Le Tribunal Populaire de la Révolution (TPR) fut la
toute première juridiction populaire créée par le CNR. Il
a été créé par l'Ordonnance N°83- 18/CNR/PRES
du 19 octobre 1983.196 Selon l'Article 2 de ladite ordonnance, le
TPR avait pour compétence le jugement des crimes et délits
politiques contre la sûreté intérieure et extérieure
de l'Etat, des cas de détournement de deniers publics dont il jugeait
utile de se saisir et de façon globale de tous les crimes et
délits commis par des fonctionnaires, agents et préposés
de l'Etat dans l'exercice de leur fonction. Dans la ville de Ouagadougou, le
TPR siégeait à la Maison du peuple. Notons au passage que cet
édifice fut l'oeuvre de l'ancien président Maurice YAMEOGO qui
sous la première République instaura le parti unique, le RDA.
Ainsi, l'épigraphe qui l'arborait en sa façade principale
était : « La Maison du Parti ». A la faveur
des évènements du 03 janvier 1966, cette maison fut
rebaptisée « Maison du Peuple ». Ce fut dans cet
immeuble situé au coeur de Ouagadougou que le peuple devait juger ses
oppresseurs.
Le choix de ce lieu n'était pas fortuit. L'objectif du
CNR était de bénéficier d'une assistance populaire. Pour
cette raison, les séances de TPR avaient été ouvertes
à tous ceux qui voulaient suivre les procès. Les débats
étaient retransmis sur les antennes de la radio nationale pour permettre
à qui le voulait bien d'être à l'écoute.
Au-delà de la volonté de cette matérialisation de la
participation populaire, comprenons que cette propagande visait à offrir
au TPR l'opportunité de jouer son rôle dans le projet
révolutionnaire de conscientisation et de responsabilisation de la
société.
Les CDR participèrent très largement aux assises
de TPR en tant que juges populaires. Leur implication créa une certaine
dualité juridictionnelle qu'il est intéressant ici de mentionner.
D'un côté les magistrats classiques formés pour être
compétents, et de l'autre, les juges dits populaires
représentés par les CDR qui étaient creux en
matière de judicature. Ce dualisme fut à l'origine de remous
entre le CNR et le monde juridique classique qui voyait son domaine de
compétence violé. Il y avait effectivement des magistrats qui
contestaient cette innovation. A leur sujet, Thomas SANKARA déclara
à l'assistance lors des premières assises : « Laissez
les tenants de la démocratie dite pure a leurs pleurnicheries et a leurs
atermoiements. Laissez s'indigner et se scandaliser les juristes et autres
érudits, tous obnubilés par des procédures et des
protocoles dont ils n'ont pas encore saisi les intentions mystificatrices pour
le peuple, et
73 faisant du magistrat drapé dans sa toge et
affublé de son épitoge, parfois en perruque, un guignol qui
suscite chez nous révolutionnaires, de la compassion
M.197 Selon l'entendement du CNR, les TPR constituaient avant
tout une juridiction populaire. En tout état de cause, le peuple devait
être absolument représenté par les CDR qui étaient
son organisation authentique. A ce propos, Benoît LOMPO affirme : «
Dans la conception révolutionnaire de la justice, il y a cette
conviction que la perfection de l'ordre judiciaire est que la justice se trouve
a la portée de chaque citoyen. Pour atteindre cet objectif, c'est-ddire
l'acces a la justice, il faut associer les citoyens a la solution des litiges
dans une procédure judiciaire simplifiée
».198 Ainsi, avec l'Ordonnance du 19 octobre 1983, le jury se
composait de dix-sept membres dont dix membres CDR, trois magistrats de l'ordre
judiciaire, trois militaires et un gendarme.
Le 30 janvier 1984, les textes régissant les TPR
furent modifiés.199 A cette occasion, le présidium fut
réduit à onze membres dont sept titulaires comprenant cinq
militants CDR, un magistrat, un militaire ou un gendarme.
On constate dans tous les cas que la
prépondérance numérique des CDR était incontestable
alors que ceux-ci en matière de jurisprudence étaient
pratiquement incultes. Ce fut cet état de fait qui fut à
l'origine des dissensions entre le CNR et le monde judiciaire que nous avons
soulignées antérieurement. Le SAMAB n'avait pas tardé
à accuser les CDR de peser sur les décisions des juges lors des
séances des TPR.
La reconnaissance des difficultés entre le pouvoir et
le monde judiciaire dans son ensemble est donc une réalité qui
s'impose. Ceux qui ne s'étaient pas abstenus de faire montre de leur
désaveu vis-à-vis des procédures du CNR avaient
été très vite sur la sellette. On peut donner en exemple
le cas de Halidou OUEDRAOGO le magistrat qui lors des premières assises
présida le jury : de la collaboration, celui-ci passa à la
contestation en militant dans le SAMAV devenu SAMAB à partir du 04
août 1984. Aussi dans ce contexte révolutionnaire, l'ordre des
avocats n'avait-il pas été traité avec
considération. En effet, le CNR nia la nécessité des
avocats dans l'exercice des tribunaux révolutionnaires. Par
conséquent, les accusés assuraient eux-mêmes leur
défense. Les avocats « étaient des types qui pouvaient
transformer la vérité en mensonge et le mensonge en
vérité »200 et « qui par des
procédés dilatoires et au moyen d'un
197 Discours d'ouverture des premières assises
des TPR in CARREFOUR AFRICAIN N°812 du 06 janvier 1984, page
23.
198 Myemba Benoît LOMPO, « Cent ans de
la justice burkinabé » in Burkina Faso, cent ans
d'histoire, 1895 - 1995, 1999, Paris - Ouagadougou, Karthala - PUO, tome 1,
page 1206.
199 Ibidem.
200 Propos de Pierre OUEDRAOGO in LE MONDE
/1984 cités par ENGLEBERT Pierre, 1986, La révolution
burkinabè, Paris, L'Harmattan, page 176.
74 formalisme désuet retardent l'issue des
proces ».201 Ce fut dans ces conditions, faites
de contradictions, que « les bourgeois d'Etats » et «
les contre révolutionnaires » furent jugés.
Les premières assises des TPR eurent lieu le 03
janvier 1984. A cette occasion, Thomas SANKARA déclarait : «
Notre justice populaire se distingue de la justice d'une
société oft les exploiteurs et les oppresseurs détiennent
l'appareil d'Etat en ce qu'elle s'attache a mettre a jour, a dévoiler
publiquement tous les dessous politiques et sociaux des crimes
perpétrés contre le peuple et a amener celui-ci a saisir les
portées afin d'en tirer les lecons de morale sociale et de politique
pratique. Les jugements des TPR permettront de révéler aux yeux
du monde les plaies du régime néocolonial en livrant les
matériaux de la critique et en dégageant les
éléments d'édification d'une société
nouvelle ».202 Dans cette logique,
furent jugés les anciens chefs d'Etat Sangoulé LAMIZANA, Saye
ZERBO, Jean-Baptiste OUEDRAOGO, le Premier ministre Joseph CONOMBO, le
président de l'Assemblée nationale Gérard Kango OUEDRAOGO
pour ne citer que ceux-là. Jusqu'à l'essoufflement du CNR,
plusieurs personnes, hommes politiques, opérateurs économiques,
leaders syndicaux.... furent traduites devant les TPR qui jusqu'à leur
suppression en 1990 bénéficièrent toujours du même
intéressement populaire.
Le bilan qu'on peut alors faire des TPR est qu'ils ont
formé des innovations juridiques révolutionnaires qui ont
vraiment fonctionné et marqué l'esprit des gens. Les effets
recherchés par leurs initiateurs s'étaient produits. Le CNR fit
des TPR des créneaux de diffusion du message révolutionnaire. Il
était question donc de légitimer la révolution et ce fut
la raison de la volonté de conscientisation et de responsabilisation du
peuple par ces TPR. Arriver à montrer l'aspect bienfaiteur de la
révolution concourait à son acceptation, sa sauvegarde et
par-delà sa légitimation. Il faut ajouter que les TPR ont
été aussi des moyens de dissuasion et de coercition politique. La
réforme de la justice et le maillage de son administration par les CDR
visait à paralyser toute contestation et à ridiculiser
juridiquement les opposants du régime : « En effet, le droit
est le reflet de la conscience sociale du moment. Il est un moyen de domination
et il n'a jamais eu pour fonction a travers l'histoire que de protéger
et de maintenir un ordre social déterminé. Et les dirigeants du
CNR l'avaient bien compris ».203 La finalité des
TPR était de désarmer publiquement les contestataires de la
révolution par l'usage du droit comme outil de liquidation politique. Il
s'agissait de convaincre le peuple que les contre-
201 François et Nicole ROGER, « La
justice populaire au Burkina Faso » in (revue) Justice du syndicat
de la magistrature de janvier 1987 cités par Bruno JAFFRE, 1989,
Burkina Faso, les années sankara, Paris, L'Harmattan, page
127.
202 Thomas SANKARA lors de l'ouverture des premières
assises des TPR in CARREFOUR AFRICAIN N°812 du 06 janvier 1984, page
23.
203 Myemba Benoît LOMPO, Cent ans de la justice
burkinabe, in Burkina Faso, cent ans d'histoire, 1895 - 1995,
1999, Paris - Ouagadougou, Karthala - PUO, tome 1, page 1200.
75 révolutionnaires avaient tort et conspiraient
contre les intérêts du peuple. Au total, c'était l'ordre
politique et socio-économique révolutionnaire qui était
légalisé et légitimé.
Dans le souci de mieux agir sur la conscience de la
population, le CNR créa en août 1985 d'autres tribunaux populaires
qui devaient servir d'écoles de moralisation révolutionnaire
à la base. Il s'agissait des TPC, des TPD et des TPA. Ces tribunaux ont
été installés par l'Ordonnance n°85-037/CNR/PRES du
04 août 1985.204 Comme les TPR, toutes ces institutions
judiciaires avaient pour caractéristique commune, la conception
révolutionnaire du CNR. Toutes ces juridictions couvraient l'ensemble du
territoire ; on pouvait dénombrer 7000 TPC, 300 TPD et 30
TPA.205 Elles étaient administrées par les CDR et de
façon exclusive. Les séances de jugement étaient publiques
et se tenaient généralement dans les permanences CDR. Les
attributions de ces tribunaux avaient été précisées
par le Décret N° 85-405/CNR/PRES/MED/ MN du 04 août
1985.206
Les TPC devaient résulter des tentatives de
conciliation dans les situations troublant la vie sociale. Par exemple les
querelles familiales, les disputes de voisinage, les spéculations sur
les prix des produits de première nécessité. Les sanctions
prononcées consistaient en l'exécution de travaux
d'intérêt commun. Ils étaient aussi déclarés
compétents pour régler des contentieux dont
l'intérêt n'excédait pas cinquante mille francs.
Lorsque les TPC n'arrivaient pas à trouver une
conciliation ou lorsque l'affaire était très délicate, ils
s'en remettaient aux TPD qui statuaient. Les TPD pouvaient faire des jugements.
Ils avaient également la capacité d'infliger des amendes
n'excédant pas 200000 francs CFA. Cependant, il ne leur était pas
reconnu le droit de prononcer des peines d'emprisonnement. Aussi
n'étaient-ils compétents que pour les petits conflits de travail.
La gestion de l'état civil leur était également
dévolue : actes de naissances, pièces d'identité,
certificats de résidence et autres... Les juges étaient
élus au comité départemental des CDR à l'exception
du président et son adjoint, nommés par le ministre de la
justice. Faisons remarquer qu'un TPC dans un secteur dans la ville de
Ouagadougou avait ses compétences étendues à celle d'un
TPD.
Les TPA siégeaient au niveau des provinces. Chaque TPA
comportait deux magistrats professionnels qu'entouraient des juges populaires
composés de militants CDR. Les TPA étaient des juridictions de
recours contre toute décision rendue par les
204 Ordonnance N°85-037/CNR/PRES du 04
août 1985 portant création et organisation de tribunaux populaires
de secteurs, villages, départements et provinces au Burkina Faso in
CARREFOUR AFRICAIN N°896 du 16 août 1985, page 15.
205 Myemba Benoît LOMPO, Cent ans de la justice
burkinabe, in Burkina Faso, cent ans d'histoire, 1895 - 1995,
1999, Paris - Ouagadougou, Karthala - PUO, tome1, page 1204.
206 Décret N°85-405/CNR/PRES/MED/MIJ portant
organisation et fonctionnement des tribunaux populaires de secteurs, villages,
départements du Burkina Faso in CARREFOUR AFRICAIN N°897
du 23 août 1985, page 26.
76 TPD ou les TPC. Ils rendaient des décisions qui
n'étaient pas susceptibles de divorce et de filiation, et statuaient sur
les infractions sur lesquelles l'application du code pénal était
nécessaire.
Pour terminer, revenons aux motivations qui avaient conduit
le CNR à créer ces juridictions pour appuyer les TPR qui
existaient déjà. Nous voudrions ajouter deux observations.
D'abord, la création de ces juridictions de proximité manifestait
la volonté de décentralisation et de démocratisation de la
justice, l'approcher du peuple ou du justiciable, et s'en servir comme bastion
contre les opposants : « La Justice sous la Révolution
Démocratique et Populaire sera toujours celle des opprimés et des
exploités, contre la justice néo-coloniale d'hier qui
était celle des oppresseurs ».207
Enfin, il était de la démarche du CNR de faire
ombrage au droit coutumier qui permettait aux chefs traditionnels de jouer le
rôle de juge dans leurs quartiers. Le législateur
révolutionnaire pensa que ce régime coutumier était
rétrograde et injuste. Aussi consacrait-il l'impotence des chefs
traditionnels qui étaient déclarés « danger
numéro un » de la révolution. Finalement et
logiquement, le nouveau découpage administratif et la réforme
judiciaire, selon le projet révolutionnaire, devaient concourir à
l'anéantissement du système traditionnel, en dotant chaque
secteur d'un régulateur juridique qui devait rendre caduque la fonction
de judicature que s'attribuait la coutume.
En définitive, l'institution des tribunaux populaires
a été l'une des oeuvres les plus originales effectuées par
le CNR en s'appuyant sur les CDR. Construite pyramidalement à l'image de
l'administration révolutionnaire, la réforme judiciaire a
constitué avec les CDR, des moyens d'expression et d'action pour la
justification et la défense de l'ordre révolutionnaire.
L'obédience marxiste-léniniste de cet ordre allait susciter un
dialogue difficile avec les milieux religieux que nous analysons dans la suite
de notre travail.