR
utilisèrent pour l'achat d'une décortiqueuse au prix de 350 000
F.416 Ils prévirent également la création d'un
centre de métiers destiné aux femmes. Un dernier exemple
d'initiative fut la création du restaurant Yidigri à
Ouagadougou. Ce restaurant dont le nom (en moore) signifiait
épanouissement avait été encouragé par le pouvoir.
Par exemple, le mercredi 03 décembre 1986, Thomas SANKARA au sortir du
conseil des ministres, avait invité son gouvernement dans ce restaurant
pour prendre le repas du soir.417 De façon globale, la
création des entreprises en faveur de la femme a touché tout le
territoire national où existaient des CDR.
412 Ludo MARTENS, 1989, SANKARA, COMPAORE et la
révolution, Paris, EPO International, page 26.
412 Ibidem.
413 Ibidem.
414 Sylvy JAGLIN, 1994, Gestion urbaine partagée
à Ouagadougou : pouvoirs et périphéries, Paris,
Karthala, page 338.
415 Ibidem.
416 Ludo MARTENS, 1989, op cit, page 26.
417 L'INTRUS N°0024 du 05 décembre
1986, n Vivre avec les masses ou bouffer avec les masses ? .0, page 7.
136
Il reste cependant que de l'avis de certains observateurs, ces
entreprises ont eu peu de réussite. C'est l'avis par exemple de Sylvy
JAGLIN qui soutient que ces entreprises de par leur aspect embryonnaire et
leurs fortunes aléatoires, bénéficiaient faiblement de la
mobilisation de la population, ce qui créait des entraves à la
capacité des CDR à encadrer dûment le développement
local.418
Malgré tout, il convient de complimenter l'initiative
de toutes ces entreprises qui au-delà des considérations
matérielles et pécuniaires, a défait là une
psychologie sexiste longtemps distillée par des traditions ancestrales
et a libéré l'énergie productrice maintenue en sommeil
chez la femme. Des efforts fort louables ont été faits pour
faciliter l'accès de la femme à l'éducation. La
scolarisation des jeunes filles connaît un envol sans
précédent. En même temps, les CDR et l'organisation des
femmes incitèrent les femmes analphabètes à suivre les
cours d'alphabétisation. Cette extension de l'éducation à
la femme devait renforcer le sentiment de cette dernière quant à
sa capacité d'être elle-même l'artisan de son
épanouissement économique, gage de renforcement de la
révolution.
En 1985, le pouvoir tenta l'institution d'un salaire dit vital
pour aider économiquement les femmes. Il était question de
prélever directement sur les salaires des maris une somme pour leurs
épouses à la fin de chaque mois. Cette mesure « se
justifie par le fait que les problemes liés notamment a
l'éclatement de la famille traditionnelle et aux conséquences
psychosociologiques qui en découlent amènent de nombreux peres de
famille a s'adonner a l'alcoolisme ou a entretenir des a · mattresses
», laissant dans un dénuement plus ou moins total épouses et
enfants ».419 Par rapport à ce
phénomène, Thomas SANKARA déclarait : « l'Etat ne
contraint personne au mariage, mais exige que celui qui fonde un foyer assume
ses responsabilités [...]. Il y a des hommes qui transforment leurs
femmes en bonnes a domicile, refusant cependant de leur donner un salaire de
bonne, et dissipent en futilités l'argent du foyer. Ce qui du point de
vue de la morale simple est immoral, est pour la révolution
démocratique et populaire inacceptable ».420
Le salaire vital avait attisé bien d'espoir chez de
nombreuses femmes, mais n'a connu guère d'application à cause de
la résistance accrue que son institution avait suscitée chez les
hommes. Ces derniers n'étant déjà pas contents du nombre
croissant des femmes à la tête des institutions publiques de
l'Etat.421 « L'idéologie féodale
418 Sylvy JAGLIN, 1994, Gestion urbaine partagée
à Ouagadougou : pouvoirs et périphéries, Paris,
Karthala, page 339.
419 Christine BENABDESSADOK, 1985, « Femmes
et révolution : comment libérer la moitié de la
société » in POLITIQUE AFRICAINE N° 20, Le
Burkina Faso, Paris, Karthala, page 62.
420 Lire le discours de Thomas SANKARA à l'An II de la RDP
in SIDWAYA N°327 du 06 août 1985, p.p. 1 - 5.
421 Richard BENEGAS, 1993, Insoumissions populaires
et révolution au Burkina Faso, Bordeaux, CEAN, page 73.
137 persiste ; les femmes sont mineures, elles doivent
"etre chapeautées par les hommes ».422
Au-delà de ces mesures socioprofessionnelles, la libération de la
femme, c'était aussi la restaurer dans sa dignité. Le respect de
cette dignité était la plénitude de l'importance de la
femme dans la société. Dans ce sens, le CNR entreprit de lutter
contre la prostitution.
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