V.2.6. Compter sur ses propres forces : « Produire et
consommer burkinabe »
Le rêve d'une économie indépendante,
autosuffisante et planifiée était une antienne dans tout le
discours et toute l'action du CNR. La concrétisation de ce rêve
sans l'engagement du peuple demeurait mythique. Conscientiser et
responsabiliser le peuple pour qu'il soit le répartiteur de son
bien-être faisait partie donc des préoccupations du CNR. Thomas
SANKARA déclarait à ce sujet : « Je suis profondement
convaincu que le peuple voltalque peut faire son bonheur lui-meme et etre
l'artisan de son propre developpement ».344 «
Travailler par soi-meme et pour soi-meme, c'est l'expression de la volonte
du peuple qui loin d'être une spiritualite est realite vivante et
agissante ».345 Le CNR décida alors à
travers les CDR de développer des initiatives productrices de
richesses.
On assista jusqu'en fin 1986 à la création de
champs collectifs par les CDR. Les travaux de ces champs devaient être
assurés par tout le monde à travers les CDR. Mais, ces champs
collectifs n'avaient pas connu réellement le succès
escompté, surtout dans le milieu urbain où la réticence
des fonctionnaires était manifeste. Il s'ensuivit dès lors des
méthodes contraignantes à l'endroit des non participants aux
travaux.
L'exemple le plus intéressant dans ce registre
d'initiatives productrices fut celui des étudiants de
l'Université de Ouagadougou. Ces derniers disposaient d'un centre
à Nioko 2 où ils menaient des activités agropastorales. En
1987, on dénombrait dans leur porcherie, plus de 100 porcs, et dans leur
poulailler, 580 pondeuses et 180 poules de chair ; enfin, ils exploitaient un
champ d'arachide de 3 hectares pendant les vacances.346
A partir de 1987, dans le cadre de l'adoption du plan
quinquennal de développement populaire, le CNR lança un nouveau
mot d'ordre à contenu politique, économique et social : «
Produire et consommer burkinabé ».
La rhétorique du CNR à travers ce mot d'ordre
était non seulement, comme nous l'avons déjà
observé, d'inculquer dans l'esprit des Burkinabé, le sens et
344 Propos recueillis par un journaliste de la PANA
(Organe de presse de l'Unité Africaine) Muktar Kablai Mustapha lors d'un
entretien rapporté par CARREFOUR AFRICAIN N° 790 du 12
août 1983, page 26.
345 Jean Luc BONKIAN, « La vie des CDR
» in CARREFOUR AFRICAIN N° 795 du 09 septembre 1983, page
10.
346 Sassan KAMBOU « CDR de
l'Université de Ouagadougou : au-dell de la théorisation
» in CARREFOUR AFRICAIN N° 974 du 13 février 1987,
pages 18 et 19.
118 tout le bien d'un développement participatif, mais
encore de leur souligner la nécessité de la consommation des
produits nationaux comme base d'un auto-développement durable. En
prétendant mener une « lutte contre les agressions
l'impérialisme »,347 le CNR professait ainsi un
certain protectionnisme qu'il est intéressant de remarquer. Dans une
période où la révolution était arrivée
à faire développer des entreprises collectives
(coopératives et autres...) générant des produits locaux
assez substantiels, cette attitude du CNR dénotait un réalisme
économique qu'il faut saluer.
Prenons par exemple la production des fruits et des
légumes. Elle connaît une hausse suscitée par les
encouragements du pouvoir révolutionnaire. Une grande quantité de
cette production devait être exportée vers le marché
européen. Cependant, le marché extérieur sabotait parfois
les contrats d'exportation. Ainsi, 40 tonnes de haricots verts furent
abandonnées à l'aéroport dans le courant de l'année
1987.348 Pour pallier cette situation décevante pour les
producteurs, l'Etat dicta une improvisation pour écouler la production,
ne serait-ce qu'à moindre coût. Il contraignit les fonctionnaires
à acheter le haricot.349 On effectua un battage
médiatique pour apprendre aux citoyens à consommer leur haricot
vert. Cette situation permit au CNR de réaffirmer la pertinence de son
mot d'ordre.
La deuxième illustration concerna le textile. Avec une
production de 100 mille tonnes de coton en moyenne par an, le Burkina Faso ne
possédait cependant qu'une petite usine dont la capacité de
transformation n'excédait pas 3000 tonnes, soit 2% en
moyenne.350 Pour lancer ce secteur, le pouvoir décida
d'obliger les fonctionnaires à s'accoutrer avec le faso dan
fani(expression de langue dioula signifiant tissu du pays), la
cotonnade locale, pendant les heures de service. Les membres du gouvernement
devaient donner l'exemple pendant les cérémonies officielles. Par
ces nouvelles dispositions, le pouvoir instaurait une nouvelle logique
vestimentaire. Elle découlait aussi de la préoccupation du CNR de
pourvoir un marché de consommation aux femmes qui se regroupaient dans
de petites coopératives de tissage.351
Au-delà de l'aspect protectionniste de ce mot d'ordre,
sa fonction didactique fut aussi d'exhorter les Burkinabé à
assumer leur histoire en étant les levains d'une fierté
nationale, d'un patriotisme révolutionnaire. Thomas SANKARA disait
à ce propos : « Nos réflexes de consommateurs devront
etre révisés quant a nos gouts, nos couleurs, nos habitudes. Ce
sera hautement patriotique que de consommer Burkinabé ». Mais,
le mot d'ordre « produire et consommer burkinabé » ne
suscita pas l'assentiment de
347 SGN-CDR, « Conférence nationale
des CDR : le canevas des débats et des syntheses » in
CARREFOUR AFR1CA1N N° 974 du 13 février 1987, page 13.
348 Basile GUISSOU, 1995, Burkina Faso : un espoir
en Afrique, Paris, L'Harmattan, page 127.
349 Ibidem.
350 Idem, page 126.
351 Idem, page 127.
119 la grande majorité du peuple. Même dans
l'institution gouvernementale, l'unanimité ne fut pas acquise. Le
journal satirique L'INTRUS avait remarqué cette
résistance insidieuse lors des conseils des ministres du 29 octobre 1986
et du 05 novembre 1986 ; très peu de ministres avaient porté le
faso dan fani.352 Le 29 octobre 1986, le jour même de
la consécration de la mesure de revalorisation de la cotonnade, «
pas un seul membre du gouvernement portait cette affaire!
».353 « Pourquoi les ministres les plus assidus dans
le port du boubou ont opté ces temps-ci pour la soie et la laine
importées, sachant bien que cela contribue a résorber le chomage
chez les autres tout en accentuant le fléau chez nous ?
»354 se demandait L'INTRUS ? La décision
incubait alors des objections au niveau de l'instance dirigeante. « La
pression contre cette mesure fut trts forte dans les ministeres, surtout au
niveau des élites syndiquées a la recherche de prétexte
pour s'opposer a un régime qui avait sérieusement réduit
leur marge de manceuvres en créant ses propres structures de
mobilisation ».355 Dans les services, la résistance
au port du faso dan fani avait pris une forme ironique. En se rendant
au travail, certains fonctionnaires s`habillaient à l'occidental, tout
en prenant le soin d'emporter dans leurs sacs ou dans un sachet, le faso
dan fani. Lorsque les bruits d'une visite inopinée de Thomas
SANKARA se faisaient entendre dans les couloirs, ils enfilaient très
rapidement la cotonnade. Ainsi, le faso dan fani avait pris le surnom
de « Sankara arrive ».356 La chute du CNR le 15
octobre 1987 charria l'abandon de ce nouvel usage vestimentaire et
alimentaire.
Tout compte fait, le jeu des CDR dans la sphère
économique a permis au CNR d'étatiser le secteur. Ce fut la mise
en vigueur d'une nouvelle approche économique basée sur
l'austérité et la participation effective des
collectivités sous la houlette des structures populaires
révolutionnaires. La quintessence de cette redéfinition de
l'économie qui était d'amener les masses à être
elles-mêmes les chantres d'un auto-développement fut à
l'origine d'un chamboulement des logiques économiques antérieures
au bénéfice des idéaux défendus par la
révolution. Cette nouvelle définition concourrait à
distiller une morale révolutionnaire grâce aux CDR dans leurs
relations avec les masses en vue de créer la société
nouvelle réclamée par le DOP.
352 L'INTRUS N°0020 du 7 novembre 1986 : N
Tenue officielle burkinabe, vidons nos garde-robes I, page 4.
353 Ibidem
354 Ibidem
355 Ludo MARTEN, SANKARA, COMPAORE et la
révolution, Paris, EPO International, page 135
356 Témoignage de Gervais OUEDRAOGO dans le
film Thomas SANKARA, l'homme intègre du réalisateur belge
Robin SHUFFIELD.
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