Qui étaient les ennemis de la révolution ? Les
ennemis de la révolution étaient ceux du peuple. Selon la vision
politique du CNR, tous ceux qui n'oeuvraient pas en faveur de la
révolution constituaient des ennemis potentiels qu'il fallait combattre
de façon énergique. Dans ce contexte, une kyrielle de sobriquets
avait été conçue pour caractériser et
désigner tous ceux qui s'éloignaient des horizons de la
révolution. Ainsi, on notait un usage prépondérant des
mots tels réactionnaire, rétrograde, bourgeois,
impérialiste...
Dans le DOP, le CNR catégorisa les ennemis de la
révolution en les taxant d'exploiteurs et d'oppresseurs du peuple. D'un
ton martial, il les mit en garde en ces termes : « Notre
révolution sera pour eux la chose la plus autoritaire qui soit ; elle
sera un
131 CNR, SGN-CDR, 1986, Résultat des
travaux de la première conférence des CDR, page 137.
132 Claudette SAVONNET-GUYOT, 1986, Etat et
sociétés au Burkina : Essai sur le politique africain, Paris,
Karthala, page 180.
56 acte par lequel le peuple leur imposera sa
volonté par tous les moyens dont-il dispose et s'il le faut par les
armes ».133
Le DOP distingua principalement quatre catégories
d'ennemis de la révolution que les CDR devaient résolument
combattre avec force et détermination : les « forces
rétrogrades » représentées par la chefferie
traditionnelle, la « bourgeoisie », la droite politique et
les anarcho-syndicalistes. Pour le CNR, ceux-ci étaient des classes
parasitaires qui tiraient toujours profit de la Haute-Volta coloniale et
néocoloniale ; elles étaient et seraient hostiles aux
transformations entreprises par le processus révolutionnaire
entamé depuis le 04 août 1983 : « Quoique l'on fasse,
quoique l'on dise, elles resteront égales a elles-mêmes et
continueront de tramer complots et intrigues pour la reconquête de leur
« royaume perdu ». De ces nostalgiques, il ne faut point
s'attendre ~ une reconversion de mentalité et d'attitude. Ils ne sont
sensibles et ne comprennent que le langage de la lutte, la lutte de classes
révolutionnaires... ».134
L'objectif de notre exposé sur cette question est
d'analyser l'enchaînement des faits et des actions posées par les
CDR dans la trame de la défense active de la révolution.
Le CNR désigna sous l'appellation « forces
rétrogrades » la chefferie traditionnelle qu'il montra
très rapidement du doigt comme le premier ennemi de la
révolution, lors d'un meeting tenu le 03 décembre 1983. Pourtant,
au lendemain du 04 août 1983, malgré quelques réserves, les
chefs traditionnels s'étaient prononcés favorables à la
révolution à condition qu'elle respectât la coutume et la
tradition.135
En dépit de tout, le CNR stigmatisa sans tarder la
chefferie coutumière en prenant contre elle une série de mesures
liquidatrices. La conflictualité des rapports entre le CNR et les
responsables traditionnels était logique du fait du caractère
progressiste même du pouvoir du premier, incompatible avec tout pouvoir
conservateur ou monarchique. Pour s'en convaincre, il n y a qu'à
analyser les circonstances dans lesquelles s'étaient
opérées les grandes révolutions. Par exemple, la
révolution française s'était faite par la liquidation du
pouvoir royal en 1789. Lorsque l'on se réfère à la
Révolution russe, les révolutionnaires avaient massacré le
Tsar Nicolas II et toute sa famille.
Le discours prérévolutionnaire du
président du CNR présageait même déjà le
calvaire des chefs traditionnels. En effet, lors d'un meeting tenu le 26 mars
1983 à la
133 CNR, 1983, DOP : «
L'héritage des 23 années de néo-colonisation
», page 15.
134 Idem, page 14.
135 L'OBSERVATEUR N°2653 du 16 Aout 1983
: « Les manifestations du week-end », pages 1 et 6.
57 Place du 03 janvier,136 Thomas SANKARA alors
Premier ministre du CSP1 les avait attaqués en ces termes : «
Les ennemis du peuple, ce sont également ces forces de
l'obscurité, ces forces qui sous des couverts spirituels, sous des
couverts coutumiers, au lieu de servir réellement les intér-ets
sociaux du peuple sont en train de l'exploiter. Il faut les combattre, et nous
les combattrons ».137
Au pouvoir, le CNR n'hésita pas à couvrir les
chefs traditionnels de toutes sortes d'appellations péjoratives : forces
féodales, forces rétrogrades, ...autant de propos injurieux
à l'endroit de ces « valeurs décadentes » qui
d'après le CNR refusaient d'aller dans le sens de l'Histoire.
En s'appuyant sur les CDR, la politique régicide du
CDR consista en la prise de décisions draconiennes à l'encontre
des chefs traditionnels, question d'éroder leur influence au niveau de
la population.
La première mesure significative fut le Décret
N° 83-299/CNR/PRES/TS138 du 3 septembre 1983 abrogeant tous les
textes relatifs aux modes de désignation des chefs traditionnels et
fixant les limites de compétence entre autorités
coutumières et administration révolutionnaire.
Ensuite, lors du meeting du 03 janvier 1984, le CNR
annonçait l'annulation de tous les avantages politiques,
économiques et sociaux dont jouissaient les responsables traditionnels.
Même le moog-naaba, le tout-puissant souverain des
Moose, n'avait pas été épargné. Cette
décision fut sans précédent et suscita beaucoup de
surprise dans tous les milieux de la société. « Jamais,
m-eme sous le Président Maurice YAMEOGO qui avait cherché a
l'éliminer en 1964, le role de la chefferie et sa place dans l'Etat
n'avaient été si brutalement remis en question
».139
La dernière grande disposition politique
décidée contre les « forces rétrogrades
» fut la réforme territoriale et administrative qui se traduisit
par la division de la ville de Ouagadougou en 30 secteurs, chaque secteur
administré par un CDR. Le CNR avait fait le découpage sans tenir
en considération, ni les limites des anciens quartiers ni les
juridictions des chefs traditionnels sur ces quartiers qui symbolisaient
l'administration traditionnelle moaaga. Selon Pierre Claver HIEN, «
Effacer les noms des quartiers de la mémoire collective revenait a
enrayer l'emprise des pouvoirs coutumiers sur les centres urbains, surtout en
pays moaaga oft la toponymie précoloniale était une
136 Il s'agit de l'actuelle Place de la Nation.
Elle avait été baptisée Place du 03 janvier en souvenir du
soulèvement populaire qui avait fait tomber Maurice YAMEOGO le 03
janvier 1966. Sous la révolution, elle fut rebaptisée Place de la
Révolution.
137 Discours de Thomas SANKARA le 26 mars 1983
à la place du 03 janvier in CARREFOUR AFRICAIN
N°772 du 1er avril 1983, in
http://www.thomassankara.net,
dans la rubrique DISCOURS.
138Claudette SAVONNET GUYOT, 1986, Etat et
sociétés au Burkina : Essai sur le politique africain,
Paris, Karthala, page 189
139 Ibidem
58 transcription spatiale des fonctions des dignitaires
des cours royales implantées dans les
quartiers ».140 C'est-à-dire
que la motivation ayant guidé la décision du CNR n'était
autre que l'abandon des anciens quartiers afin de dévaluer au maximum
l'influence de la « féodalité ».141
Ainsi, tous les quartiers furent divisés entre 2 voire 3 secteurs. Par
exemple, le quartier Gunghin, fief du Gung-naaba, un des dignitaires influents
du Moog-naaba, fut éparpillé entre les secteurs 8, 9 et
18.142 Larlé le quartier du Larlnaaba fut scindé entre
les secteurs 10 et 11.143 Lorsqu'on prend le cas du secteur 5, il
comprend une partie du quartier Koulouba, une partie de Peuloghin, Tiedpalgo,
Zangouettin et l'aéroport international.144
Chaque secteur était administré par un CDR qui
représentait le pouvoir central, privant ipso facto les
responsables coutumiers de leur influence. Concernant cette innovation,
l'hebdomadaire CARREFOUR AFRICAIN dans sa livraison du 20 janvier 1984
avait à sa une ce titre éloquent : « Des secteurs pour
se défaire les féodaux ».145 Cet article
dévoilait l'objectif du CNR en ces termes : « L'adoption de ces
mesures était essentiellement guidée par des raisons politiques.
Il s'agissait de constituer des communes révolutionnaires
débarrassées de l'emprise des féodaux [qui avaient] la
main mise sur tel ou tel quartier [et] briser ainsi les ailes de la
réaction ».146
Face à cette situation qui n'évoluait pas dans
le sens de leurs intérêts, les chefs traditionnels
tentèrent une récupération en s'infiltrant dans les CDR.
Ainsi, certains notables avaient réussi à se faire élire
ou à faire élire leurs proches. Par exemple au secteur 29, le
chef de Wemtenga réussit à faire élire ses petits
frères dont un fut même responsable des activités
socio-économiques du CDR dudit secteur.147
Mais, réalisant ces manoeuvres des autorités
traditionnelles, le CNR procéda à la dissolution des bureaux CDR
en septembre 1984. De nouveaux bureaux CDR furent élus, les 15 et 16
septembre 1984.
140 Pierre Claver HIEN, « La
dénomination de l'espace dans la construction du Burkina Faso
(1919-2001) » in Histoire du peuplement et des relations
interethniques au Burkina, 2003 Paris, Karthala, page 23, 24 et 35.
141 Jean Marc PALM, « Dynamisme
institutionnel de 1960 a nos jours » in Histoire de la ville de
Ouagadougou des origines à nos jours, 2004, Ouagadougou, CNRST/INSS,
page 224.
142 Idem, page 223.
143 Ibidem
144 Décret N°83-264/CNR/PRES/IS du 23
décembre 1983 portant détermination des nouvelles limites de la
ville de Ouagadougou et division du territoire communal en secteurs in
CARREFOUR AFRICAIN N° 814 du 20 janvier 1984, p.p 27 - 31.
145 Clément TAPSOBA, « Des secteurs
pour se défaire des féodaux » in CARREFOUR AFRICAIN
N° 814 du 20 janvier 1984, page 26.
146 Ibidem
147 Entretien avec Henri KABORE, ancien militant
CDR du secteur 29 à son domicile au dit secteur. Celui-ci était
le petit frère du chef de Wemtinga et avait réussi à se
faire élire comme le responsable aux activités
socio-économiques.
Figure 10: Superposition des anciens quartiers et des
secteurs en 1983. Source : Sylvy JAGLIN, 1995, Gestion urbaine
partagée a Ouagadougou : pouvoirs et peripheries, Paris, Karthala,
page 79.
Dans le cadre de sa politique d'urbanisation, le CNR avait
retiré le droit d'attribution des parcelles au chef coutumier au profit
des CDR. Lors de la célébration du premier anniversaire de la
RDP, le CNR pour mieux diluer le pouvoir traditionnel, procéda à
la nationalisation du territoire national avec la promulgation de l'Ordonnance
N° 84-50/CNR/PRES148 portant Réorganisation Agraire et
Foncière du Burkina Faso : « Article ler : il est
créé un Domaine Foncier National (DFN) constitué par
toutes les terres situées dans les limites du territoire national [...].
Article 3 : le DFN est de plein droit une propriété exclusive de
l'Etat ».
Tout compte fait, on constate aisément que les chefs
traditionnels ont été des cibles privilégiés du CNR
et de ses avant-gardes CDR, dans la spirale de la lutte contre les
antirévolutionnaires. Désignée danger numéro un de
la RDP et combattue énergiquement, la chefferie traditionnelle ne fut
cependant pas la seule à subir les foudres de la révolution. Il y
avait aussi la classe bourgeoise qu'il fallait neutraliser.