Pour comprendre la nature des relations entre le CNR et les
religions, il faut prendre en considération leurs enseignements. Leurs
discours se démarquaient aisément l'un de l'autre.
La politique du CNR s'inspirait du marxisme. Or, le marxisme
considère que la religion n'oeuvre pas en faveur de la
concrétisation de ses projets sociaux, elle est plutôt une
institution qui opère un travail de sape vis-à-vis du
système marxiste parce
207 Discours de Thomas lors des premières
assises des TPR.
77 qu'elle engourdit la société : « La
base philosophique du marxisme [...] est le matérialisme dialectique,
[...] matérialisme incontestablement athée, résolument
hostile a toute religion. [...] a
· La religion est l'opium du peuple
m. Cette sentence de MARX constitue la pierre angulaire de toute la conception
marxiste en matière de religion ».208
Cette empreinte marxiste a manifestement
répercuté sur les rapports entre le CNR et les institutions
religieuses, rapports qui s'étaient inscrits dans une certaine
conflictualité. En effet, dans le contexte de la RDP, les institutions
religieuses n'avaient pas été vues comme des forces concourant
à la quête de l'idéal politique poursuivi. La
fidélité que les révolutionnaires proclamaient à
l'endroit de leurs inspirateurs marxistes n'était donc pas de nature
à garantir des relations saines entre eux et le monde religieux. De ce
fait, on avait pu constater que sur le plan discursif ou pratique, des
partisans du CNR avaient nourri une certaine hostilité à
l'endroit des institutions religieuses qu'ils accusaient de prendre part
à la réaction contre le régime.
La création des CDR était une stratégie
du pouvoir révolutionnaire pour arriver à s'introduire dans
toutes les organisations sociales et à faire de ces dernières des
bases de soutien. Cette démarche ne trouva pas l'assentiment des
institutions religieuses dont le mutisme remarqué constituait une sorte
de résistance contre la visée dominatrice du CNR sur elles.
Concernant cette question, Edouard OUEDRAOGO (Directeur du quotidien
l'Observateur) laisse entendre ceci : « Un système
révolutionnaire ne peut pas s'accommoder de bonnes graces avec tout ce
qui est force organisée qu'il ne contrôle pas. Or cette
révolution a éclaté dans un pays [Burkina Faso] oft il
existait quand m-eme des forces organisées [religieux] qui n'ont pas
été faciles a pénétrer ».209
Dès la veille même du 04 aout 1983, Babou Paulin BAMOUNI
écrivait : « On ne peut pas parler d'évolution politique
en Haute-Volta sans tenir compte des forces féodales et religieuses
[...] qui jouent un rôle dans la vie politique voltaïque. [...] Les
forces religieuses regroupent la communauté chrétienne et la
communauté musulmane. Ces forces contribuent a l'orientation politique
des différents régimes. Pour ce faire, la communauté
chrétienne influence par ses messages les organisations syndicales et
politiques. Le haut clergé, par le Cardinal Paul ZOUNGRANA
interposé, prend chaque fois une position quant a l'orientation de la
vie politique. Cette communauté contrôle la jeunesse
voltaïque. Des organisations de jeunes ont été
implantées partout : JAC (Jeunesse d'Action Catholique), JEC (Jeunesse
Etudiante Catholique), JOC (Jeunesse Ouvrière Catholique), JTC (Jeunes
Témoins du Christ), plus d'autres mouvements parareligieux : les Guides,
les Eclaireurs, les Cceurs vaillants et Ames vaillantes, etc. Tous ces jeunes,
hommes politiques potentiels, étant entre les mains du fatalisme et de
la réaction rétrograde, il y aura pour longtemps
78 encore des esprits prêts a défendre le
systeme qui nous exploite. Du coté de la communauté musulmane, la
canalisation de la jeunesse est faite par le biais de l'école coranique
oft l'obscurantisme enveloppe un esprit conservateur. En 1973, l'on comptait
selon les statistiques 1 538 750 musulmans dans le pays. La communauté
musulmane d'une facon générale agit avec l'occultisme,
c'est-d-dire le maraboutage qui influence énormément les
Voltaïques et plus particulièrement les petit-bourgeois qui luttent
par tous les moyens pour conserver leurs postes ou leurs privileges
politico-bureaucratiques ».210 Certes, on peut
considérer ces affirmations comme personnelles, n'engageant pas
forcément ou totalement tous les leaders révolutionnaires.
Toujours est-il cependant, que ces procès des institutions religieuses
ont influencé de nombreux révolutionnaires et justifié
leur méfiance et leur agressivité vis-à-vis des
responsables religieux. Soulignons qu'après le 04 aout 1983, Babou
Paulin BAMOUNI a été promu à un poste politique important,
celui de directeur de la presse écrite. Aussi était-il
considéré comme un idéologue de la révolution
à travers ses écrits dans l'hebdomadaire CARREFOUR
AFRICAIN où il animait principalement la rubrique
Idéologie.
Les tentatives du CNR pour mettre les institutions
religieuses sous son contrôle exprimaient clairement sa crainte de voir
ces dernières dont les théories sont à l'antipode du
marxisme oeuvrer contre lui. Ces opérations allaient nourrir des
relations orageuses que nous voulons exposer dans cette partie de notre
réflexion.
Selon nos investigations, il n y a pas eu
véritablement une politique concertée de l'instance suprême
du CNR pour opprimer les institutions religieuses. Mais, comme le souligne
Edouard OUEDRAOGO, à travers même la stratégie d'action des
CDR, leurs déclarations, leurs veillées-débats, on savait
que les forces religieuses étaient dans le collimateur du pouvoir
révolutionnaire.211 D'après Achille TAPSOBA,
audelà du discours, l'opposition entre la révolution et les
religions n'était pas systématique, mais le message
vulgarisé par celles-ci n'était pas toujours de nature à
rassurer les révolutionnaires. Ceci étant, il y a eu des moments
de tension entre certains religieux et les acteurs de la révolution,
notamment les CDR.212
Nous allons limiter notre analyse sur les religions
chrétiennes et la religion
musulmane.
210 Babou Paulin BAMOUNI, « L'évolution
politique de la Haute Volta » in PEUPLES NOIRS, PEUPLES
AFRICAINS N°34 - juillet - aout 1983, pp 53 - 74, dans les sites
: http://mongobeti.arts.uwa.edu.au/ et
http://www.thomassankara.net.
211 Ibidem.
212 Achille TAPSOBA : entretien du 27 juillet 2005
à l'Assemblée nationale.
Nous allons aborder ce point en deux phases : la
première partie concerne l'Eglise catholique et la seconde les
communautés protestantes.
En ce qui concerne l'Eglise catholique, il faut noter
d'entrée de jeu que l'avènement de la révolution a
été une source de difficultés compte tenu des
résonances marxistes que celle-ci avait. Et pour cause : « Le
marxisme considere la religion et les eglises, les organisations religieuses de
toute sorte existant actuellement, comme des organes de reaction bourgeoise
servant a defendre l'exploitation et a intoxiquer [la societal
».213
En tout état de cause, la vision
révolutionnaire sur l'Eglise catholique n'était pas sans
tâche. Cette dernière étant assimilée à une
force qui oeuvrait pour le dépérissement de la révolution.
Pour Valère SOME, la dialectique pouvoir révolutionnaire - Eglise
catholique tenait de la logique selon laquelle l'Eglise était une
institution conservatrice : par conséquent sa vision sociopolitique ne
pouvait pas aller de pair avec les idéaux de la révolution parce
que proche de la droite.214
A l'avènement de la révolution le 04 août
1983, l'Eglise catholique, qui auparavant, faisait des déclarations
à chaque changement de régime, brilla par son silence qui surprit
plus d'un Voltaïque de l'époque. On ne connaissait donc pas la
position ecclésiale face au nouveau régime
révolutionnaire. En octobre 1983, suite à un entretien avec le
président du CNR, son Eminence le Cardinal Paul ZOUNGRANA alors
archevêque de l'Archidiocèse de Ouagadougou, soulignait une
convergence des idées entre l'Eglise et le CNR dans la recherche de la
justice sociale.215
Cette convergence déclarée par
l'ecclésiastique devait-elle transcender les clivages
idéologiques et garantir une base de confiance pour une coexistence
pacifique entre les deux institutions ? Le premier responsable de l'Eglise
catholique pouvait-il dire autre chose du moment que toute critique à
l'endroit de la révolution était synonyme de réaction ?
213 LENINE, 1979, L'impérialisme, stade
suprême du capitalisme, Moscou, Editions Sociales - Editions du
Progrès, page 223
214 Valère SOME : entretien du 06 juin 2005
à l'INSS.
215 Myriam BRUNEL, 1996, Les relations entre l'Eglise
catholique burkinabé et le pouvoir de 1960 à 1995,
Mémoire de DEA, CEAN/ IEP, page 98.
Figure 11: Thomas SANKARA en conversation avec Son
Eminence Le Cardinal Paul ZOUNGRANA. Source : Presidence du Faso/ Archives
nationales.
De notre point de vue, certainement pas. Contrarier
publiquement le CNR revenait à exposer l'institution ecclésiale
comme une ennemie dangereuse de façon officielle : une telle situation
n'aurait pas été avantageuse pour l'Eglise. A travers la
démarche du prélat catholique, s'insinuait une certaine
démission de la hiérarchie de l'Eglise, qui de toute
manière préservait l'ensemble de son institution de toutes
mesures de rétorsion de la part du régime révolutionnaire.
A ce sujet, l'Abbé Patrice KABORE affirme : « L'Eglise
catholique du Burkina Faso observe envers le pouvoir sous la révolution
une attitude de méfiance que les uns qualifient de peur et les autres de
prudence. Des milieux catholiques, tr.s peu étaient ceux qui osaient
dénoncer le pouvoir en place ; peut-être était-ce par souci
de ne pas envenimer un contexte déjà malsain qui ne profiterait
pas a l'Eglise ».216
Ce qui est intéressant, c'est que malgré cette
retraite que d'aucuns qualifient de forcée, le climat déjà
malsain que souligne l'Abbé Patrice KABORE ne s'était pas
apaisé. La prudence observée de l'Eglise n'avait pas
détendu ses rapports déjà difficiles avec le régime
dont les ultras ne s'étaient pas dispensés de développer
une spirale de violence verbale et d'actions coercitives à son encontre.
Cette démarche ne pouvait que dessiner parfaitement la volonté du
pouvoir d'affaiblir l'Eglise. L'affaiblir afin qu'elle ne serve pas de creuset
à une contestation organisée contre le régime, surtout
lorsqu'on mesure l'influence que celle-ci pouvait exercer sur la population
dont
216 Abbé Patrice KABORE, 1999,
Révolution burkinabé d'Août et pratiques religieuses,
impact et perspectives pastorales pour l'Archidiocèse de
Ouagadougou, Mémoire de théologie, Grand Séminaire
Saint Pierre Claver de Koumi, page 25.
la ferveur religieuse n'avait pas reculé d'un iota. En
réalité, la peur présente au niveau de l'Eglise hantait
également les esprits des dirigeants de la révolution.
Les méthodes et les comportements pour
décourager ceux qui tenaient ferme dans la foi s'accentuaient et
l'audience de l'Eglise auprès des populations faisait d'elle une
organisation qu'il fallait désaxer.217 Dès mars 1984,
à propos des grèves du SNEAHV, Ludo MARTENS écrit qu'au
cours d'une réunion du CNR, Thomas SANKARA expliqua qu'elles
constituaient des manoeuvres de déstabilisation orchestrées par
le MLN de Joseph KI - ZERBO218 et par la hiérarchie de
l'Eglise, cette dernière ayant reçu 250 000 dollars pour ameuter
croyants et non croyants.219 L'interprétation de cette
information montre très vite toute la difficulté qui allait
régir le dialogue entre l'Eglise et les leaders de l'Etat
révolutionnaire. Le pouvoir s'était appuyé alors sur les
CDR pour mettre la pression sur l'Eglise.
Dans ce contexte, les émissions religieuses à
la radio et à la télévision furent supprimées ; ce
qui naturellement était une action pour contenir la voix de l'Eglise.
Ensuite, le pouvoir tenta de créer des CDR dans les séminaires et
d'y imposer une matière d'idéologie révolutionnaire et une
formation militaire ; ce qui était inadmissible pour l'Eglise.
Concernant cette formation militaire, les séminaristes du Petit
Séminaire de Pabré et les soeurs du Noviciat des Soeurs de
l'Immaculée Conception également basées à
Pabré avaient été initiés au maniement de la
kalachnikov. Ce qui est frappant, c'est surtout l'initiation des religieuses
à l'art militaire, une première dans l'histoire du monde.
Nous avons pu approcher la responsable du noviciat, qui nous
a confirmé la véracité des faits en faisant remarquer
qu'elles n'avaient pas vraiment le choix et que psychologiquement elles avaient
été agressées : « Pourquoi montrer a des
religieuses comment Oter la vie ? C'est blamer notre charisme. Et d'ailleurs
nous sommes des femmes, et la femme symbolise la vie, l'amour et la paix.
Pourquoi lui donner une initiation pour tuer ?
». 220
Ajoutons toujours dans le cadre de cette pression contre
l'Eglise que certaines propriétés des paroisses et de
l'archidiocèse furent occupées par les CDR lors des
opérations de lotissement ; par exemple l'Inter séminaire avait
été transformé en un camp militaire. Aussi les CDR
organisaient-ils des travaux d'intérêt commun et des
217 Abbé Patrice KABORE,
1999, Révolution burkinabé d'Août et pratiques
religieuses, impact et perspectives pastorales pour l'Archidiocèse de
Ouagadougou, Mémoire de théologie, Grand Séminaire
Saint Pierre Claver de Koumi,, page 26.
218 Joseph KI ZERBO avait des
relations étroites avec l'Eglise parce que non seulement son père
était considéré comme le premier chrétien de la
Haute Volta, mais aussi parce qu'il faisait partie de l'élite
intellectuelle issue des séminaires catholiques.
219 Ludo MARTENS, 1989, SANKARA,
COMPAORE et la Révolution, EPO International, page 113.
22F Propos de la soeur Emilia BOUDA, responsable
des soeurs du noviciat : entretien à la paroisse de Gunghin le 10
août 2005.
82 meetings les dimanches aux heures des messes afin
d'amoindrir la participation des gens à ces
cérémonies.221 Il y eut également les
contrôles de pièces d'identité après les messes et
les répétitions de chorale.222
Malgré cette pression, la hiérarchie catholique
s'abstint de toute prise de parole officielle. Cela n'empêcha pas
certains prêtres de critiquer à titre personnel le comportement du
pouvoir, mais souvent à leurs dépens. En effet, des prêtres
subirent des tracasseries policières, parce que « coupables de
prtches subversifs ».223 Ce fut le cas de l'Abbé
André Jules BONKOUNGOU qui dans son homélie au cours d'une messe
attaqua le régime. Celui-ci fut arrêté par les CDR et
interné même dans les locaux de la Sûreté avant
d'être relâché. C'est dire que le régime
n'était pas prêt à accepter une remise en cause de sa
politique de la part des hommes d'Eglise. Pour Achille TAPSOBA, les religieux
catholiques ne devaient pas rejeter les principes de la révolution :
« 1l y a eu effectivement des echauffourees sur des prises de
position. Certains hommes d'Eglise étaient reputes etre en contact avec
des milieux contre-révolutionnaires avec lesquels ils distillaient des
informations contre la revolution. A certains moments lorsqu'on les retrouvait,
ils étaient interpellés et on leur demandait des comptes
».224
Pour le cas des communautés protestantes, il faut
retenir qu'elles ont partagé les mêmes désenchantements que
l'Eglise catholique. Les pasteurs ne devaient pas au cours de leurs sermons
fustiger la révolution. Lorsqu'ils ne transgressaient pas cette
volonté du pouvoir révolutionnaire, ils n'étaient pas
inquiétés.
Mais, ce qui est spécial au niveau des
communautés protestantes à travers leurs relations avec le
pouvoir, c'est qu'elles ne suscitaient pas vraiment une crainte de la part du
CNR comme ce fut le cas avec l'Eglise catholique. Cette réalité
put s'expliquer par le fait qu'elles ne bâtissaient pas une corporation
structurellement hiérarchisée capable d'influencer fortement la
société. En effet, il y avait une pluralité de sectes qui
ne se reconnaissaient dans aucun charisme commun. Chaque communauté
avait son autonomie.
Une seule communauté avait subi
particulièrement les foudres des CDR : il s'agissait des Témoins
de Jéhovah. Cette hostilité du régime vis-à-vis de
cette communauté procédait du fait qu'elle diffusait des
positions anti-étatiques, des positions contre ce qui symbolise le
pouvoir des hommes. Ils n'hésitaient donc pas à
221 Abbé Patrice KABORE, 1999,
Révolution burkinabé d'Août et pratiques religieuses,
impact et perspectives pastorales pour l'Archidiocèse de
Ouagadougou, mémoire de théologie, Grand Séminaire
Saint Pierre Claver de Koumi, page 26.
222 Ibidem
223 René OTAYEK, « L'Eglise
catholique au Burkina Faso : un contre-pouvoir a contretemps de l'histoire
? » in (sous la direction de) François CONSTANTIN et de
Christian COULON, 1997, Religion et transition démocratique en
Afrique, Paris, Karthala, page 239.
224 Achille TAPSOBA : entretien du 27 août 2005 à
l'Assemblée nationale.
83 afficher leur méfiance de la révolution.
« Il fallait a un certain moment que le pouvoir hausset le ton contre
ces individus qui ne saluaient pas les couleurs de la revolution
».225
Tout ceci témoignait de la volonté du CNR de
contrôler la pratique religieuse de toute la population. C'est dans cet
élan révolutionnaire que la communauté musulmane allait
à l'instar des autres confessions religieuses voir ses organes
décisionnels investis par les révolutionnaires.