L'observation minutieuse des méthodes de gestion
économiques prônées par le CNR enseigne que la base de la
conception socio-économique de développement de la
révolution était foncièrement imprégnée d'un
ascétisme. Par l'ascétisme, le CNR marquait sa volonté
d'éduquer le peuple à vivre en fonction des
réalités économiques du pays. Ainsi, l'esprit de sacrifice
et d'abnégation fut imprimé avec récurrence dans les
discours pour cet effet. Si le peuple veut construire son bonheur, il faut
qu'il se sacrifie.
L'austérité devait se traduire par l'abandon
des dépenses et des investissements de prestige, la compression
budgétaire, des cotisations... Elle
260 La première conférence nationale sur le budget
eut lieu le 03 décembre 1984 à la Maison du Peuple.
261 Bruno JAFFRE, 1989, Burkina Faso : les
années sankara, Paris, L'Harmattan, page 148.
262 Ibidem.
97 impliquait aussi une pédagogie pour amener les gens
à refuser l'enrichissement facile et déloyal aux dépens de
l'Etat et de les aider à avoir du respect pour la chose publique.
Au fond, la démarche du CNR était de
conscientiser le peuple et de le faire prendre part activement à son
projet d'édification d'une économie indépendante et auto-
suffisante. La construction d'une telle économie était
chimérique sans un peuple conscientisé et engagé
véritablement à travers les CDR.
L'engagement du peuple devait se traduire d'une part, par son
acceptation d'une gestion rigoureuse des biens de l'Etat en vue de constituer
des bases de financement concrètes. D'autre part, cet engagement devait
se concrétiser par des sacrifices physiques, matériels et
financiers : c'est dire que le peuple devenait artisan de son
développement économique. Il ne fallait plus attendre que les
gestes de financement viennent de l'étranger. Le peuple pouvait se doter
d'une base économique indépendante et auto-suffisante en
acceptant de faire non seulement des dons pécuniaires ou
matériels à l'Etat, mais aussi en allouant sa force physique.
Ce fut ainsi que le CNR initia deux programmes populaires en
comptant sur la mobilisation du peuple canalisé par les CDR. Le premier
fut le Programme Populaire de Développement (PPD) et le second, le Plan
Quinquennal de Développement Populaire (PQDP).
Toutes les économies obtenues par la politique
d'austérité économique et les fonds
récupérés à travers les TPR furent utilisées
pour la réalisation de ces programmes.
Le PPD fut lancé officiellement le 1er octobre 1984
avec pour finalité l'amélioration des conditions de vie de la
population et le développement de l'infrastructure du pays par la
construction d'habitats, de routes, de magasins, de dispensaires,
d'écoles... Comme l'a indiqué Basile GUISSOU, le PPD devait
servir de socle dans son ensemble à une croisade contre la
pauvreté.263 Il affirme à ce propos : « Ce
programme qui ambitionnait de réaliser les deux objectifs fondamentaux
d'indépendance et d'autosuffisance économique en comptant en tout
premier lieu sur la force de travail des masses populaires mobilisées au
sein des Comités de Défense de la Révolution (CDR)
consistait en un ensemble d'opérations ponctuelles sectorielles dont la
réalisation devrait permettre d'apporter [...] une solution a divers
problèmes vécus par les masses populaires rurales et urbaines
dans des secteurs tels la production vivrière, l'alimentation en eau,
l'habitat, les infrastructures socio-économiques de base
».264 Le coût global de ce vaste programme fut
évalué à 160 milliards, soit trois fois le budget
263 Basile GUISSOU, 2002, « Histoire et
pauvreté au Burkina Faso » in La pauvreté une
fatalité ? Paris, UNESCO/ Karthala, page 107.
264 Ibidem.
98 national.265 Le CNR comptait sur la
mobilisation populaire pour baliser les lacunes de ce programme. Chose acquise,
puisque la participation populaire a été très
significative permettant la réalisation de bon nombre d'investissements
sociaux. La concrétisation du PPD a été estimée
entre 70% et 80%.266 Ce qui est vraiment intéressant ici,
c'est l'effectivité de la participation populaire ayant donné du
succès au projet.
Le PPD au-delà de ses objectifs constitua une
école d'éducation socioéconomique dont l'essentiel de
l'enseignement fut d'aider le peuple à compter sur ses propres forces :
« A travers la réalisation des chantiers, le Programme
Populaire de Développement vise l'affirmation de notre volonté
d'indépendance, la manifestation de notre capacité a
-etre nous-m-emes ».267
Le succès du PPD incita le CNR à lancer un
autre projet le 03 avril 1985, le Plan Quinquennal, une sorte de PPD bis, en ce
sens qu'il poursuivait les mêmes objectifs que le PPD. Sa
différence se situait surtout au niveau de sa durée ; il
s'étalait sur cinq ans. En fait, le PPD a été une
expérience ayant servi de base pour le plan quinquennal.
Le CNR se basa fondamentalement sur les CDR pour la
conception et la mise en route de ce plan quinquennal. Pour
l'élaboration du plan, les trente secteurs de la ville de Ouagadougou
conçurent chacun un avant-projet de ce programme. C'est ainsi que des
plans quinquennaux de secteur furent élaborés. Par exemple, le
secteur 20 mit l'accent sur les investissements tandis que le 22 misa davantage
sur l'alphabétisation, les campagnes de reboisement et les
activités économiques telles l'élevage et le
maraîchage.268
Pour conférer davantage au plan quinquennal une
envergure populaire, le CNR entreprit d'amoindrir le rôle politique et
militaire des CDR au profit du rôle socio- économique. Cette
reconversion fut éloquemment exprimée lors de la deuxième
conférence des CDR tenue à Dédougou du 30 mars au 03 avril
1987 avec pour thème : Rôle des CDR dans l'édification
d'une économie indépendante.
De cette conférence, Sylvy JAGLIN affirme qu'elle a
conforté l'effacement des fonctions politiques et militaires
initialement privilégiés, au profit d'une approche plus
socio-économique de la mobilisation locale.269 Les CDR furent
alors désignés comme les principaux acteurs de l'exécution
du mot d'ordre « Produisons et consommons burkinabé
». Ils durent également participer à l'inauguration des
grands travaux
265 Bruno JAFFRE, 1989, Burkina Faso : les
années sankara, Paris, L'Harmattan, page 140.
266 Ibidem.
267 Propos de Thomas SANKARA lors de son discours introductif du
PPD in CNR, 1984, Programme Populaire de Développement : octobre
1984-décembre 1985, page 3.
268 Sylvy JAGLIN, 1995, Gestion urbaine partagée
à Ouagadougou : pouvoirs et périphéries, page 506.
269 Idem, page 269.
99 nationaux. Pour ce faire, il fut créé le
Service Populaire de Construction de la Patrie (SPCP)270 auquel tout
Burkinabé avait le devoir de consacrer trois semaines dans
l'année.
La redéfinition du rôle des CDR en faveur du
secteur socio-économique avait pour but certes de consacrer
l'effectivité des objectifs du plan quinquennal par la mobilisation des
ressources de la population. Il faut cependant mentionner qu'elle
procédait d'une diplomatie du CNR pour accorder aux CDR de base des
circonstances leur permettant de renouveler leur popularité, leur
légitimité au sein de la population dont la confiance à
leur endroit était corrodée à cause des abus. Thomas
SANKARA leur lança un appel à profiter de l'opportunité
pour améliorer leur image de marque.271
Dans l'ensemble, les programmes populaires de
développement du CNR furent exécutés avec succès
grâce au sursaut populaire créé par les CDR. Ces programmes
offrirent aux neuf millions de Burkinabé de rassembler eux-mêmes
les moyens et les énergies utiles pour changer quantitativement et
qualitativement leurs conditions de vie. « Ainsi, furent brisés
des mythes tenaces dans les esprits d'une population littéralement
matraguée jusgu'ici par une propagande misérabiliste, vouant le
pays a sous-estimer toutes ses réserves d'espérances
».272
La suite de notre travail ponctue sur les grandes oeuvres qui
ont été opérées dans le cadre de ces programmes
pour rendre meilleures les conditions de vie.
Le CNR lança la bataille du rail en février
1985 dans l'ambition de construire une ligne ferroviaire reliant Ouagadougou
à Tambao, localité située au Nord sahélien du
Burkina Faso. Une telle réalisation permettait non seulement de
désenclaver le Sahel, mais aussi et surtout, elle exposait
l'opportunité d'exploiter 17 millions de tonnes de
manganèse273 prisonnières du désert
inaccessible du Nord, et 6,5 millions de tonnes de calcaire274
pouvant alimenter une cimenterie à Ouagadougou au service des
entreprises de construction obligées à l'époque de se
tourner vers les pays limitrophes pour le ravitaillement en ciment. Enfin, le
chemin de fer allait créer des traits d'union entre l'Ouest, le Sud, le
Centre et le grand Nord engendrant ainsi des conditions favorables aux
échanges commerciaux.
270 Voir CARREFOUR AFRICAIN N°982 du 10
avril 1987 à la page 14.
271 SGN-CDR, « Conférence nationale
des CDR : le canevas pour les syntheses » in CARREFOUR AFRICAIN
N°974 du 13 février 1987, page 10.
272 Basile GUISSOU, 1995, Burkina Faso : un espoir
en Afrique, Paris, L'Harmattan, page 123.
273 Ludo MARIENS, 1989, SANKARA, COMPAORE et la
révolution, Paris, EPO International, page 168.
274 Ibidem.
100
La réalisation du projet coûtait très
cher puisqu'il fallait 380 km de chemin de fer pour faire la liaison entre
Ouagadougou et Tambao, soit un coût global de 40,380 milliards de francs
CFA.275 Pourtant les financiers internationaux avaient
dédaigné d'adjuger leurs rentes pécuniaires pour la cause.
A ce propos, Helmut ASCHE affirme : « La ligne ferroviaire a
été tout au long de l'histoire du Burkina, un des plus grands
projets de développement, mais aussi un des plus contestés par
ceux qui pensent "etre dépositaires de la bonne méthode
d'évaluation ».276
Malgré tout, le CNR tenta l'aventure avec volontarisme
en s'appuyant sur ses structures populaires de mobilisation. Les CDR firent
alors oeuvre de propagande active pour intégrer la population tout
entière à travailler pour la finalisation du projet qui devint
très vite symbole de construction de la patrie.
L'effectivité et l'efficacité de la
participation de la population furent ainsi gagnées. En effet, les
populations à travers les CDR, et même des sympathisants
internationaux, se mobilisèrent largement pour cette bataille. Hormis
les matériels et matériaux de construction, l'Etat était
exempté des dépenses liées à la main-d'oeuvre. Les
travailleurs pourvurent eux-mêmes à leur restauration. On
enregistra même des dons de matériels ou de matériaux et
des dons d'argent émanant de particuliers ou de sociétés
pour la réalisation du projet.277
Au total, la canalisation des contributions de toutes natures
de la population par le biais des CDR, conjuguée avec les efforts du
gouvernement, permit la pose du rail sur une distance de 100km reliant ainsi
Ouagadougou à Kaya. Certes, en fin de compte, on n'a pas réussi
à conduire le chemin jusqu'à Tambao et le désenclavement
du Sahel est resté jusqu'à nos jours une équation non
résolue. Toutefois, on peut consentir que la bataille du rail a connu du
succès eu égard à la modicité des moyens de l'Etat
qui pourtant ne s'était pas confiné dans le fatalisme. En amenant
la population à s'engager à travers les CDR dans cette bataille,
le CNR a réussi un exploit qui ne pouvait qu'être impossible sous
les régimes politiques antérieurs.