D'après la conception du pouvoir
révolutionnaire, la bourgeoisie était formée par une
fraction du peuple qui s'accaparait des richesses aux dépens des masses.
La bourgeoisie était un produit du capitalisme et de
l'impérialisme et de ce fait anti-progressiste. Elle faisait corps avec
les forces réactionnaires et constituait un obstacle essentiel
empêchant le progrès social. C'est donc l'un des ennemis
potentiels du peuple : « ... ce sont tous ceux qui se sont enrichis de
maniere illicite, profitant de leur situation sociale, profitant de leur
situation bureaucratique. Ainsi donc, par des manceuvres, par la magouille, par
les faux documents, ils se retrouvent actionnaires dans les
sociétés, ils se trouvent en train de financer n'importe quelle
entreprise ; ils se retrouvent en train de solliciter l'agrément pour
telle ou telle entreprise. Ils prétendent servir la Haute-Volta. Ce sont
des ennemis du peuple. Il faut les démasquer, il faut les combattre
».149
Le DOP distingua principalement deux catégories de
bourgeoisie viscéralement incompatibles avec la révolution : la
bourgeoisie d'Etat et la bourgeoisie commerçante. La bourgeoisie d'Etat
était encore appelée bourgeoisie
politicobureaucratique.150 Cette variante de la bourgeoisie
regroupait surtout les hauts fonctionnaires, les leaders politiques
d'obédience capitaliste. Selon le DOP, il s'agissait
148 Ordonnance N°84-50/CNR/PRES du 04 août
1984 portant Réorganisation Agraire et Foncière (RAF) au Burkina
Faso in JOURNAL OFFICIEL N°33 du 16 août 1984, p.p.
806-809.
149 Discours de Thomas SANKARA du 26 mars 1983 in
http://www.thomassankara.net
dans la rubrique DISCOURS.
150 CNR, 1983, DOP : « L'héritage des 23
années de néo-colonisation », page 15.
61 d'une bourgeoisie qui monopolisait le pouvoir politique
pour s'enrichir de façon illicite et crapuleuse en ce sens qu'à
l'instar du capitaliste se servant de ses moyens de production pour exploiter,
elle se servait de l'appareil d'Etat pour accumuler injustement des
richesses.151
Concernant la bourgeoisie commerçante, elle
rassemblait surtout les opérateurs économiques qui
s'enrichissaient malhonnêtement par la fraude, la corruption des agents
de l'Etat pour arriver à introduire dans le pays toutes sortes de
produits dont les prix étaient multipliés par dix.152
Cette forme de bourgeoisie vivait de l'affairisme, des spéculations sur
les produits commerciaux.
Le CNR dévisageait ces deux catégories de
bourgeois comme des classes exploiteuses liées à
l'impérialisme, et partant, au capitalisme. Ce fut donc un marquage de
l'incompatibilité entre révolution et bourgeoisie. Une vision qui
rejoint Kwame N'KRUMAH dans son analyse de la lutte des classes. En effet,
celui-ci considère l'impérialisme comme une expression du
capitalisme et une aspiration économique et politique de la
bourgeoisie.153
Cette perception est compréhensible, compte tenu du
caractère dialectique des systèmes de gestion prônés
par les idéologies capitaliste et socialiste ; la première exalte
un individualisme à outrance tandis que le second professe un communisme
pur.
Comment les CDR agirent-ils contre ces classes dites
exploiteuses ?
Il y eut d'abord une pression psychologique exercée
sur elles par l'entremise de la propagande qui les persiflait à l'aide
de slogans. Par exemple, re a bas les caméléons
équilibristes ! », re a bas les renards terrorisés ! »,
re a bas les hiboux au regard gluant ! », re a bas les commercants
véreux ! », re a bas les spéculateurs ! », re a bas les
marchands de sommeil ! »&
En plus, dès son avènement au pouvoir, le CNR
mit très vite en garde les hommes politiques des régimes
déchus et prit une série de rangements interdisant les partis
politiques, notamment ceux de la droite. Les CDR veillaient à leur
respect strict. Ainsi, le 17 août 1983 aux environs de 12h30, le
président du CNR avait tenu une réunion avec les anciens
responsables politiques tels Maurice YAMEOGO, Sangoulé LAMIZANA,
Gérard Kango OUEDRAOGO, Joseph OUEDRAOGO, Joseph CONOMBO, Ali LANKOANDE,
Moussa KARGOUGOU, Nouhoun SIGUE et Issa PALEWELTE.154 Il leur
expliqua les raisons qui avaient amené le CNR à prendre le
pouvoir. Dans son propos,
151 CNR, 1983, DOP : «
L'héritage des 23 années de néo-colonisation
», page 15.
152 Thomas SANKARA, discours du 26 mars 1983, in
http://www.thomassankara.net
dans la rubrique DISCOURS.
153 Kwame N'KRUMAH, 1972, La lutte des classes en
Afrique, Paris, Présence africaine, page 65.
154 L'OBSERVATEUR N° 2654 du 17 aoit 1983 :
re CNR, aux préfets et aux hommes politiques », page 6.
62 Thomas SANKARA fustigea d'abord ces acteurs, puis les
incrimina d'avoir été pendant vingt ans les agents d'un
tâtonnement politique et socio-économique ayant causé le
retard du pays. Ensuite, il déclara que la révolution
proclamée par le CNR concernait géopolitiquement tout le pays, et
que de ce fait, tout citoyen qui s'objectait à elle se
définissait comme ennemi du peuple. Enfin, il leur annonça que
dorénavant les mesures suivantes s'appliquaient à eux : non
seulement ils ne pouvaient plus quitter leurs résidences sans être
autorisés, mais aussi ils ne devaient plus recevoir plus de trois
personnes à la fois ou recevoir un étranger sans une autorisation
préalable.155
Le rôle des CDR dans cette fronde contre ces personnes
communément appelées dans le langage révolutionnaire,
bourgeois d'Etat, fut de les surveiller étroitement, de dénoncer
leurs agissements et de les dissuader de toute entreprise politique susceptible
de compromettre la révolution. A défaut de supporter la
révolution, ces a
· bourgeois d'Etat .0 devaient se
taire. L'attitude coercitive du CNR contre ces hommes politiques de la droite
expliquait fidèlement son refus d'une opposition politique. Tout le
monde sans exception était tenu d'être artisan de la
révolution. Toute forme d'organisation politique concurrentielle ou
contradictoire à la révolution était
systématiquement proscrite et les CDR devaient se charger du respect
strict de cette disposition.
De façon globale, l'action des CDR contre l'existence
des partis politiques de droite a réellement été efficace
parce qu'elle a amené bon gré mal gré tous les acteurs
à rester dans les schémas idéologiques progressistes de la
révolution. Seules les organisations de gauche étaient permises.
Mais, là aussi, il fallait qu'elles ne défendent pas une conduite
inverse à celle prêchée par le CNR.
Quant à l'action des CDR contre la bourgeoisie dite
commerçante, elle s'était traduite par un contrôle total
des activités des commerçants. Ainsi, de nombreux
commerçants furent taxés de pourris et de corrompus. La
révolution n'avait pas de façon générale une vision
saine sur les commerçants. Pour Achille TAPSOBA, l'esprit
commerçant appose les intérêts individuels au-dessus de
tout, et à ce titre, il n'est pas toujours en bonne phase avec une
révolution qui se veut socialiste et socialisante.156
Pourtant, au lendemain du 04 août 1983, les commerçants avaient
marqué une certaine adhésion à la révolution en
organisant une marche de soutien.157 Alors, comment expliquer
l'opposition entre CDR et commerçants par la suite ? En fait, c'est dans
le cadre de la lutte contre la corruption que les chocs trouvèrent leurs
racines. En
155 L'OBSERVATEUR N° 2654 du 17 aout 1983 :
n CNR, aux préfets et aux hommes politiques .0, page 6.
156 Achille TAPSOBA : entretien du 26 juillet 2005
à l'Assemblée nationale.
157 L'OBSERVATEUR N°2653 du 16 aout 1983 : n
Les marches du weekend .0, pages 1 et 6.
63 effet, tous les secteurs de la vie commerciale avaient
été investis par les CDR dont le rôle était de
lutter contre toute forme de spéculation ou d'affairisme.
Selon le pouvoir révolutionnaire, les
commerçants constituaient une classe favorisée qui spoliait le
peuple, raison pour laquelle elle était bourgeoise et ennemie de ce
peuple. En outre, les commerçants cultivaient un esprit
économique libéral qui était incompatible avec la
révolution qui était socialiste. Pour préserver donc la
révolution, il était donc indispensable de maîtriser cette
classe dangereuse qui ne pouvait que diffuser des idées
réactionnaires, donc anti-progressistes. Ainsi, l'organisation des CDR
devait permettre de contenir cette classe et de l'assainir de toutes les
souillures capitalistes qui la rendaient antonyme à la
révolution.
De façon générale, dans la forme comme
dans le fond, on peut comprendre cet antagonisme : le révolutionnaire
étant socialiste défend la propriété collective
tandis que le commerçant bourgeois pro capitaliste cherche à
préserver la propriété privée et à accumuler
davantage des profits. Dans le contexte de la révolution, il
était difficile d'encourager la propriété privée du
moment où elle était considérée comme étant
à l'origine de la classification de la société, elle
était donc un facteur essentiel de la lutte des classes : « La
propriété privée a scindé la société
en riches et pauvres, en exploitateurs et exploités %&'. Ce faisant,
le premier groupe représente toujours la minorité de la
société et le second la majorité. Ces groupes d'hommes
dont l'un se constitue d'exploiteurs, d'oppresseurs et l'autre
d'exploités, d'opprimés sont appelés classes antagonistes,
leurs intérêts étant inconciliables
».158
Mais, la conduite anti-bourgeoise des
révolutionnaires, au-delà de ses préoccupations
conservatrices du pouvoir étatique, incluait une volonté de
rétrécir les écarts des situations économiques en
vue d'instaurer une société égalitaire qui devait oeuvrer
totalement à la consolidation de la révolution. La politisation
et la socialisation de l'économie et l'accaparement du contrôle
des activités de ce secteur par les CDR faisaient percevoir assez
fidèlement cette vision égalitariste qui n'avait pas
privilégié les commerçants. Cet égalitarisme, qui
considérait que les revenus des personnes aisées étaient
en quelque sorte obtenus par l'exploitation et non gagnés
méritoirement, avait bien parfois engendré des effets
néfastes, puisqu'il a été à l'origine
d'expropriation, voire d'anéantissement d'investisseurs
économiques particuliers féconds.159
158 A ERMAKOVO et V. RATNIKOV, 1986, ABC des
connaissances politiques et sociales - Qu'est ce que la lutte des classes ?
Moscou, Editions du Progrès, page 18.
159 BAUER, 1984, Mirage égalitaire et
Tiers-monde, Paris, PUF, page 18.
159 A ERMAKOVO et V. RATNIKOV, 1986, op cit, page
18.
64