Pour commencer, il est important pour nous d'évoquer
la conjoncture qui prévalait au niveau de la communauté musulmane
à l'avènement de la révolution.
Cette appréciation nous amène à
constater que la communauté des musulmans de la Haute-Volta souffrait
d'une crise qui mettait mal en point son unité. Ainsi, on pouvait noter
la coexistence de trois mouvements de musulmans :
ü la CMB (Communauté Musulmane du Burkina)
;226
ü le MSB (Mouvement Sunnite du Burkina) ; 227
ü l'AITB (Association Islamique de la Tijanyya du
Burkina).228
Tous ces démembrements témoignaient bien de
l'ampleur des dissensions au sein de l'ensemble de la communauté des
musulmans. Restons sur ce point pour souligner qu'au début, la CMB fut
la toute première organisation structurée qui représentait
tous les musulmans de la Haute-Volta. Mais peu après son installation,
l'immixtion du moog-naaba229 dans ses affaires et des
luttes de prééminence générèrent des
tensions aboutissant en fin de compte à son implosion avec la
création du MSB et de l'AITB, respectivement en 1973 et en 1979.
Cependant, en dépit de ces scissions, la CMB restait
l'organisation la plus représentative des musulmans. De ce fait, elle
bénéficiait d'une assise populaire considérable que ses
concurrentes n'avaient pas. Egalement, son importance numérique faisait
d'elle une organisation dont les différents régimes politiques
qui s'étaient succédé devaient tenir compte. Il faut
ajouter que la CMB était un creuset dans lequel foisonnaient des
intrigues qui tendaient souvent à détériorer le climat
225 Achille TAPSOBA : entretien du 27 août 2005
à l'Assemblée nationale.
226 La CMB (avant 1984 CMHV)
227 Le MSB (avant 1984 MSHV) fut fondé par une
dissidence de la CMB en 1973.
228 L'AITB (avant 1984 AITHV) a été
créée en 1979.
229 A partir du XVIIIe siècle les
Moog-nanamsé s'étaient convertis superficiellement à
l'islam. Ils avaient admis des marabouts dans la cour royale qui étaient
chargés d'oeuvrer pour la consolidation de leur pouvoir. Ils avaient un
imam qui était considéré comme dignitaire de la cour. A la
création de la CMB, le Moog-naaba avait réussi à faire
accepter son imam, comme imam national. Mais à la mort de ce dernier en
1966, la volonté de la CMB de se soustraire de l'influence du Moog-naaba
pour le choix d'un nouvel imam national avait été à
l'origine d'un conflit entre l'organisation musulmane et le Moog-Naaba, ce
dernier oeuvra énergiquement à l'affaiblissement de la CMB qui
avait pris ses distances vis-à-vis de lui.
84 sociopolitique du pays. Dans le souci de prévenir
des débordements d'envergure, les pouvoirs qui se sont
succédé depuis l'indépendance jusqu'à
l'avènement de la révolution, ont dû intervenir pour
apaiser la situation. Nous précisons que notre réflexion va
surtout insister surtout sur la CMB, cela pour deux raisons. Primo
parce que la majorité des musulmans s'y reconnaissaient.
Secundo, elle était le milieu musulman où les tensions
avaient connu une exacerbation et une permanence ayant nécessité
l'intervention de l'Etat. La MSB et l'AITB, du fait de leur minorité,
n'avaient pas une cristallisation de tensions comme au niveau de la CMB.
A l'avènement de la révolution, la CMB
était de toute évidence agitée par son rituel de querelles
intestines. La structure connaissait une division ouverte tenue en veille par
la constitution de clans qui s'affrontaient.230 Ce malaise
était un prolongement d'une grande crise antérieure
occasionnée par la démission de Oumarou KANAZOE231 de
la présidence de l'organisation. Sa succession provoqua des intrigues et
intensifia les luttes internes. Après mille tractations, le grand imam
Abdoul Salam TIEMTORE232 fut mandaté pour présider la
CMB jusqu'à la prochaine rencontre. Celleci eut lieu en mai 1983 et
retint une seconde fois Abdoul Salam TIEMTORE à la tête de
l'organisation. Ce dernier pour régler les comptes à ses
détracteurs procéda au limogeage de certains de ceux-ci des
postes clés de l'organisation.
La tension devint explosive et les clans qui s'étaient
constitués s'affichèrent définitivement : d'une part, il y
avait le grand imam appuyé par les autres imams et les marabouts qui
formaient un camp de conservateurs ; d'autre part, les intellectuels
(formés dans les universités françaises et arabes) et les
commerçants moyens préconisaient une levée de boucliers
contre les marabouts dont les abus étaient reconnus.233 Ce
fut dans cette conjoncture complexe que se trouvait la CMB au moment du
déclenchement de la révolution.
Le projet de révolutionnarisation de tous les secteurs
de la société entraîna une intervention du CNR dans la
crise religieuse qui secouait la CMB. Il s'appuya sur les CDR et le
Ministère de l'Administration Territoriale et de la
Sécurité pour trouver une solution à la crise.
230 Assimi KOUANDA, « Islam et
société au sud du SAHARA » in CAHIERS ANNUELS
PLURIDISCIPLINAIRES, 1989, Paris, Edition de la Maison des Sciences de L'Homme
(avec le concours de l'Université Paris VII), page 20.
231 Homme influent à cause de sa grosse
fortune, Oumarou KANAZOE a été porté à la
tête de la CMB en 1977 lors d'une assemblée
générale. Mais en 1982, estimant qu'on le suivait seulement
à cause de ses biens, celui-ci avait démissionné.
232 Celui-ci fut élu grand imam en 1966 en
remplacement de Mahama BAGUIAN décédé. C'est sa
désignation qui avait occasionné le conflit entre la CMB et le
Moog-naaba.
233 Assimi KOUANDA, « Les conflits au
sein de la communauté musulmane du Burkina, 1962 - 1986 », in
CAHIERS ANNUELS PLURIDISCIPLINAIRES, 1989, Islam et sociétés
au sud du Sahara, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme,
page 20.
85
Se saisissant du problème, le ministre de tutelle,
Ernest Nongma OUEDRAOGO proféra des menaces à l'adresse de la CMB
tout en lui demandant de procéder à la création de CDR en
son sein. Dans une lettre confidentielle234datée de 1986, il
lui déclara ceci : « J'ai l'honneur de vous rappeler que depuis
l'insurrection populaire du 04 aout 1983 et l'avenement du Conseil National de
la Révolution, des efforts ont été suffisamment investis
pour trouver un modus vivendi avec toutes les organisations et autres
associations dont la communauté musulmane. [...]. Toutes les
organisations religieuses du Burkina Faso semblent avoir compris
définitivement cette ligne de démarcation ou ligne de violence
révolutionnaire, sauf la votre. A cet égard, je voudrais rappeler
a votre intention et a celle des membres de la communauté musulmane ce
qui suit : l'ceuvre de construction patriotique entreprise par le peuple
burkinabé depuis l'historique nuit du 04 aout 1983 ne tolérera
aucune entrave, ni diversion, et l'ordre public révolutionnaire ne
peut-être troublé sous quelques prétextes que ce soit,
fut-il religieux ! Or les activités de votre association [...]
marquées par des pratiques et complots inter individus, des
communiqués de guerre de clans a la sicilienne, ne cessent de me
préoccuper ... ». En poursuivant son réquisitoire
contre la CMB, il exigea l'organisation d'un nouveau congrès en avril
1986 pour élire un nouveau bureau plus conscient de ses
responsabilités devant le peuple et une restructuration de la CMB en
associant les structures insurrectionnelles (CDR).
Malgré l'intervention directe du ministre, les remous
à l'intérieur de la CMB ne connurent pas leur épilogue.
Conscient de l'urgence de la crise, le CNR s'en saisit. Thomas SANKARA convoqua
une réunion en juin 1986 avec tous les protagonistes de la crise. A
l'occasion de cette rencontre, les autorités politiques
déployèrent un dispositif militaire impressionnant pour assurer
la garde de la salle où elle avait lieu. Pour dissuader les
participants, l'ordre avait été donné aux militaires de
liquider toute personne qui tenterait de quitter la salle avant la fin de la
rencontre.235 Les discussions durèrent dix heures dans une
atmosphère de peur. Dans son allocution, Thomas SANKARA accusa les
musulmans de porter des habits blancs sans être intérieurement
blancs et leur exigea une solution à la crise : « Je vous
enferme ici - Tant que vous n'aurez pas trouvé un terrain d'entente,
personne ne sort, personne n'entre - Personne ne boit, personne ne mange
».236 Ensuite, « devant nos inconciliables ahuris, il
donna ordre aux gendarmes, gardes de corps et autres porteurs de kalach et
grenades de tirer a vue sur le premier qui oserait pointer le bout du nez dans
le couloir. Là-dessus, il
234 Lettre confidentielle N° 0629/MATS/CAB
citée par Issa CISSE, 1994, Islam et Etat au Burkina Faso de 1960
à 1990, thèse de doctorat, Université de Paris VII/UFR
Géographie, Histoire et Sciences de la Société, page
373.
235 CISSE Issa, 1994, Islam et Etat au Burkina
Faso de 1960 à 1990, thèse de doctorat, Université de
Paris VII/UFR Géographie, Histoire et Sciences de la
Société, page 375.
236 L'INTRUS N°000 du 20 juin 1986 : «
Ché~tane vaincu par le DOP A, pages 1 et 6.
86 claqua la porte ».237 A l'issue
des discussions, les protagonistes consentirent à se pardonner et
à resserrer leurs liens pour la fraternité islamique au Burkina
Faso. Dans ce sens, ils prirent d'autres décisions d'apaisement : entre
autres, le maintien du grand imam de Ouagadougou et de son bureau à la
tête de la CMB.238
Malgré cela, l'esprit de ces clauses ne fut jamais
respecté et les divisions persistèrent. Chaque clan chercha
à bénéficier d'un appui au sein du pouvoir. Des
congrès furent organisés parallèlement. Dans le cadre de
la révolution des mentalités, le CNR décida l'interdiction
de la mendicité. Les CDR furent chargés de veiller au respect de
décision. Ceux-ci s'en prirent aux maîtres des écoles
coraniques. De même, ils se mirent à persécuter les
marabouts. A ce propos, Adama TOURE dit ceci : « On allait poster des
CDR ou des policiers auprès des grands marabouts qui étaient bien
connus a Ouagadougou. Le président pensait que ces gens allaient dire
des choses contre le régime, qu'ils étaient puissants et de ce
fait, ils pouvaient nuire a la révolution ».239
Enfin, le régime décida de prendre des
dispositions pour émanciper la femme. Dans ce cadre, les CDR
dénoncèrent la polygamie, accusant des musulmans d'être les
promoteurs de cette pratique matrimoniale. Pourtant, l'islam admet cette
dernière comme juste. Dans la foulée, ils interdirent aux gens de
donner leurs filles en mariage et supprimèrent en même temps la
dot. Or, c'était des usages courants dans le monde musulman qui se
voyait du coup contrarié. Les CDR furent également chargés
de contrôler l'organisation du pèlerinage à la
Mecque240... Autant de mesures qui n'avaient d'autre connotation
politique que l'affaiblissement des structures dirigeantes de la
communauté musulmane pour mieux la subordonner.
Tout compte fait, on en vient à constater que la
révolution n'a pas été une période de grâces
pour la communauté musulmane. Un constat que partage largement le
vice-président de la communauté en ces termes : « En ce
qui concerne présentement, j'ai nommé notre organisation la
Communauté Musulmane du Burkina Faso, la période qui l'aura
singulièrement et fortement marquée depuis son existence [...],
cette période exceptionnelle est incontestablement celle qui couvre les
années 1983-1987. Cette période aura été la plus
éprouvante, la plus dure, la plus sombre ... »
.241
Pour conclure, les institutions religieuses sous la
révolution sans exception ont subi des persécutions, lesquelles
résumaient suffisamment la volonté du
237 L'INTRUS N°000 du 20 juin 1986 : N
Ché~tane vaincu par le DOP A, pages 1 et 6.
238 Assimi KOUANDA, « Les conflits au
sein de la communauté musulmane du Burkina, 1962 - 1986 », in
CAHIERS ANNUELS PLURIDISCIPLINAIRES, 1989, Islam et sociétés
au sud du Sahara, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme,
page, page 21.
239 Adama TOURE : entretien du 06
juillet au Lycée de la Jeunesse.
240 Issa CISSE, 1994, Islam et Etat au Burkina
Faso de 1960 à 1990, thèse de doctorat, Université de
Paris VII/UFR Géographie, Histoire et Sciences de la
Société, page 377.
241 Propos cités par Issa CISSE, Idem, page
376.
87 CNR de voir dans toutes les institutions le reflet de la
révolution. Les méthodes d'action qui ont été mises
en oeuvre avec l'aval des CDR ont bien entendu mis à mal les organes
décisionnels de toutes les religions, les empêchant
résolument d'être des bases d'appui d'une contestation
politique.
En définitive, le projet politique du CNR avait pour
aboutissement l'élimination de toute contestation. La mise en
scène des CDR pour cette cause a été
irréfutablement révélatrice à travers des actions
marquantes de ces derniers. La finalité fut l'exigence d'une soumission
totale de gré ou de force afin que la révolution puisse
être efficace. Ainsi, aucune institution n'avait pu échapper
à l'intrusion des CDR qui devaient porter le flambeau de la
révolution partout. On peut admettre le succès de cette fronde,
mais au prix de combien d'égarements et de déviations ?
A la fin de cette partie, nous pouvons retenir que
l'avènement de la révolution a été une logique du
processus politique d'avant le 04 août 1983, qui avait nourri la
prépondérance des idées progressistes.
Bénéficiant d'un soutien populaire sans précédent,
le CNR a cherché à garder celui-ci en créant les CDR,
auxquels il convia toute la population à adhérer massivement,
pour assurer la consolidation et la pérennité de la
révolution. Avec leur sacre institutionnel et leur organisation qui se
sont effectués respectivement par le DOP et la promulgation du Statut
général des CDR, ces structures populaires jouèrent un
rôle qui permit au CNR de s'imposer politiquement. Certes, la
défense politique malgré ses débordements a
été bénéfique au projet de totalisation et de
pérennisation du régime. Mais, elle n'était pas à
elle seule suffisante pour légitimer l'Etat révolutionnaire. Il
fallait réussir la politique socio-économique. Des performances
de cette dernière, dépendait la révolution. Les CDR
allaient être la cheville ouvrière de cette bataille.