2.2.3 Spécificité de la transmission du
virus
En Afrique subsaharienne, la transmission du VIH se fait
principalement par voie sexuelle. En particulier c'est la voie
hétérosexuelle qui est la plus commune, contrairement aux pays
industrialisés où la maladie est surtout répandue parmi
les populations homosexuelles et héroïnomanes. La voie verticale,
c'est-à-dire de la mere à l'enfant, constitue la seconde voie la
plus répandue en Afrique subsaharienne. La voie sanguine est beaucoup
moins répandue grâce aux nouvelles techniques de contrôle
sanguin. Cette dernière affirmation n'est peut-être pas valable
pour les milieux ruraux où, souvent, font défaut des centres de
santé bien équipés et capables d'effectuer des
contrôles de sang fiables, et où beaucoup de personnes
fréquentent des tradi-praticiens chez qui la stérilité du
matériel n'est pas toujours garanti.
2.2.4 Causes de la grande expansion du VIH/SIDA sur le
continent
Il existe des controverses sur l'explication des causes de la
forte expansion du VIH/SIDA sur le continent africain. Plusieurs experts ont
cherché à donner une explication de ce phénomène en
se limitant à un ou quelques aspects de la question. Ainsi certains
ontils voulu expliquer les causes de l'expansion de la pandémie sur le
continent, en ne considérant que les facteurs purement culturels, ou
socioéconomiques, ou politiques et organisationnels, ou encore
psychosociaux. Ces approches, que nous considérons réductives et
généralisantes ont tendance à considérer qu'il
n'existe qu'une seule culture en Afrique. Elles oublient que les cultures sont
nombreuses sur le continent, et que celles-ci varient énormément
selon les pays. Et même à l'intérieur d'un même pays
il est prétentieux de parler d'une unique culture, entendant
par-là une manière de faire, de sentir et de penser propre
à une collectivité humaine.24
a) les facteurs culturels
La controverse sur les causes de l'expansion de
l'épidémie du VIH/SIDA en Afrique a surtout porté sur les
facteurs culturels. Certains anthropologues et chercheurs ont retenu que
certaines pratiques culturelles, propres à l'Afrique, expliquaient la
forte expansion de l'épidémie sur le continent. C'est, par
exemple, le cas de l'étude de Caldwell,
24 Cf. AA VV. , Dicionnaire d'Économie et
de Sciences Sociales, sous la direction de C.-D. Echaudemaison, Nathan,
Paris, 1998, p. 106.
Caldwell et Quiggin25 qui a attribué la
rapide expansion du VIH/SIDA à la permissivité sexuelle dans la
société africaine. Cette étude prétendait avoir
découvert les habitudes de permissivité sexuelle en Afrique, qui
s'enracinaient dans l'absence de contraintes morales et institutionnelles
spécialement à l'égard des femmes. Elle reconnaissait
cette permissivité notamment par deux phénomènes, le
« multipartenariat sexuel » et les relations extra
maritales26. Outre qu'elle généralise à
outrance, cette étude reprend des stéréotypes et
préjugés de la littérature de la période coloniale
qui racontait beaucoup d'histoires sur le comportement sexuel des africains. A
ce propos, Green, dans une étude menée en 1994, a fait une
observation qu'il est intéressant de mentionner. Il montre comment au
19ème siècle, on a écrit un grand nombre de
récits très ethnocentriques, sensationnels et moralisants au
sujet du comportement sexuel des africains. Ces études, affirme Green,
avaient clairement l'intention de choquer et peut-être même
d'exciter le lecteur en voulant montrer que les Africains ne contrôlaient
pas leur comportement sexuel ou qu'ils avaient des faibles restrictions morales
à ce sujet27.
Or, les préjugés ont la vie longue. Pempelani
Mufune, dans une récente publication sur le SIDA en Afrique, estime que
la première partie du 20ème siècle n'a pas
été meilleure par rapport aux récits des anthropologues
culturels du 19ème siècle. Pour lui, par exemple,
l'assertion selon laquelle les relations sexuelles extra-maritales sont plus
répandues en Afrique que dans le reste du monde, est ressortie des
mêmes stéréotypes et préjugés que ceux qui
avaient cours durant la période coloniale28. Et, pour notre
part, nous estimons que même de nos jours, il n'y a pas de grand
changement concernant ces stéréotypes sur les Africains. En 1994,
lors de la 10ème conférence internationale sur le SIDA
à Yokohama, le docteur Yuichi Shiokawa déclara que
l'épidémie du SIDA en Afrique pouvait être mise sous
contrôle, seulement si les Africains diminuaient leurs envies
sexuelles29. Le professeur Nathan Clumeck de l'Université
Libre de Bruxelles se montra sceptique sur un
25 Cf. J. CALDWELL, P. CALDWELL, AND P.QUIGGIN,
«The Social Context of AIDS in Sub-Saharan Africa», in Population
and Development Review 15 (2), 1989, pp.185-234.
26 Cf. PEMPELANI MUFUNE, «Social Science
explanations of the AIDS Pandemic in Africa», in AIDS and Development
in Africa, Kempe Ronald Hope, editor, The Haworth Press, New York, 1999,
p. 23.
27 E.C. GREEN, AIDS and STDs in Africa: Bridging the
Gap between Traditional Healing and Modern Medicine, University of Natal Press,
Pietermaritzburg, South Africa, 1994, p.95.
28 PEMPELANI MUFUNE, «Social Science explanations
of the AIDS Pandemic in Africa», in AIDS and Development in
Africa, Kempe Ronald Hope, editor, The Haworth Press, New York, 1999, p.
25.
29 Cf. C. L. GESHEKTER, « Outbreak? AIDS, Africa,
and the Medication of Poverty, in Transition, Issue 67, 1995, pp.
8-9.
changement de comportement des Africains en matière
sexuelle. En 1994, dans une interview au journal Le Monde, il avait
déclaré que « le sexe, l'amour et la maladie ne veulent
pas dire la même chose pour les Africains que ce qu'ils disent aux
européens occidentaux [parce que]. la notion de culpabilité
n'existe pas pour eux comme elle est dans la culture
judéo-chrétienne de l'occident30. » Charles
Geshekter qui rapporte cette interview31, se dit
particulièrement irrité par ce qui est écrit sur
l'Afrique, avec des grosses généralisations qui ignorent
complètement la diversité culturelle sur le continent, et des
stéréotypes racistes qui sont fréquentes dans les
discussions sur le SIDA en Afrique. Ces discussions mettent en avant la «
prédilection » sexuelle des Africains et ne disent rien sur les
facteurs socioéconomiques et environnementaux qui contribuent au
désordre immunologique32. Le même Charles Geshekter se
demande pourquoi les occidentaux n'écoutent pas la voix des
scientifiques africains, qui affirment que l'explosion de
l'épidémie n'est pas liée à des habitudes sexuelles
anormales de la part des Africains, mais plutôt à l'existence des
« vieilles maladies » telles que les soins de santé
inadéquats, la malnutrition, les infections endémiques et le
manque d'eau salubre33. Peut-être que, comme le
suggèrent les évêques Catholiques du Kenya dans leur lettre
sur l'épidémie du SIDA et son impact, la crise du SIDA en Afrique
nous dit combien nous sommes devenus pauvres et non, comme certains le
supposent, combien nos peuples sont ignorants34.
Avec cette mise au point, il faut, toutefois,
reconnaître qu'il existe, sur le continent, certaines traditions et
pratiques culturelles qui exposent à la contamination facile du VIH/SIDA
et qui peuvent favoriser son expansion. C'est le cas, par exemple, du
lévirat ou du sororat35qui sont encore répandus dans
plusieurs pays du continent, notamment dans les milieux ruraux qui, en
général, gardent encore une forte fidélité aux
coutumes et aux traditions. Le lévirat ou le sororat prévoit
les circonstances où les hommes ont le devoir d'avoir des rapports
sexuels, avec les veuves ou autres membres de la famille
endeuillée
30 Ibid., p. 9.
31 Ibid.
32 Ibid., p.6-7.
33 Ibid., p. 9.
34 Cf. CATHOLIC BISHOPS OF KENYA, The AIDS
Pandemic and Its Impact on our people, Paulines Publications Africa,
Nairobi, December 1999, p. 9.
35 Le lévirat, en anthropologie sociale, est
défini comme une coutume très générale qui oblige
un homme à épouser la veuve de son frère. Le sororat,
terme introduit en 1910 par Frazer, désigne une coutume
complémentaire du lévirat, le mari épouse la soeur de sa
femme défunte ; dans certains cas, le mari en a le droit même si
sa femme vit encore. Cf. Lexique des sciences sociales,
éditions DALLOZ, Paris, 1999.
sans que l'on se soucie du statut sérologique des
uns et des autres. Cela constitue un grand risque de contamination pour toutes
les personnes impliquées dans ces rapports et pour leurs conjoints ou
partenaires36. En évitant toute
généralisation, il faut noter aussi que la polygamie,
répandue dans certaines régions du continent, peut aussi
favoriser l'expansion rapide du VIH/SIDA.
Enfin, des pratiques comme l'excision, les scarifications,
l'allaitement des enfants par une autre femme, etc., exposent dangereusement
à la contamination du VIH. Au Rwanda, par exemple, une étude
conjointe du Ministère de la santé et du programme national de
lutte contre le SIDA, effectuée en 2000, reconnaissait qu'il existe des
pratiques, influencées par la culture, qui exposent à la
propagation du VIH/SIDA au Rwanda, notamment certaines pratiques sexuelles
durant la période de grossesse et celle postpartum37.
b) les facteurs économiques
Les facteurs économiques jouent certainement un grand
rôle dans l'expansion rapide du VIH/SIDA sur le continent africain, en
particulier la pauvreté expose des nombreuses personnes à la
contamination facile du VIH. Cela s'explique par le fait que de par leur
condition, des personnes pauvres sont souvent contraintes par les circonstances
à se livrer à des comportements qui les mettent en situation de
haut risque de contracter le VIH. C'est le cas notamment de la prostitution
causée par le manque de ressources pour faire face aux besoins
essentiels de la vie quotidienne, et de la migration dans les centres urbains
à la recherche d'un emploi rémunérateur, car, souvent,
l'agriculture n'arrive pas à satisfaire les besoins des familles.
Poussées donc par la pauvreté, les personnes
déplacées, souvent loin de leur famille, se livrent ainsi
à des comportements susceptibles de leur faire contracter le virus.
La pauvreté est aussi responsable du fait que, une fois
infecté par le virus, on soit plus vulnérable aux infections
opportunistes qui entraîneront très vite la mort, vu le manque
d'accès à un régime alimentaire et à des soins de
santé adéquats, ainsi qu'aux traitements et moyens de
prévention qui pourraient prolonger la vie des malades et leur permettre
de faire
36 COMMISSION NATIONALE DE LUTTE CONTRE LE SIDA
(CNLS), Cadre stratégique national de lutte contre le SIDA
2002-2006, Présidence de la république Rwandaise, Kigali,
avril 2002, p. 22.
37 Voir à ce sujet PNLS/MINISANTE,
Définir les voies pour la prévention du VIH/SIDA :
leçons apprises sur les aspects comportementaux, revue de la
littérature dans la période post-génocide 1994-2000,
novembre 2000, p. 13.
face au virus. Sont également dûs au facteur
économique le faible taux d'alphabétisation et le manque
d'accès à l'information adéquate, notamment en
matière de prévention du VIH/SIDA. Il faudra tout de même
noter les efforts qui ont été fournis ces dernières
années sur le continent pour la sensibilisation et l'information des
populations, bien sür à des degrés différents selon
les pays et l'engagement des gouvernements.
c) la pauvreté des femmes
Les femmes pauvres sont les plus vulnérables à
la contamination. Etant les moins instruites dans la plupart des pays et, de
par leur statut social inférieur, elles sont, pour la plupart d'entre
elles, complètement dépendantes de leurs maris ou des hommes qui
possèdent les moyens financiers et économiques. On peut
comprendre que les femmes pauvres n'aient pas beaucoup de choix devant des
hommes possédant l'avoir, le savoir et le pouvoir, et que, devant
assumer leurs responsabilités de nourrir toute la famille et leurs
enfants en particulier, elles se trouvent à la merci des hommes qui
pourraient être porteurs du virus ou de leurs maris qui ont
contracté le virus en dehors du foyer. La vulnérabilité
des femmes est donc liée à leur statut social et à leur
faible niveau d'instruction, en plus de leur faible pouvoir
économique.
d) facteurs politiques et structurels
Les facteurs politiques et structurels, relèvent, eux,
de l'organisation politique et sociale des pays africains ; ainsi le manque
d'infrastructures sociales et médicales expose les populations du
continent à développer plus facilement le SIDA. On reproche aussi
aux gouvernements de favoriser l'expansion de la maladie, à cause de
leur peu d'engagement politique dans la lutte contre le SIDA. Sans vouloir
atténuer la responsabilité des gouvernements dans les choix faits
dans l'allocation des ressources publiques, il faudrait reconnaître que
la pauvreté de la plupart des pays africains et leur forte
dépendance de l'aide extérieure rendent difficiles la
disponibilité des moyens pour la lutte contre le SIDA.
Au niveau structurel, comme la plupart des structures de
production, par exemple les usines, se situent dans les milieux urbains, elles
obligent de nombreuses personnes à émigrer pour trouver de
l'emploi. Les travailleurs séparés ainsi de leur famille et de
leur milieu d'origine, connaissent souvent une grande solitude et une baisse du
contrôle social qui les exposent à des comportements sexuels qui
peuvent avoir des conséquences néfastes dans la suite pour leurs
conjoints restés au village. En effet, lors de l'apparition de
l'épidémie, le SIDA était
considéré comme une maladie des villes ; mais tres vite elle
s'est répandue aussi en milieu rural, occasionnant ainsi une
généralisation de la maladie dans la population de plusieurs
pays. Le problème est plus préoccupant dans les milieux ruraux
où vivent la grande partie des populations et où très peu
de moyens sont déployés pour faire face à
l'épidémie, alors que, par ailleurs, ces milieux constituent les
greniers de la plupart des économies africaines.
L'instabilité politique de plusieurs pays du continent
ainsi que les nombreux conflits armés ont aussi donné lieu
à une plus grande vulnérabilité des populations. Ainsi des
nombreuses populations déplacées et réfugiées,
à cause de ces instabilités politiques, sont contraintes à
vivre dans une grande promiscuité, tandis que les conflits et les
guerres continuent d'occasionner des actes de barbarie comme les viols,
susceptibles de transmettre le virus ; cela s'est vérifié par
exemple durant le génocide rwandais de 1994 qui a laissé
plusieurs jeunes femmes et filles contaminées. En plus de la situation
de promiscuité créée par le déplacement des
populations à cause des conflits, le manque de nourriture et les
conditions sanitaires précaires dans lesquels vivent ces populations les
rendent encore plus vulnérables au VIH/SIDA et aux infections
opportunistes associées à ce dernier. Une récente
étude menée au Rwanda, Burundi et dans l'Est de la
République Démocratique du Congo montre combien les conflits
contribuent à aggraver la propagation du VIH/SIDA dans la
région38.
e) facteurs psychosociaux
En ce qui concerne les facteurs dits psychosociaux, ils sont
plus difficiles à cerner et à percevoir. Les comportements et
pratiques sexuels, bien qu'ils soient en partie liés à la culture
et aux traditions, demeurent de la sphère strictement intime et ils sont
souvent très peu rationnels. Toutefois, il y a certainement une grande
influence de la dynamique des groupes sur les comportements adoptés par
les personnes en cette matière, en particulier chez les jeunes. C'est
pourquoi, par exemple, le désespoir face à un passé
difficile, ou à un avenir incertain, exposent plusieurs africains et
africaines à des comportements susceptibles de les faire contracter le
VIH.
38 V. BENSMANN, HIV/AIDS & Conflict, Research
in Rwanda, Burundi, and Eastern DRC, Save the Children-UK, UNICEF and
UNAIDS, May 30, 2003.
Au niveau des comportements, il faudrait aussi signaler le
phénomène qu'on appelle en économie « effet de
démonstration » ou effet d'imitation, c'est-à-dire la
propagation, dans une société, de normes de comportement à
partir d'un modèle extérieur à celle-ci. On constate
souvent que les pays sous-développés imitent les normes de
consommation et les styles de vie importés des pays
industrialisés. Aussi, certains chercheurs ont affirmé que les
changements sociaux, apportés par l'influence occidentale dans les
sociétés africaines, ont prolongé la période
d'adolescence et ont affaibli les valeurs traditionnelles et familiales en
matière de comportement sexuel, occasionnant ainsi une anomie sociale
qui favorise des comportements à hauts risques face au
SIDA39.
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