Situation clinique de Monsieur L. :
L'équipe soignante nous signale que « M.L.connu
du service est actuellement hospitalisé il est très amaigri et ne
va pas bien tant sur le plan physique : est dans une phase très
avancée de la maladie SIDA et a malgré le traitement une
chûte de ses défenses immunitaires qui entraînent une forte
asthénie que sur le plan psychologique : parle très peu, est
très « fermé »beaucoup plus qu'avant ».
Les infirmières lui ont proposé de rencontrer la
psychologue du service et il a accepté. Mme Jammet décide d'aller
le rencontrer dans le service.
M. L. accepte que j'assiste à l'entretien.
Très vite, M.L. explique qu'il ne peut plus retourner
chez lui : des voisins sont venus fouiller dans ses papiers et ont
découvert qu'il était malade du Sida . Depuis, toute la ville est
au courant, même les gendarmes et il voit bien en allant acheter son pain
que les gens le regardent différemment et que par derrière ils
parlent tous de lui. Il dit se sentir épié tant à son
domicile que dehors. Il a des acouphènes : entend des bruits de tuyaux,
des sons métalliques puis juste après entend des voix. Il
supporte de moins en moins ces bruits de tuyaux qui deviennent
signifiants...
Face aux idées délirantes et aux hallucinations
auditives du patient, nous pouvons poser l'hypothèse d'un syndrome
délirant se caractérisant selon 3 points de vue :
> Thème : Les propos sont à thème de
stigmatisation .Le patient a déplacé la stigmatisation par
rapport au Sida sur la stigmatisation de tous vis à vis de sa propre
personne. Les propos sont manifestement délirants mais ils sont
cohérents et on peut poser l'hypothèse d'un délire
paranoïaque systématisé (dans la schizophrénie, le
délire de persécution ne serait peut-être pas aussi
étendu à toutes les sphères).
> Mécanisme : Le mécanisme semble à la
fois interprétatif et intuitif
> Organisation : Le délire est
systématisé.
Il dit qu'il n'a rien à perdre qu'il sait qu'il est
condamné et qu'il est prêt à « rentrer dans le tas
».
Nous pouvons craindre de sa part un passage à l'acte et
une mise en danger d'autrui en riposte à ce qu'il perçoit comme
des actes de malveillance généralisée à son
encontre...
A aucun moment la thérapeute n'interroge ou ne
démonte son délire (en effet, dans la psychose, le patient
étant incapable de critiquer son délire, il ne pourrait supporter
que la thérapeute mette ses propos en question ...).
Les propos du patient ne mettent pas en évidence de
syndrome de désorganisation :
> Le champ du discours montre un axe thématique
précis.On ne note pas de barrage ou de néologisme
> Le champ émotionnel montre des affects en rapport
avec le discours et pas d'ambivalence dans l'expression des sentiments
> Le champ psychomoteur ne montre pas de comportement
désorganisé. Pas de maniérisme ni de
stéréotypies. Le patient n'est ni catatonique, ni
agité.
On ne note pas chez lui de signes négatifs(le manque
d'initiative dans l'action semblant plus en lien avec le contexte de
l'asthénie).
La clinique semble ainsi favoriser l'hypothèse d'un
délire paranoïaque au détriment de celle d'un syndrome
délirant schizophrénique.
La thérapeute lui signifie qu'elle comprend que ce
doit être très douloureux et difficile pour lui de se sentir
épié ainsi et dit qu'elle comprend sa difficulté à
devoir retourner chez lui dans de pareilles conditions.
Elle axe son propos sur la tension et la fatigue que tout ceci
induit chez lui.
Elle parle lentement et calmement, adoptant une posture
d'ouverture : elle se penche un peu en avant vers lui.
Elle l'interroge sur la qualité de son sommeil. Il dit
dormir plus ou moins mais être plus tranquille la nuit.
Elle lui explique que tout comme la souffrance physique est prise
en charge dans cet hôpital, il y a des lieux où la souffrance
psychique peut aussi être prise en charge.
Elle l'invite à prendre un temps pour
réfléchir à cette proposition et termine l'entretien en
lui proposant de revenir le voir dans quelques jours.
Le patient en fin d'entretien semble soulagé, il
paraît plus détendu dans sa posture et au niveau des traits de son
visage.
De retour dans le bureau de soin, elle appellera le
médecin pour lui dire son inquiétude quant à la
santé mentale de M.L.
Elle proposera de téléphoner dans un centre de
moyen séjour psychiatrique de la région dont elle connaît
le médecin psychiatre et dont elle pense qu'elle sera à
même de proposer au patient une structure de soin adaptée à
son accès de décompensation de sa pathologie mentale. Le
médecin dit qu'il souhaite garder le patient 3 semaines en
hospitalisation en médecine du fait de ses problèmes somatiques
et qu'il est tout à fait d'accord pour que la sortie de M.L. ait lieu
ensuite vers cette maison de convalescence.
De plus, dans ce cadre (suite à une hospitalisation), les
frais médicaux seront pris en charge par l'assurance maladie.
Nous apprendrons plus tard que son père est
décédé il y a environ un an.
Une dispute familiale en lien avec l'héritage de son
père l'a conduit à se fâcher avec sa mère avec
laquelle il avait vécu très longtemps.
Nous pouvons avancer l'hypothèse d'une
décompensation tout à fait paradigmatique de ce patient.Le
décès de son père l'ayant probablement renvoyé
à quelque chose de très structurel :
En effet, selon LACAN, un sujet de structure psychotique
traversera la vie sans délirer s'il ne s'approche pas des signifiants
voisins du trou laissé par la forclusion du Nom-du-Père.
Par contre, devant toute situation dans laquelle il devra
convoquer des signifiants voisins du Nom-du-Père forclos, ce sujet va se
retrouver devant un vide, une béance, avec un sentiment d'effondrement
pouvant le conduire au repli ou au délire.
C'est ce qui est arrivé au président Shreber,
lorsqu'il a été nommé à la tête du tribunal
de Dresde (FREUD,1954).Nous formons l'hypothèse que c'est ce qui arrive
aussi aujourd'hui à M.L.
Quand les signifiants se déchaînent, quand
l'imaginaire, le symbolique et le réel se dénouent, la parole se
fait délire et l'unité du corps peut éclater pour
régresser jusqu'au moment où le corps était encore
morcelé avant le stade du miroir.
Le délire et les hallucinations représentent alors
selon FREUD, une tentative de guérison, de reconstruction d'une
cohérence.